Fabrice Luchini, l’autodidacte, dans un triste numéro de potache

par Paul Villach
lundi 21 février 2011

Fabrice Luchini « a la carte », disait de lui Philippe Noiret (1). Les médias lui ouvrent volontiers, et plus souvent qu’à son tour, leur tribune à chacune de ses prestations. France Inter lui a réservé ainsi 13 minutes, dimanche matin, 13 février 2011, à la fin de son émission matinale, « le 7/9 ». L’animatrice, Patricia Martin, lui a servi la soupe et même tenu la cuiller au sujet du dernier film où il joue, « Les femmes du 6ème étage  » de Philippe Legay (2) .

Un numéro de clown passant du coq à l’âne

Comme à son habitude, Luchini a offert le numéro de clown qu’il affectionne : il enfle la voix jusqu’à la vocifération puis la baisse aussitôt au niveau du murmure, accélérant tantôt le débit tantôt décélérant pour marteler des platitudes comme des aphorismes profonds et faire claquer des paradoxes qui sous des apparences triviales comme celles des géodes recèlent en leur coeur les cristaux lumineux de vérités insoupçonnées.
 
Ainsi a-t-on appris pêle-mêle, en passant du coq à l’âne, qu’avec ce film nouveau, « le spectateur jouit de la manière dont le personnage est animé et devient vivant.  », que « le rôle principal (est tenu par) l’Espagne », que le film de Dany Boon « Bienvenu chez les Ch’tis !  » est « un film de sémiologue  » à la Roland Barthes, qu’ « on adore être amoureux, parce qu’on est au-delà des mots, (qu’) on est dans la sensation, (qu’) on est dans l’état physique de la vie  », que le film « a réussi à capter cette puissance des femmes espagnoles et cette pénétration des femmes  » (sic !) , qu’il « secrète un charme tout à fait inexplicable (…) qui opère, et qui est tel qu’on ne sait pas où est ce charme.  », que la jeune fille dont son personnage tombe amoureux est à tomber, « vu comme elle est gaulée, (avec) un 95 C conséquent mais pas déprimant (qui) s’appelle le 95 C enthousiaste  », que « Céline a dit deux choses fondamentales, (qu’) enfin il en a dit des milliers, des choses immondes et des choses poétiquement exceptionnelles  », que « c’est un immense génie de la littérature », que « dans le film de Leguay, on est réconcilié (…), (que) c’est l’amour, (qu’) on (y ) voit que l’amour  », que Michel Bouquet lui a dit que «  quand (il aura) enlevé toute excentricité, (il sera) vraiment un grand acteur » - ce n’est pas encore pour aujourd’hui !- , que « le but d’un acteur c’est d’être humain totalement humain  », qu’enfin « l’Île de Ré est un des grands endroits de la Gauche révolutionnaire, (qu’) y a pas une maison à moins de 4 millions d’euros », et qu’en cas de « Front de Gauche  » au pouvoir, « (il partira) en Afrique orientale. »
 
L’autodidacte Luchini singeant pitoyablement le potache scolastique
 
L’originalité de ce numéro de 13 minutes d’interview est cependant dans la capacité de mimétisme dont fait preuve Luchini. Lui, l’autodidacte ancien coiffeur, ne trouve rien de mieux à faire que de singer le discours du plus triste potache scolastique, reconnaissable à la manie de la citation et de la compilation des saillies proférées par les grands maîtres.
 
Le savoir du potache n’est, en effet, qu’ « une sublime et continue récapitulation  », selon le mot du moine fou Jorge dans « Le nom de la Rose  » d’Umberto Eco/Jean-Jacques Annaud. Un beau spécimen est l’inénarrable et délicieux « philosophe scolaire » Raphaël Enthoven qui de sa voie doucereuse dans l’essoufflement de l’enthousiasme feint, officie sur France Culture entre 10 et 11 heures pendant la semaine. Il n’est pas de banalité qui ne doive être signée d’un auteur pour lui donner vigueur : par exemple, « demain, il fera jour », comme disait Hegel ou Tartempion !
 
