Frégates de Taïwan : l’affaire qui n’aurait jamais dû exister !

par Philippe Vassé
mardi 14 août 2007

Il est parfois intéressant et souvent instructif d’aller aux sources taïwanaises d’une enquête dont on a parlé longuement dans un autre pays, la France. Et de constater que les erreurs, les omissions et les non-dits se sont accumulés dans les médias d’un pays - avec quelques exceptions - alors que l’enquête était activement suivie dans l’autre. Quelques informations en apporteront la démonstration...

Un accident, un suicide ? Non, un assassinat froidement prémédité !

Il est une série d’informations qui n’ont étrangement pas vraiment retenu l’attention des médias français depuis 1993 : les aléas de l’enquête à Taïwan sur le décès du capitaine Yin et « ses faits annexes ».

Une raison de plus pour dire au public français la vérité des faits que les médias taïwanais, de leur côté, ont pointés avec précision et que peu de médias ont repris en France.

Le capitaine Yin, de la marine de guerre taïwanaise, est retrouvé mort le 9 décembre 1993 dans le port militaire hautement surveillé de Suao, sur la côte Est de Taïwan ! A ce jour, tant sur Wikipedia que sur la majorité des sites internet français qui ont suivi ce dossier, le lieu de sa mort est indiqué comme étant Taipei, parfois Ilan ! Quatorze ans après l’information officielle issue de l’enquête taïwanaise, ces erreurs sont bien ennuyeuses.

Ce que l’on sait moins, c’est que la première autopsie pratiquée après la découverte du corps a conclu - ce qui est très intéressant à souligner - à un accident ou un suicide, selon les enquêteurs militaires initiaux, démis de leurs fonctions ensuite pour « incompétence » par les autorités de la marine taïwanaise (voir article de Taïwan info en annexe) !

Si les résultats de cette autopsie avaient été acceptés de manière définitive, l’affaire des frégates n’aurait jamais éclaté. Mais, les faits en ont décidé autrement.

En effet, la veuve du capitaine Yin, sa famille, ses camarades officiers et les agents de la NSB (National Security Bureau ou Bureau de la sécurité nationale de Taïwan) ne sont pas convaincus par les résultats rapides de cette première autopsie de routine.

Ils obtiennent une deuxième autopsie, approfondie cette fois, et celle-ci révèle la vérité : le capitaine Yin a été frappé (probablement par des coups de karaté) et c’est un corps mort qui a été jeté à la mer, ce que prouve l’absence d’eau dans les poumons du défunt.

En clair, « on » s’est donné beaucoup de peine pour maquiller un meurtre en accident ou en suicide, mais les enquêteurs taïwanais ne se sont pas laissé impressionner par les apparences  : ils ont cherché et trouvé ce qui ne devait pas l’être.

Les conclusions scientifiques de cette deuxième autopsie lancent l’affaire dite des frégates de Taïwan et la mort du capitaine Yin ouvre le scandale du même nom à Taïwan, provoquant un séisme politique national qui n’est pas encore terminé.

Et la Nasa fit entendre la voix du mort... et de ses interlocuteurs

Objectivement, entre 1993 et 2000, date du changement de parti politique au gouvernement à Taïwan, on ne peut pas dire que, après cette seconde autopsie qui démontrait sans conteste que le capitaine Yin avait bien été assassiné, l’enquête ait vraiment progressé sur le volet financier international, bien qu’elle ait remonté la filière de corruption militaire et politique interne à Taïwan (des officiers dont un amiral ont été ainsi jugés et condamnés).

Un aspect technique est instructif de la situation du moment : les bandes magnétiques sonores des enregistrements des conversations du capitaine Yin avec nombre de ses interlocuteurs avant son décès brutal sont laissés de côté et subissent, par une « mégarde hasardeuse involontaire », des dommages ennuyeux.

Ces bandes qui auraient pu identifier au moins les personnes que le capitaine Yin a rencontrées entre 1991 et 1993 deviennent, encore une coïncidence malheureuse, « inutilisables » car « inaudibles ». Ainsi, sept ans durant, l’enquête semble piétiner de ce côté...

