Face à des mythologies conquérantes, la laïcité peut-elle être autre chose qu’un combat incessant ?

par Paul Villach
mardi 30 octobre 2007

La condamnation récente de la propriétaire d’un gîte dans les Vosges pour discrimination à raison de la religion, a relancé le débat sur la laïcité. Mme Yvette Truchelut avait demandé, en août 2006, à deux clientes de ne pas porter leur voile dans ses locaux. Non seulement elles s’y étaient refusées, mais, soutenues par la Ligue des Droits de l’Homme, la LICRA et le MRAP, elles avaient porté plainte.

Le 9 octobre 2007, elles ont obtenu gain de cause. L’aubergiste a été condamnée par le tribunal correctionnel d’Épinal à quatre mois de prison avec sursis ainsi qu’à une amende et à divers dommages et intérêts s’élevant glogalement à 7 600 euros.

Des laïques divisés

Ce jugement sévère a forcément suscité de vives réactions. La protestation de la droite intégriste de M. de Villiers qui avait soutenu l’accusée, ne surprend pas : il est attendu qu’un intégrisme politico-religieux, de type « croisés », entre en collision frontale avec un autre du même genre. En revanche, on a vu les défenseurs de la laïcité se diviser en deux camps. Les uns ont jugé inadmissible le champ libre laissé à l’expression publique d’une croyance religieuse exhibant son droit à l’asservissement des femmes. Les autres ont rejeté ce dévoiement de la laïcité en « laïcisme », accusé de faire le jeu de l’intégrisme par une intransigeance inopportune. La laïcité est, disent-ils avec raison, la distinction entre la sphère publique et la sphère privée qui ne doivent pas interférer l’une avec l’autre. Or, dans le cas d’espèce, l’exigence de l’hôtelière empiéterait sur la sphère privée ; elle est, d’ailleurs, estimée illégale, car le port du voile, depuis la loi de 2004, n’est interdit que dans les institutions publiques, comme l’école. Ils voient, en outre, dans cette exigence excessive une faute politique qui donne à l’adversaire un exemple de l’intolérance que porterait en lui-même le principe de la laïcité, alors qu’il est rigoureusement l’inverse.

La laïcité en France : un combat long et acharné

S’il ne fait pas de doute que la laïcité est un principe de tolérance, visant à contenir les croyances dans la sphère privée sans pouvoir pénétrer la sphère publique, la coexistence entre laïques et religieux qui a fini par prévaloir en France entre les années 1920 et 1980, malgré quelques accès épisodiques de fièvre scolaire, ne doit pourtant pas faire illusion. La laïcité n’est pas « un no man’s land » où l’on pénètre après avoir laissé les armes au vestiaire. Elle est un principe de tolérance qui comme tout principe n’existe que s’il est respecté ou défendu si nécessaire. C’est sa contestation qui en a fait obligatoirement un principe de combat contre toutes les mythologies - religieuses ou non - dont la vocation universelle et la prétention totalitaire sont de régir vie publique et vie privée.

Qu’on n’oublie pas l’Histoire ! Il a fallu plus d’un siècle, depuis la Révolution française avec, dès 1790, sa « loi sur la constitution civile du clergé » et la confiscation par la Constituante des « biens nationaux du clergé », pour que figure parmi les textes fondateurs de la République, en 1905, la séparation de l’Église et de l’État. Un siècle plus tôt, en signant le Concordat de 1801, pour solder le contentieux d’alors, Bonaparte ne la croyait pas encore possible. Et, après des « inventaires de biens cultuels » mouvementés car jugés profanateurs, il faut une bonne quinzaine d’années supplémentaires - dont quatre années cataclysmiques d’une Première Guerre mondiale - pour que l’Église catholique se résigne enfin à accepter la nouvelle situation, non sans tenter de regagner le terrain perdu, à l’occasion de la querelle scolaire toujours sous-jacente comme braise sous la cendre. L’Église catholique a su toutefois trouver avantage à se soumettre sinon à ce principe du moins à ce rapport de forces. L’occasion lui était en effet donnée d’échapper aux accusations de compromission qu’impliquait la confusion des genres comme la traditionnelle « alliance du trône et de l’autel » ou celle « du sabre et du goupillon ».