L’argument d’autorité brandi par le potache
 
Cette manie de la citation inutile dont est affligé le potache, s’explique par trois raisons.
1- La première est un réflexe que son éducation lui a inculqué : la soumission aveugle à l’autorité. Nourri des classiques, des maîtres et des philosophes comme les religieux des prophètes et de leurs commentateurs, il a appris à les associer à tout bout de champ et à tous sujets sur lesquels ils ont obligatoirement émis des paroles définitives. Le savoir consiste à les exhumer et à les répéter. La citation ne se discute que pour en extraire « la substantifique moelle » et clore le débat comme toute parole sacrée devant laquelle on s’incline.
 
2- La seconde raison de la manie de citation est l’acte public d’une allégeance qu’elle signale. Le potache manifeste chaque fois sa révérence en faisant référence aux maîtres qui imprègnent sa pensée, la guident et la modèlent.
 
3- La troisième raison est l’émission d’un signal de reconnaissance sociale dans deux directions :
- adressé par l’intéressé à ses pairs, ce signal leur permet de repérer l’un des leurs dans la foule comme membre de leur communauté honorant les mêmes maîtres ;
- reçu par les profanes, il leur désigne un savoir ignoré d’eux pour les remplir de la crainte révérencielle qu’inspire l’autorité.
 
Il est navrant qu’un autodidacte comme Luchini ne trouve rien de mieux à faire que d’emprunter les ornières des potaches scolastiques. Il sait pourtant s’en éloigner par des jugements pertinents quand il dénonce la démagogie de l’ouvriérisme dont il dénonce avec justesse « la compassion ignoble et abjecte  » dans la représentation du « pauvre », citant comme exemples les films de Guédiguian où « les pauvres ont toutes les vertus et les riches sont des ignominies incarnées » alors que, comme l’a montré Céline, « les pauvres étaient aussi ignobles que les riches. »
 
13 auteurs cités par Luchini en 13 minutes
 
Mais sans doute est-ce le rêve suprême de l’autodidacte que de rejoindre les rangs des potaches dont pour des raisons diverses il a été exclu au cours de sa formation initiale : il aspire à être reconnu par la clientèle bêlante qui représente pour lui la référence suprême du savoir. En 13 minutes, Luchini a ainsi eu recours à 13 auteurs : Deleuze, Stendhal, Barthes, Céline à plusieurs reprises, Nietzsche par deux fois, La Fontaine, Abel Gance, Élie Faure, Louis Guilloux, Julien Gracq, Oscar Wilde, Freud et Lévinas, auxquels il faut ajouter Benoît Jacquot et Michel Bouquet !
 
Cet étalage d’autorités sert-il au moins à éclairer sa pensée ? Rien n’est moins sûr ! Qu’on en juge !
 
1- Des platitudes homologuées
Du lustre est surtout donné facilement à des platitudes :
- Le personnage joué par Luchini est ainsi « animé par (ce que) le grand Gilles Deleuze appelait cet agencement, c’est-à-dire l’état amoureux » ! À ne pas confondre avec « une idée de l’état amoureux à la Stendhal, la cristallisation  », lumineuse analyse de l’amour qui mériterait explication mais dont Luchini ne dit mot !
- On a déjà dit plus haut que selon lui, le succès rencontré par « Bienvenue chez les Ch’tis !  » - « personne n’(y) a réfléchi  » selon lui - est dû au fait que Dany Boon « a fait un film à la Roland Barthes, un film de sémiologue  » !
- Nietzsche est réquisitionné pour justifier le comique du film « Les femmes du 6ème  étage », car il a prononcé « une phrase magnifique  » : « On ne tue pas par la colère mais on peut tuer par le rire ». Quitte à citer, autant choisir la meilleure citation ! Molière n’aurait-il pas été plus pertinent sur le sujet avec sa préface de « Tartuffe  » de 1669 : « C’est une grande atteinte aux vices, a-t-écrit, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément les répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule. »
- Oscar Wilde est retenu pour une autre saillie : « Être un couple, c’est ne faire qu’un, mais lequel ? ».
- Enfin Freud et Lévinas se voient emprunter chacun une simple formule pour parler de l’amour : « ce sentiment océanique », dit le premier, « le miracle  », dit le second.
 
