Europe : le rêve brisé

par Elliot
mardi 17 mai 2016

L'Europe est son propre corps malade vieilli, un corps abandonné, pendu à son gibet qui s'observe pourrir en croyant que Paris sera toujours Paris dans une trentaine de langues différentes ( Matthias Enard in « Boussole « prix Goncourt 2015)

Assez curieusement tous les analystes – même les moins suspects d'europhilie - sont suspendus au résultat du vote qui sanctionnera la sortie ou le maintien de la Grande Bretagne dans la communauté européenne .
Comme si les concessions obtenues par Cameron n'avaient déjà pas scellé le sort d'une construction qui se délite à coups d'accommodements avec les revendications particulières des uns et des autres lancés dans une surenchère mortifère.

Mon propos n'est évidemment pas de juger de la pertinence des aspirations à un retour décisionnel vers l'échelle nationale : j'ai perdu assez vite mes illusions sur le rêve européen et ma conviction est faite .

Il est normal que l'Europe de la finance et des marchands en dénaturant les postulats de départ ( ou du moins les déclarations d'intentions qui, comme chacun sait, sont souvent fort éloignées des intentions cachées ) se heurte à l'opposition résolue de certaines couches populaires.

Il y a ceux, relativement peu nombreux, qui profitent du détournement de l'idéal européen.
Il y en a d'autres plus nombreux, la majorité silencieuse, celle qui croit ou affecte de croire aux effets d'annonce, ceux qui ne récoltent au mieux que les miettes de la table des nantis mais qui, bons chiens de garde ou fatalistes impénitents, s'en satisfont.
Il y a la masse de ceux qui souffrent ( davantage de l'économie mondialisée que de l'Europe en soi )et entendent le faire savoir et qui, jugeant l'arbre à ses fruits, ne manifestent plus un enthousiasme fou pour honorer la représentation institutionnelle d'un insupportable gâchis.

Il y a enfin ceux qui, vestiges d'un nationalisme désuet, s'approprient volontiers le sentiment patriotique et rêvent d'inverser totalement le sens de l'histoire comme si c'était possible.

 

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 Cameron, physique d'acteur de la Royal Academy of Dramatic Art, négociateur retors comme il sied à un représentant d'Albion la perfide, a très vite compris tout les avantages qu'il pouvait extorquer à ses vis-à-vis eurocrates paniqués à la perspective de voir s'écrouler définitivement l'ectoplasme institutionnel dont ils ont la charge et qui leur procurent accessoirement de plantureuses prébendes ).

Réduits au combat d'arrière-garde, les Eurocrates préfèrent rencontrer les revendications des Eurosceptiques anglais – avant de baisser pavillon devant les Polonais - en vidant les traités de leur substance plutôt que d'admettre leur échec et ils participent ainsi au travail de cette sape qu'ils prétendent combattre.
Cameron a donc déjà obtenu que son pays soit exonéré de toute une série d'obligations.

En toute objectivité on doit noter qu'il a récupéré quelques pans de souveraineté dont ses prédécesseurs avaient consenti – dans leur grande mansuétude calculée - à se défaire.

Si le Brexit échoue, la Grande-Bretagne restera formellement en Europe tout en étant foncièrement détachée et elle cumulera l'avantage de faire chez elle ce qu'elle considère bon tout en gardant un œil pour contrôler le fonctionnement de l'Union dans tout ce qui pourrait heurter leur bonne convenance.

On pourrait donc presque dire que le vote pour le Brexit n'a en fait plus guère qu'une valeur relative - symbolique ? - mais on sait aussi que les peuples ne vivent pas seulement de pain et qu'il arriva maintes fois dans l'histoire qu'une grande importance fût apportée au symbole transformé en mystique nationale, ce qui laisse toutes ses chances à un verdict de sortie sans appel.

Bien que les sondages auraient plutôt tendance à grossir les rangs de la peur, le pire n'est donc jamais sûr et, trois quarts de siècle après l'héroïque résistance du peuple anglais contre les Nazis, il n'est pas exclu que la fière Albion redresse la tête, avec la victoire des principes sur la chienlit représentée jusqu'à la caricature par les tristes palinodies des funambules bruxellois.

 

Passons d'une extrémité de l'Europe à l'autre...

Mettons d'emblée les points sur les i , je n'ai aucune sympathie pour l'énigmatique président turc Erdogan mais le bien nommé sultan fait preuve lors des rencontres internationales d'une suffisance que rien ne justifie et surtout pas l'avenir désastreux qu'il prépare pour son peuple mis au service de ses ambitions personnelles, en l'occurrence des prétentions qui dépassent de loin le champ de ses capacités réelles.

Il se voit pacha tout puissant, il n'est qu'un médiocre vizir au service d'une puissance étrangère toujours qualifiée de première du monde, une marionnette dont on détend parfois les fils pour lui donner l'illusion de l'autonomie mais qui reste l'homme lige de l'oligarchie mondiale au Moyen-Orient.
Et encore est-il contraint de partager la fonction avec un Israël en pole position.

