Eurasia Eastasia Océania

par CommunArt
samedi 24 mai 2014

La plupart d’entre vous, j’en suis sûr, auront reconnu dans ce titre les trois blocs protagonistes inventés par Orwell dans son "1984". Livre que non seulement on ne présente plus, mais qu’il est désormais devenu difficile d’ignorer tant la puissance prophétique de l’oeuvre semble aujourd’hui nous avoir rattrapés. C’est bien simple, on en mange à tous les repas. "1984" sert à tout, et à tous. Presse quotidienne, articles d’analyses, émissions de radio, de télévision, sociologie, géo-politique, espionnage, nouvelles technologies, génétique (bien que dans ce dernier domaine, Aldous Huxley continue de posséder une petite longueur d’avance sur Orwell, mais passons). Avouez qu’il est devenu quasiment impossible, pour un observateur doué de raison, de passer outre les analogies qui parcourent et relient notre époque à cette oeuvre (disons-le tout de même) magistrale.

Bien qu’Orwell n’ait pas été le seul à se risquer aux prophéties socio-futuristes (P.K. Dick, Arthur C.Clarke ou Robert Heinlein appartiennent eux aussi au club très fermé des auteurs de SF à qui le futur a donné raison) c’est tout naturellement à "1984" que l’on pense dès lors qu’on se risque à porter un regard médiacritique sur notre quotidien saturé d’information.

Est-ce parce que les contours de cette oeuvre épousent désormais parfaitement les frontières de notre réalité, ou bien, de façon plus personnelle, parce qu’il est malheureusement devenu impossible de ne pas se sentir prisonnier, pris au piège nous aussi du costume de Winston Smith, citoyen ordinaire broyé dans l’absurdité d’une époque qui semble avoir définitivement tourné le dos à la Raison pour la fuir, au mépris de tout humanisme, fût-il primordial ?

Commencer par digresser, cela ne se fait pas, certes mais tant pis.

Je viens de recevoir la réponse à une question que je me suis posé pendant de très longues années. Une question née aussi bien de ma méfiance vis-à-vis de l’autorité, que de la paranoïa qu’engendre naturellement un excès de livres écrits par les auteurs cités plus haut. Depuis quinze, peut-être vingt ans, devant la croissance exponentielle des moyens de communication, d’information et surtout de contrôle que représentent les media dominants, je n’ai cessé de m’interroger sur le temps effectif que demanderait, en France, une campagne de propagande menant à la guerre contre n’importe lequel des pays du Monde.

Au détour de conversations parfois tendues, même avec mes amis proches, il m’arrivait d’estimer à trois mois environ le temps nécessaire pour nettoyer en profondeur le cerveau inexistant de l’opinion publique et provoquer un réflexe conditionné général de colère, dirigée contre, au hasard... L’Italie, l’Espagne,ou plus facile, l’Allemagne.

Cette estimation se voulant la plus objective possible, elle s’accompagnait d’un mode d’emploi relativement détaillé sur les outils nécessaires à une telle propagande. Outils usés mais diablement efficaces si l’on en croit les résultats obtenus ces dernières semaines avec la terrible.. Russie ! Pardon, il fallait lire " Eurasia ".

Pourquoi écrire aujourd’hui sur ce sujet saturé de commentaires ?

Tout simplement pour rendre compte d’un terrifiant constat. Oh, pas un constat de statisticien, ni de journaliste aux ordres, pas même celui d’un analyste grassement payé pour donner son opinion. Rien de cela. Et à ceux qui croiraient encore que cette abstraction nommée "opinion publique" se mesure à coups de sondages ou d’enquêtes biaisées par le jeu des questions closes, j’affirme sans aucune prétention que le seul endroit où le petit peuple de France (de Paris en ce qui me concerne) accepte de montrer son vrai visage, c’est au bistro. Là ! J’ajoute que le choix du mot "bistro" n’est pas totalement innocent, comprenne qui voudra.

Il aura donc fallu un peu moins de trois mois, à peine une douzaine de semaines, pour qu’enfin je sois témoin de ce fameux viol collectif des consciences par l’appareil médiatique au garde-à-vous.

Témoignage.