2- Des amphigouris masqués
L’auteur adulé est, d’autre part, recherché pour ses définitions plus ou moins absconses et hasardeuses qui confèrent une profondeur de pensée chez celui qui le cite. Céline que Luchini tient pour un génie, est sollicité par deux fois :
- il adore sa définition de la dépression nerveuse, d’autant que Julien Gracq la lui enviait : « C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie  ».
- De même, celle du cinéma serait, selon Luchini, aussi heureuse puisqu’elle aurait enchanté Abel Gance : « Il faisait dans ce cinéma bon, doux et chaud de volumineuses orgues tout à fait tendres comme dans une basilique mais alors qui serait chauffée, des orgues comme des cuisses. On plonge en plein dans le pardon tiède. On aurait pu qu’à se laisser aller pour penser que le monde peut-être venait enfin de se convertir à l’indulgence. On y était soi presque déjà. Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. C’est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans. Il reste dedans une grande place trouble pour les rêves, pour les pauvres et pour les morts, Il faut s’en gaver de rêves très rapidement, etc. »
 
« C’est sublime !  » trépigne Luchini dans un cri aigu de fille chatouillée comme ça lui arrive. Comprenne qui pourra ! Entarté par ce galimatias, l’auditeur a le choix entre l’extase et le haussement d’épaules !
 
 
On est souvent déçu quand un acteur, dépouillé des rôles des autres, joue le sien avec ses propres mots. Il ne peut se maintenir à la hauteur des personnages auxquels on le confond à tort. On tombe de haut. Fabrice Luchini a cru trouver une recette : il aime jouer le potache avec, proférées à tort et à travers, des citations de maîtres comme autant de révérences envers eux et de preuves enfantines de sa culture données à son public. Mais éblouit-il plus qu’un chien savant dressé sur ses pattes arrière et sautillant pour faire le danseur ? On le préfère de beaucoup dans l’interprétation d'un rôle d'illuminé comme celui de Serge, l’un des trois amis de la pièce « Art » de Yasmina Réza, qui les voit s’entredéchirer après son achat extravagant d’une œuvre d’art contemporain, une toile blanche qu’il a payée vingt briques ! Paul Villach
 
(1) Philippe Noiret disait, en reprenant une formule de Jean-Pierre Marielle, que comme quelques autres, « Luchini avait la carte  » : «  Il y a un petit comité, un jury clandestin, une coupole mafieuse composée de gens influents des médias, du Monde, de Télérama, de Libération et deux ou trois outsiders, qui distribuent des cartes, dorées ou pas, assurant aux porteurs que quoi qu'ils fassent, pour leur plus petit pet, il y aurait de l'écho. Le coup de projecteur sera là ».
 
(2) Extraits de l'interview de Fabrice Luchini par Patricia Martin, diffusé dans le "7/9" de France Inter, dimanche 13 février 2011.
« Patricia Martin .- (…) Ce personnage de Jean-Louis Aubert que vous interprétez, il est très attachant. C’est quelqu’un de complexe, de nuancé, qui est à la fois un grand bourgeois avec des principes et des codes. Mais c’est aussi quelqu’un de très poreux qui se laisse au fond atteindre par les autres. Ça va même transformer sa vie.
 
- Fabrice Luchini.- C’est le cadeau de Leguay. Je n’avais pas du tout réalisé ce cadeau-là. Je faisais ça. J’avais pas bien lu le scénario. Alors, quand j’ai vu le film, il est mort et il vit après, c’est-à-dire que c’est un homme inanimé qui va devenir animé. Animé par quoi ? Parce que le grand Gilles Deleuze appelait cet agencement, c’est-à-dire l’état amoureux, on a une idée de l’état amoureux à la Stendhal, la cristallisation, mais non ! Là Deleuze dit : on tombe amoureux d’un ensemble, d’un agencement. Et là le film, il filme la joie, la drôlerie, l’efficacité d’un homme qui est éteint et qui va être amoureux non pas d’une nana, mais, là, la spécificité, la drôlerie, c’est que on va assister – sinon ça n’aurait aucun intérêt, un rôle - , ce qui est bon c’est que le spectateur jouit de la manière dont le personnage est animé et devient vivant.
 
- PM.- Ces femmes, ces bonnes espagnoles, elles sont incroyablement attirantes, elles sont justes, elles sont dans la justesse de la vie.
 
