Eyal Sivan : « Israel est une ethnocratie »

par Frank Barat
lundi 7 octobre 2013

Une semaine avant la sortie de son film "Etat Commun ; conversation potentielle", le réalisateur Eyal Sivan parle à Frank Barat, du "Le Mur a Des Oreilles".

Retrouver "Le Mur a des Oreilles ; conversations pour la Palestine" sur facebook ici.

LMaDO : Bonsoir Eyal, on est au café Monk pour la première du Café Palestine qui commence à 19h ce soir, et je voulais te parler un petit quart d’heure de ton film “Etat Commun – Conversation Potentielle” qui sort le 9 octobre en France.

ES : Il sort le 9 octobre en France. Pour l’instant, il n’y a pas de distributeur européen mais il existe, dans le livre, co-écrit avec Eriz Hazan “Un Etat Commun - Entre le Jourdain et la mer”, un DVD du film. J’espère que ça va être le début du tournée européenne... mondiale, qui sait !

 

LMaDO : Je voulais commencer par te poser une question sur le titre. Ce titre, je le trouve très bon, déjà parce qu’on parle d’un Etat commun et pas d’un État unique. La plupart du temps, quand on parle d’une solution, on parle d’un État bi-national, un État unique, deux États… Un État commun, on n’entend jamais vraiment ça.

Et puis le sous-titre, “Conversation Potentielle”, ça veut dire que potentiellement, elle peut ne pas avoir lieu. Est-ce que tu peux me dire comment ce titre est venu, comment vous l’avez choisi ?

ES : Le titre, “Etat Commun”, est justement venu à partir d’une opposition à la tentative de trouver une solution. Tu le sais comme moi, on parle d’une solution à deux États, d’une solution à un État, d’une solution bi-nationale. On a essayé de poser un principe : parlons d’un Etat qui sera commun. Sa forme étatique est a revoir : État bi-nationaliste, État démocratique, Etat laïque, État unique… nous verrons.

D’abord, essayons de réfléchir à cette notion de « commun », qui est liée à l’opposition, très intéressante en français, entre deux mots qu’on confond qui sont « partition » et « partage ». Aujourd’hui, la majorité des solutions, ou la solution consensuelle, c’est une solution de partition. Le mot commun nous appelle à réfléchir à un partage qui est le contraire d’une partition. Le partage c’est la façon dont on partage un repas, un espace, le commun insinue une égalité. Donc, l’Etat commun n’est pas là pour poser une solution mais pour poser un cadre. Les communs, qui sont aussi issus de communautés, nous rappellent, pour ceux aussi que ça n’effraie pas, le communisme – non pas au sens étatique mais le communisme comme un moyen vers une égalité des communs. Le commun nous a paru beaucoup plus juste que le “one State solution”, l’Etat unique.

Pourquoi « Conversation Potentielle » ? Parce que le film met en scène une conversation qui n’est pas une vraie conversation. Ce sont des interviews individuelles que j’ai effectuées à la fois avec des Palestiniens et des Israéliens autour de mêmes thèmes, et le montage a créé une conversation entre eux. Le mot “potentielle” n’insinue pas que cette conversation n'aura pas lieu, c’est une proposition comme mode de conversation. Ce n’est pas un débat, c’est une conversation basée sur une condition : quand un des intervenants parle, l’autre écoute.

C’est la mise en scène d’un mode de ce qui doit être une conversation sur le commun.

 

LMaDO : C’est intéressant parce qu’en ce moment, si on prend BDS comme dogme et quand on parle de conversations entre Israéliens et Palestiniens, on arrive très vite à ce thème, qui est assez nouveau, de normalisation : Est-ce que c’est de la normalisation ? Tu parlais d'un besoin de base dans une conversation, qu'il fallait que quelqu’un écoute l’autre. À quel moment cette conversation entre Israéliens et Palestiniens devient de la normalisation et à quel moment peut-elle participer à un futur commun ?

ES : La question de la normalisation et la question de BDS ne m’effraient pas. Je suis un adepte farouche du mouvement. Je crois que notre mode d’action aujourd’hui doit être à travers la perspective BDS.

D’abord, parce que les Palestiniens nous ont appelés à ce mode de solidarité. Et puis, parce que c’est un mouvement menée par la voix palestinienne. Il est temps que nous, Israéliens qui nous voyons comme progressistes, suivions et acceptions un mouvement dirigé par des Palestiniens. C’est déjà un bon exercice.

Pour ce qui est de la normalisation : la normalisation est le moment où on instaure une égalité dans une situation où il n’y en a pas. Elle est aussi la tentative de mettre sur un pied d'égalité une voix Palestinienne et une voix Israélienne. Ça n’est pas le cas du film. La conversation potentielle est ici une conversation autour d’un accord qui existe déjà entre les différents participants, qui est la réflexion commune sur un futur commun. Ce n’est pas un débat entre des idées opposées. Bien sûr, il y a des oppositions à l’intérieur du film, mais les oppositions ne sont pas des oppositions Israéliennes-Palestiniennes. Parfois, c’est une opposition entre Palestiniens. Il n’y a pas de normalisation, au contraire il y a une tentative de dénormaliser quelque chose. C’est créer un mode, un combat, une lutte. Il ne faut pas avoir peur du mot lutte, une lutte commune, comme une lutte commune pour l’émancipation palestinienne, une lutte commune sur le BDS. La lutte commune contre la colonisation n’est jamais une normalisation parce que c’est une lutte pour créer les conditions d'égalité. C'est pour ça que je suis parmi ceux qui considèrent que la fin de l'occupation, une lutte qu'il faut mener, n'est pas du tout la fin du conflit. C'est la condition pour pouvoir commencer à parler d'une fin du conflit.