Une nouvelle contestation de la laïcité

C’est que, loin d’être seulement un principe à respecter, la laïcité est avant tout historiquement une représentation de la société qui ne pouvait que heurter de plein fouet la séculaire représentation religieuse dominante. Elle est donc apparue dès le début comme un combat sans cesse recommencé avec des phases aiguës et des moments d’apaisement. Il ne s’achèvera que le jour où les mythologies désarmeront. Autant dire que ce n’est pas demain la veille, puisqu’elles ne peuvent renoncer à la domination la plus large sans trahir la mission planétaire qu’elles se donnent.

Après l’apaisement de la lutte contre l’Église catholique, malgré un brusque réveil en 1994 avec la menace de révision de la loi Falloux de 1850 sur le financement public des écoles confessionnelles, une phase aiguë s’est réouverte devant les prétentions de l’intégrisme islamiste. « L’affaire du voile » depuis 1989 en est le symbole : faute d’une décision claire des autorités socialistes de l’époque, le conflit s’est envenimé au point de devoir enfin conduire en 2004 à l’adoption d’une loi interdisant son port dans les établissements publics.

Deux erreurs à éviter

Mais on sent bien que le problème n’est pas réglé. L’affaire du gîte des Vosges le montre. La question est de savoir ce que les partisans de la laïcité sont prêts à accepter ou à refuser du camp d’en face qui ne reculera, comme l’a fait l’Église catholique, que s’il a devant lui plus fort que lui.
- Une première erreur serait de fermer les yeux sur les intentions des adversaires de la laïcité pour qui elle est et reste d’abord un obstacle à leur développement. Avec le voile, ils disposent d’ailleurs d’un objet astucieux à deux faces, dont l’une permet de cacher l’autre : côté pile, il est, selon eux, un signe d’appartenance religieuse qui relève de la sphère privée ; et ce n’est pas contestable. Côté face, ils savent que ces femmes voilées sont l’expression publique d’une politique de contrôle des femmes par les hommes qu’ils brandissent - comme le font des hommes-sandwichs - à la face des « infidèles » assez dépravées pour se promener sans voile, et donc en toute impudicité.

- Une seconde erreur serait d’imaginer que la sphère privée ne connaît pas de limites aux extravagances individuelles ou communautaristes. La rue est un lieu public certes, mais où les fantaisies privées sont contenues : nul ne peut s’y déplacer comme il l’entend, en engageant, par exemple, sa voiture en sens interdit. Les originalités vestimentaires, elles-mêmes, ne sont pas moins régies par les règles de la décence de l’époque où elles sont édictées : se promener nu ou en maillot de bain en ville n’est pas autorisé parce qu’il est estimé que cet exhibitionnisme attente à la pudeur d’autrui. Que dirait-on si on voyait un individu déambuler en tenant par le licol une autre personne ? Ne peut-on admettre que, pour les partisans de la laïcité, ces voiles qui ne laissent paraître que l’ovale du visage - et encore ! -, attentent à la dignité humaine en s’apparentant à cette image de soumission et d’asservissement que l’on associerait spontanément à un licol ? L’aliénation de son propre corps consentie ou non relève de l’esclavage. Il ne s’agit pas pour autant d’édicter une surface d’étoffe maximale qui serait autorisée, pas plus qu’il n’a été fixé de surface minimale d’étoffe pour couvrir sa nudité. Mais, comme pour la nudité, le port d’un voile devrait seulement ne pas heurter l’idée que l’époque se fait de la décence. Seulement, sa puissante charge culturelle rend aujourd’hui l’opération délicate : tout voile risque de renvoyer pour longtemps à l’instrument séculaire d’asservissement de la femme.

Quelles que soient les motivations des intéressés pour justifier le port du voile dans les lieux publics, elles ne sauraient en tout cas prévaloir sur les principes fondateurs de la République : attentatoire aux droits de la personne, il devrait être cantonné strictement aux limites des espaces privés de l’individu. Seulement, là, il n’est plus d’aucune utilité.
Rien ne serait donc pire qu’une division des partisans de la laïcité : les mythologies n’attendent que ça pour reprendre l’avantage. La laïcité n’a d’autre choix que d’être un combat permanent sous peine de cesser d’exister.

Paul Villach


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