- F. L. .- Oui, ça aurait pu être totalement démago : c’est-à-dire les riches sont ignobles, ça, c’est Libé tous les jours, ils ont raison, ou alors les femmes pauvres sont merveilleuses, c’est le cinéma de Guédiguian , le cinéma didactique ouvriériste. Alors. C’est pas faux ! Mais là l’importance d’un Céline dans « Un voyage au bout de la nuit », c’est qu’il a montré que les pauvres étaient aussi ignobles que les riches. Évidemment on ne va pas parler du « Voyage au bout de la nuit » par rapport à un film. En tout cas y a une chose, c’est qu’effectivement la puissance de vitalité de ces Espagnoles, parce que qu’est-ce que c’est le rôle principal, c’est l’Espagne ! Pourquoi c’est somptueux, ce film ? parce que c’est l’Espagne. Pourquoi Dany Boon fait 20 millions ? Personne n’a réfléchi. Il a fait 20 millions parce qu’il a fait un film à la Roland Barthes, il a fait un film de sémiologue. Tu crois qu’il est sémiologue, Dany Boon ? Je sais pas s’il a lu Roland Barthes, il l’a peut-être lu. Mais qu’est-ce qu’il y a d’étonnant dans l’histoire du Dany Boon, là bas, le premier film des Ch’tis, c’est qu’il y a une identité de langue. Eh bien là, qu’est-ce que met en scène Leguay ? C’est l’éternité du sentiment qui n’a plus de mots puisqu’on personnage ne parle quasiment plus à la fin tellement il est animé par la vie. Pourquoi on adore être amoureux, parce qu’on est au-delà des mots, on est dans la sensation, on est dans l’état physique de la vie. Voilà pourquoi le film de Leguay, je ne sais pas comment il s’est débrouillé, mais il a réussi à capter cette puissance des femmes espagnoles et cette pénétration des femmes. Alors après on peut dire qu’il est amoureux de toutes les femmes, là-haut au 6ème étage. Moi, j’ai adoré quand il arrive, il se lave les dents au 6ème étage et que les bonnes femmes le regardent. On dirait un espèce d’adaptation d’un Knout Absoun ( ?), un mec à côté du réel. Et elles veulent pas du tout qu’il reste au 6ème. C’est là où le film échappe à la démagogie, c’est qu’ elles, elles veulent pas, elles disent : vous êtes un riche, cassez-vous ! Sinon, on serait tombé dans l’éternel bon sentiment un peu ringard qui est peut-être très bien. Mais en tout cas là le film, il secrète un charme tout à fait inexplicable. Il est très efficace. 
 
- P. M. - Et lui, il porte sur ces femmes un regard émerveillé, le regard d’une première fois, comme un enfant, et ça, je trouve que vous le jouez très bien.
 
- F.L. .- Parce que c’est la mort avant elles. Parce que c’est assez beau, sans le faire exprès, de dire, et c’est ça une vrai critique de la société du système : faut pas attaquer moralement les gens qui veulent beaucoup d’argent, faut les attaquer à l’intérieur de l’impasse dans laquelle ils vivent. Et le film de Leguay filme l’impasse du plein de pognon, il filme l’impasse de la mort de la bourgeoisie et il filme sans aucune démagogie la puissance de vie des gens modestes qui vivent au 6ème étage sans chiottes, et tout ça. Et je le dis, sans aucune compassion ignoble comme font souvent les films ouvriéristes, c’est-à-dire une espèce de compassion vers le pauvre, un pittoresque du pauvre qui est souvent abject. Là, c’est pas le cas, c’est pas le cas du tout.
 
- P. M..- Il y a même une grande fierté…
 
- F. L. .- Y a une fierté, il y a un orgueil, c’est des Espagnoles et elles sont vivantes. Il y a des stars, y a Carmen Maura, et puis y a la plus belle fille que j’ai jamais vue depuis longtemps, cette jeune fille dont je tombe totalement amoureux, vu qu’on la voit nue à un moment, et on tombe un peu dans les pommes, vu comment elle est gaulée : 95 C, c’est à tomber…
 
- P. M. .- Oh ça, je ne sais pas comment vous avez fait pour le savoir : elle est de dos
 
- F. L. .- Mais j’ai vu ses seins, on voit ses seins, à un moment. Elle a un 95 C conséquent mais pas déprimant. Ça s’appelle le 95 C enthousiaste. C’est un film drôle, parce que la vraie guerre c’est le rire, la phrase magnifique de Nietzsche : « On ne tue pas par la colère mais on peut tuer par le rire » . C’est ça qui est sublime. Y a de la sensibilité. Mais ce n’est pas du tout un film de petites impressions charmantes. Il opère, le charme.
 