Il a le droit de l'ouvrir avec modération mais il reste en stand-by avant d'être appelé à fournir de la chair à canon pour sauvegarder les intérêts des ploutocrates dont les appétits ne répugnent pas à s'assouvir sur les ruines de la dignité humaine : les nouveaux esclavagistes veulent seulement remplacer les chaînes qui oppriment les peuples et ils ont trouvé la bonne formule dont la Syrie fait l'expérience et qui consiste à asservir au nom des droits de l'homme.

A l'occasion des révolutions arabes il a feint pouvoir ressusciter l'empire ottoman, il n'aura réussi à force de maladresses qu'à se mettre à dos les masses arabes.
Jupiter rend fou ceux qu'il veut perdre et qu'en l'occurrence Jupiter soit Allah ne change rien à la chose.

 

Qu'Erdogan soit comme Cameron un personnage retors n'est donc pas en soi une surprise : en Turquie comme ailleurs en Europe ou dans le monde, on n'accède pas à une position de pouvoir sans une formidable aptitude à la duplicité.
C'est donc enfoncer un peu facilement une porte ouverte que de livrer en pâture celui qui a réussi dans ses œuvres. Transformer en loup garou quelqu'un qui n'est au mieux qu'un épouvantail à moineaux en dit plus long sur la perplexité des commentateurs ou leur capacité à créer des leurres que de vaines exégèses.

On a finalement les croquemitaines qu'on peut et il est piquant de constater que des souverainistes ( une ambition au demeurant très estimable que je partage ) qui n'ont que défiance voire mépris pour le fragile échafaudage européen, cette architecture branlante qui n'a même plus de beaux restes, se passionnent sur le sujet de l'entrée hypothétique de la Turquie au prétexte qu'elle viendrait fragiliser une construction dont ils ne veulent pas ou plus.
Un peu comme s'ils voulaient garder le privilège de la destruction : on ne peut imaginer comportement plus inconséquent qui consiste à rejeter ce qui va dans le sens de ses souhaits.

 

En conclusion, il faut avoir de sacrées œillères pour encore imaginer l'Europe avec les couleurs de la nostalgie avec lesquelles elle fut vendue .

Entre la représentation qui en fut donnée au public et les motivations réelles de ses concepteurs, il y eut toujours un gouffre dans lequel se nichaient les arrière-pensées mercantiles, exactement les mêmes qu'aujourd'hui, sauf qu'aujourd'hui le triomphe du néo-libéralisme mondialisé autorise leur expression sans ambages.

 

Alors ne nous faisons aucune illusion, la Turquie appartient déjà à la zone de libre-échange européenne sans en supporter des inconvénients dont s'affranchissent en fait beaucoup des nouveaux pays à qui l'Europe a déroulé le tapis rouge et qui veulent bien pomper des ressources mais rechignent aux devoirs.

En fait, Erdogan a intérêt à ce que l'on multiplie les chicanes sur le chemin de l'adhésion et Dieu sait, si depuis le temps – quelques dizaines d'années - où la Turquie - alors farouchement laïque - a fait acte de candidature, elles se sont multipliées à l'envi.
En fait à chaque fois qu'il abat une difficulté, il en tire gloire auprès des Turcs naïfs qui sont sans doute les derniers à croire encore à l'avenir européen.

 

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Car partout ailleurs la croyance en l'Europe n'est plus qu'une mélopée de moins en moins bien partagée que psalmodient de doux rêveurs pour se donner du courage.

Il n'est même pas sûr que ceux qui propagent l'illusion aient encore conscience du grand malentendu entre attentes et réalités tant ils mettent de la conviction à poursuivre leur chimère : ils ont quand même réussi à persuader une partie de l'opinion que non seulement l'Europe est un horizon mais encore que c'est un destin auquel il est impossible d'échapper.
Preuve de cet accablement, les malheureux Grecs se sentent pris dans une nasse, ils vont boire le calice de la dépendance mortifère jusqu'à la lie et n'ont même plus le ressort d'imaginer une sortie de crise : sans sursaut de leur part, le mieux qu'ils aient à espérer reste une libération conditionnelle laissée à la discrétion des bourreaux.

 

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Dans un autre ordre d'idées, on peut comprendre que certains considèrent l'accord sur les réfugiés avec la Turquie comme marqué au sceau de l'indignité mais la réalpolitik fait litière des considérations morales : depuis le temps le contraire se saurait.

Bien qu'il vaille mieux être soi-même vertueux pour prêcher la vertu, il y a des donneurs de leçons même chez les dirigeants de nations qui marchandent leurs productions manufacturières et industrielles avec un certain nombre de pays qui ne le cèdent en rien à la Turquie dans le domaine des droits de l'homme, qui portent même la répression à des niveaux qu'un bon diplomate ne saurait voir : ils se désolent de la marche du monde mais participent volontiers à sa claudication.

 


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