 

LMADO : As-tu eu l'occasion de montrer ce film en Israël/Palestine ?

ES : Non, pas vraiment. Le film a été montré lors d'une première projection en Israël, où les participants du film étaient invités. Il a été montré dans les territoires occupés de 67, une fois, mais je me suis heurté très vite à l'impossibilité de distribuer ce film en Israël, puisque il prend complètement à l'envers la proposition qui est aujourd'hui sur la table : le mode consensuel de réflexion. Il pose les problèmes autrement et considère ce que certains voient comme une solution comme un problème : l'idée même de partition.

 

LMADO : Il y a eu beaucoup de débats organisés autour du livre et du film avec Eric Hazan, des éditions La Fabrique. As-tu participé à ces débats ? Comment se sont-ils passés ?

ES : La surprise, d'abord, la surprise de beaucoup de gens, comme à Oslo récemment par exemple, où je participais à la conference “20 ans d'Oslo” à laquelle participaient pas mal de nos amis militants, leaders et autres. La grande surprise fut la différence totale de mode d'expression entre les Israéliens et les Palestiniens. C'est à dire arriver à raisonner autrement, pas dans la plainte, dans la victimisation, dans l'accusation mais dans un effort commun de réflexion. C'est l'intelligence du film. Un élément qui a beaucoup surpris est le fait de considérer que la question d'un État unique n'est pas hypothétique, c'est la réalite. Il y a déjà un État unique, non démocratique, un État d'apartheid, un État unique de ségrégation. La vraie question à se poser n'est pas comment transformer l'État unique en deux États. La question est comment rendre cet État unique injuste un État égalitaire.

 

LMADO : Aujourd'hui la court suprême Israélienne a rejeté une pétition d'un citoyen Israélien juif qui demandait que la nationalité dans son passeport ne soit plus “juif” mais “Israélien”. C'est donc maintenant dans la loi, il n'y a pas de nationalité israélienne. Il y a deux nationalités : juive et arabe. Que penses-tu de cette question ? Pourquoi n'existe-t-il pas de nationalité israélienne ?

ES : Il n'y a pas de nationalité israélienne car Israël n'est pas un État-nation. C'est un État ethnocratique. C'est une ethnocratie. Ce n'est pas un État de citoyens. C'est un État de privilège à une certaine communauté. Je préfère d'ailleurs ce mot à « peuple » ou « groupe social ». Il ne peut donc pas y avoir une identité nationale israélienne car celle-ci dépasse les privilèges des juifs. Il y a eu une nation sud-africaine qui est arrivée à la fin de l'apartheid. C'est l'abolition de l'apartheid qui a permis la naissance de cette nation. Avant il y avait un État blanc avec une majorité noire. C'était la république d'apartheid d'Afrique du Sud. Ce n'était pas la nation sud-africaine.

 

LMADO : Pour tes positions d'Israélien anti-sioniste tu as eu beaucoup de problèmes. Tu habites en France où on a quasiment plus de problèmes si l'on est anti-sioniste qu'en Israël. Est-ce que la situation, depuis l'affaire Finkelkraut, s'est calmée ?

ES : Non, ça ne s'est pas calmé. Le combat a été gagné par les portes-voix du sionisme en France car ils ont réussi à imposer une auto-censure. Pas une censure sur les autres. Aujourd'hui des journalistes et intellectuels français ont peur de prendre position sur la question israélo-palestinienne à cause des campagnes de terreur intellectuelle qui ont été menées pendant des années. Moi, sur le plan personnel, je suis revenu en France après un exil en Angleterre, j'ai fait un peu comme la résistance française. Je suis revenu pour des raisons familiales mais je n'ai plus aucune activité professionnelle en France. C'est peut-être le seul pays européen dans lequel je n'enseigne pas. J'enseigne partout en Europe, je suis invité partout, sauf en France. Je n'ai plus aucune existence publique en France et, d'une certaine manière, la sortie du film en France est un certain retour. Je ne sais pas ce qui va se passer mais je pense qu'ils ont compris, les représentants du sionisme en France – qui, il faut insister là-dessus, sont bien plus nombreux que la toute petite communauté juive de France – qu'il ne faut pas réagir comme ils ont fait dans les années 2000 où ils attaquaient tout le monde en permanence. Maintenant c'est l'ignorance qui domine. Je vois, à une semaine de la sortie du film en salle, aucune demande d'interview en France, très peu de journalistes aux projections de presse. Je pense que la France est un pays gagné par le sionisme, non pas pour des raisons israélo-palestiniennes, mais pour des raisons franco-françaises, qui sont le gros problème qu'a la France avec son propre passé colonial.

 

Transcrit : LMaDO

 


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