(Citation du film sur les œufs coque… « Un œuf trop dur ou pas assez cuit, et la journée est fichue ! Vous comprenez ?
- Ah ! En Espagne aussi, on a la superstition ! » )
 
- P. M. .- Carmen Maura, précisément que vous venez de citer, Fabrice Luchini, a dit de vous qu’avec vous le Français devient une musique. Parce qu’il faut dire que beaucoup de ces comédiennes espagnoles ne parlaient même pas un mot de Français.
 
- F. L. .- C’est ça qui est merveilleux. C’est que moi je trouvais leur musique démente et elles ne comprenaient rien à ce qu’elles disaient et moi je ne comprenais rien à ce qu’elles disaient. Et c’était pas du tout un film ethnologue, tu sais genre on veut montrer l’émigration, très film sérieux aimé par France Inter. Mais on est dans un film où en toile de fond, y a cette histoire d’exploitation épouvantable des gens, mais heureusement, Dieu soit loué, c’est pas un film marxiste, dans le sens, c’est pas un film didactique, stalinien.
 
- P.M. .- Tout-à-l’heure vous disiez qu’il y avait peut-être, j’ai cru comprendre, des correspondances entre ce film et « Le voyage au bout de la nuit » ?
 
- F.L. . Alors la correspondance, c’est que c’est Leguay qui m’a donné envie de faire le deuxième Céline, parce que dans « Le voyage au bout de la nuit », y a la plus belle définition du cinéma. Et le film de Leguay rentre un tout petit peu dans cette définition. Vous savez, c’est en 1932, Céline finit son « voyage au bout de la nuit », il est aux Etats-Unis, et il va faire une définition que Abel Gance mettra en exergue, et Élie Faure et beaucoup de grands intellectuels ont dit : on n’a jamais parlé… Céline a dit deux choses fondamentales. Enfin il en a dit des milliers, des choses immondes et des choses poétiquement exceptionnelles. Donc tout le problème de l’abjection de Céline, c’est trop long à expliquer, c’est un grand écrivain, il est plus grand que Louis Guilloux, c’est immense, l’œuvre, je parle surtout de la première avant la guerre, elle est absolument fondatrice de la mod…, de tout ce que nous vivons maintenant, c’est un immense génie de la littérature, enfin pour moi, c’est comme ça, « Le voyage au bout de la nuit » particulièrement. Et à un moment, il parle du cinéma, il a 35 ans, il est aux Etats-Unis, il donne une définition qu’Abel Gance adorait, il dit, Céline, dans « Le voyage », il dit, « il faisait dans ce cinéma bon, doux et chaud de volumineuses orgues tout à fait tendres – vous savez, c’est l’époque où il y avait des orgues dans les cinémas – tout à fait tendres comme dans une basilique mais alors qui serait chauffée, des orgues comme des cuisses  ». Et là, il dit une phrase étonnante : « On plonge en plein dans le pardon tiède. On aurait pu qu’à se laisser aller pour penser que le monde peut-être venait enfin de se convertir à l’indulgence. On y était soi presque déjà. Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. C’est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans. Il reste dedans une grande place trouble pour les rêves, pour les pauvres et pour les morts, Il faut s’en gaver de rêves très rapidement, etc. » Eh bien Leguay m’a dit, je crois que jamais on défini le cinéma avec autant de génie. Et c’est drôle, parce que je ressens ça : « Le pardon tiède on aurait pu qu’à se laisser aller pour penser que le monde venait peut-être enfin de se convertir à l’indulgence. » C’est sublime ! (cri) « Se convertir à l’indulgence ». Quand on est dans le film de Leguay, on est réconcilié. C’est ce que disait Benoît Jacquot, c’est ce que me disaient un tas d’intellectuels, y a un charme qui opère qui est tel qu’on ne sait pas où est ce charme. Et il nous réconcilie. C’est un film très important sur la réconciliation. Il n’est pas prétentieux, il n’est pas intellectuel, le film, il est pas simpliste et bêta, il produit ce qu’est le miracle de la puissance de l’amour. Et une deuxième phrase que j’adore chez Céline que Julien Gracq citait tout le temps, lui qui n’aimait pas Céline, il disait : « Mais je suis quand même jaloux de cette définition de la dépression nerveuse. » Céline écrit en 1930 : « C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie  ».
 