Au comptoir point de pudeur ou de retenue. Je vis dans un quartier encore occupé par ce qui reste de la classe moyenne, ni riche ni pauvre. Cette classe hétéroclyte qui survit jour après jour sous les assauts répétés des écrans de télévision et se défend comme elle peut contre les journaux gratuits... et obligatoires.

A ce propos, aviez-vous remarqué qu’avant 98 et la coupe du Monde de football, les écrans de télé étaient quasi inexistants dans les bars ?

Souvenez-vous, c’est en Juin 98 que la plupart des cafés ont cru bon de s’équiper de gigantesques écrans plats pour retransmettre l’évènement planétaire... Puis, le football s’étant peu à peu dilué dans la liesse populaire que l’on sait, les cafetiers ont alors commis l’irréparable ; ils ont laissé le poste allumé. Certains ont choisi de matraquer leur pauvre clientèle à l’aide des chaînes d’abrutissement musical, les autres (ils sont nombreux) ayant opté pour les sinistres chaînes d’information continue. Nous étions faits !

Depuis, les organes de la pensée unique se sont multiplié en affûtant leurs outils. BFM, LCI, iTélé, France24... Autant de canaux de mauvais augure pour nous bombarder sans relâche, nous engloutir sous les décombres des faits divers, des catastrophes, des spécialistes et des experts, de la crise, des élections, des sondages et bien sûr, du terrorisme.

Mi Février - mi Mai 2014. Trois mois tout juste. Trois mois d’intense bombardement pour convaincre et lobotomiser, piliers de bar en tête, jusqu’au coeur même de cette opinion de la rue.

Il y a quelques jours le sujet est apparu, tout seul, au comptoir du Commerce, comme une fleur au printemps. Nous étions là, toujours les mêmes, à ramer dans le fond de cale de l’Océania. Il y avait Nabil, Bruno, Adama, Abder, Nicolas... Autant de grandes gueules un peu cassées mais toujours prêtes à la rigolade autour d’une petite Côte du Rhône bien fraîche (après le travail on a le droit non ?)

L’Océania menacé par le péril de l’Eurasia, le voisin si proche si loin. Hier encore inoffensif, aujourd’hui mangeur d’enfants. Tour à tour armée libératrice (face aux hordes de l’Eastasia, souvenez-vous) puis ogre des soviets, puis à nouveau ami, et enfin redevenu ennemi juré par un tour de passe-passe magistral. On était là à ne plus savoir. Le camp des bons ou des méchants, tout de suite les grands mots, des mots de guerre et de colère. Vladimir ça n’est pas de chez nous, ça n’est pas très océanien comme nom, est-ce qu’on devrait pas se méfier quand même ?

L’ennemi c’est L’Eurasia, ça a toujours été l’Eurasia. L’Océania n’a jamais été en guerre contre l’Eastasia. L’Eastasia est notre allié, depuis toujours et pour toujours.

Il y a trois mois cette petite bande émettait encore quelques doutes. Puis les doutes se sont faits plus rare, chuchotés du bout des lèvres, enfin ils n’ont plus fait aucun bruit. Hier ils avaient disparu.

Bruno m’a quand même servi à boire, et j’ai trinqué avec Abder, mais j’ai bien senti dans leurs yeux, que l’étoile rouge sur ma casquette (un souvenir de touriste rapporté de St Pétersbourg !) jetait un froid sur l’apéro. J’allais devoir choisir mon camp, et faire le bon choix sinon...

La conversation a repris. Nous qui avant-hier parlions du Mondial, du temps qui passe, des travaux sur le boulevard, voilà que de nouveaux sujets faisaient leur apparition. On parlait troupes, drônes, chars, frontières, et du "mauvais côté de l’Histoire" c’est ce qu’a dit le président (vraiment) baraqué du monde libre, c’est-à-dire le nôtre. Et c’est vrai que notre monde est libre, libre de recommander à boire. Pour oublier, un peu, que L’Eurasia (c’est ça, je me suis pas trompé ?) nous en veut, nous les gentils océaniens qui n’avons jamais rien fait de mal. En attendant la prochaine fois, s’il y en a une, quand on aura tout oublié, encore et encore...


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