Voilà, quand tu vois un film de Leguay, tu retrouves de la musique en toi. C’est quand il y a des grandes œuvres ou des beaux films , tu retrouves de la musique. Le grand talent, européen et français, c’est de redonner de la musique. « On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie ». Voilà, si les psychiatres pouvaient définir la dépression nerveuse : « Qu’est-ce que vous avez, cher Monsieur ?
 
- J’ai plus assez de musique en moi pour faire danser la vie. »
Et on retombe sur Nietzsche, c’est-à-dire : on ne tue pas par la colère mais on peut tuer par le rire. Je te dis pas que Legay a atteint les sommets d’un Céline ou de Nietsche. Mais Legay, La Fontaine, génial ! Moi, j’aime beaucoup cette perception que tous nos actes, en réalité, même les plus brillants ne sont que des petites affaires personnelles, des biographies assez mesquines. Je ne veux pas dire qu’il ne peut pas y avoir des choses grandes. La preuve, y a l’amour qui est plus grand que tout, tu vois ? L’amour ! Ben, le film de Legay, c’est l’amour. C’est très casse-gueule, le film et l’amour, y aucun intérêt : « Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre. / L’un s’ennuyant au logis  » Ils ont jamais réfléchi que, La Fontaine dit que « deux pigeons s’aimaient d’amour tendre. / L’un d’eux s’ennuyant au logis  » C’est extraordinairement pessimiste. Ils s’aiment d’amour tendre mais il y en a un qui se fait chier !
 
On connaît la phrase, « Être un couple, comme disait Oscar Wilde, c’est ne faire qu’un, mais lequel ? » Mais l’amour, ça dépasse le couple, l’amour, dans le film de Legay, on voit que l’amour, c’est ce sentiment océanique dont parle Freud. On dépasse, là, tous les sentiments les motivations mesquines de son moi. Aimer, c’est le miracle dont parle Lévinas, c’est le sourire de l’autre, c’est le visage qui te libère de ton égo, mais tant que t’es pas dans l’amour, tu es enfermé en toi. Donc tu peux à la fois aimer Lévinas en disant que le miracle du visage te transcende, mais tu peux adorer les moralistes qui donnent une explication extraordinairement mesquine à tous les grands donneurs de leçons du PS et de l’UMP.
 
- P. M. .- Mais Freud nous a peut-être aussi mis le doigt sur quelque chose qui n’est pas toujours agréable à savoir, c’est que le moi est profondément banal au fond et pour un acteur, ce n’est peut-être pas si facile que ça…
 
- F. L. .- C’est le seul projet à obtenir. C’est quoi la grande phrase de Freud : c’est faire de grands névrosés qui pensent que leur vie est tragique, leur montrer leur petit malheur banal. Ce que personne n’ose dire. Mais c’est ça l’objectif d’une psychanalyse. C’est au lieu d’être dans la transe de ton malheur, c’est de découvrir que t’as un malheur absolument banal. Mais pour un acteur, c’est la phrase de Michel Bouquet : « Si a 35 ans, Michel Bouquet m’a dit, tu as 25 ans, tu es encore jeune, on voit que tu es fait pour ce métier. Mais quand tu auras enlevé tout pittoresque, quand t’auras enlevé toute excentricité, tu seras vraiment un grand acteur. » Le but d’ un acteur, c’est d’être apathique, de ne plus avoir de spécificité, d’être humain, totalement humain. Alors c’est un coup de bol ! parce qu’on me donne que des rôles humains maintenant. Et là celui-là, c’est un cadeau gigantesque ! Et puis, j’en ai plein d’autres qui arrivent. Je me dépêche avant le Front de Gauche, tu sais, parce qu’après je pars en Afrique orientale.
 
- P. M. .- Sur l’Île de Ré ?
 
- F. L. .- Non là, l’Île de Ré sera une île marxiste. Si le Front de Gauche passe, eh bien , Lionel sera là pour mettre un peu d’ordre dans cette bourgeoisie ignoble qui exploite l’homme par l’homme. L’ïle de Ré est un des grands endroits de la Gauche révolutionnaire. Y a pas une maison à moins de 4 millions d’euros ! Je vous embrasse !
 
- P. M. .- Au revoir, merci, Fabrice Luchini ! (…) »

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