Quand le nouveau président Chen Chui Bian accède au pouvoir (mai 2000), cette enquête est alors relancée.

Les enquêteurs ont aussi alors une idée de génie : demander aux laboratoires de haute technologie de la Nasa - l’agence spatiale américaine - si les bandes sonores du capitaine Yin peuvent être restaurées pour être « audibles », donc utilisables pour leur travail.

La Nasa répond positivement à cette aimable requête et, nouveau prodige, technologique celui-là, elle réussit, en 2002, à faire recouvrer les voix qui étaient enregistrées sur les bandes.

La voix du capitaine assassiné indiquait, par-delà sa mort, des pistes nouvelles que les enquêteurs s’empressent alors de suivre..., jusqu’y compris vers la Suisse et ses banques, ainsi que le Luxembourg !

Contrairement au « pessimisme » de certains médias français qui ne cessaient de répéter que les morts ne parlent jamais, à Taïwan, le cadavre du capitaine Yin a continué à parler, comme si son fantôme avait voulu - en accord avec la tradition chinoise dans ce domaine - contribuer à faire avancer l’enquête afin de démasquer ses meurtriers et les éventuels instigateurs de son crime.

Le troublant départ groupé et soudain de la famille Wang et de Jean-Claude Albessard

Un départ impromptu et collectif avait déjà attiré l’attention des enquêteurs taïwanais : juste après la découverte du corps du capitaine Yin dans les eaux très surveillées du port militaire de Suao, Andrew Yang, son épouse, ses quatre enfants et Jean-Claude Albessard, le représentant de la société Thomson à Taïwan quittent soudainement, tous ensemble, Taïwan.

Selon les médias taïwanais et des sources françaises, la famille Wang aurait bénéficié pour ce départ surprise hors du pays natal tant aimé, de vrais-faux passeports français ! Comme cela fut le cas dans une autre affaire où l’on trouva aussi des vrais-faux passeports, tout aussi français...

Ce point technique laisse penser aux enquêteurs taïwanais que des autorités publiques françaises de l’époque auraient pu « aider » ainsi les partants. Pire encore, l’usage des ces vrais-faux documents français est analysé par les enquêteurs comme une forme indirecte d’aveu face à la présomption d’une préméditation du meurtre du capitaine Yin, présomption dirigée à l’époque par la justice taïwanaise contre Andrew Yang et Jean-Claude Albessard.

En tout état de cause, très vite, les enquêteurs taïwanais sont vite persuadés qu’Andrew Yang et Jean-Claude Albessard sont tous deux liés au meurtre du capitaine Yin ou, qu’au moins, ils auraient pu apporter des informations très utiles à l’enquête.

Jean-Claude Albessard, que certains ont vu en agent ou correspondant de la DGSE, meurt, selon les sources officielles, « d’un cancer foudroyant » en mars 2000, sans avoir donné sa version sur sa fuite précipitée hors de Taïwan après la mort du capitaine Yin.

Notons ici une coïncidence de calendrier, à l’évidence encore et toujours totalement fortuite : en ce mois de mars 2000, les électeurs taïwanais élisent un nouveau président dont un des piliers du programme politique est... la lutte active et la fin de la corruption politico-financière à Taïwan  !

Des langues, probablement vipérines, ont insinué que le redémarrage de l’enquête, au printemps 2000 à Taïwan, prévisible avec la victoire annoncée du parti DPP sur un parti au pouvoir englué dans les scandales de corruption, aurait « généré » en parallèle un certain nombre « de maladies mortelles subites, d’accidents et de suicides » dans les milieux liés à l’affaire des frégates en 2000 et 2001.

Pour le moment, rien ne vient ni confirmer ni infirmer ces propos, même si les coïncidences de calendrier peuvent intriguer de naïfs citoyens avec une certaine légitimité.

Détail instructif : on n’a pas entendu parler en France, pays des défunts successifs, d’autopsies approfondies, voire très poussées, comme cela fut le cas pour le corps du capitaine Yin dont la première thèse officielle du décès avait aussi été l’accident ou le suicide (voir en annexe les extraits d’article du journal Le Monde).

Ce qui est sûr, c’est qu’Andrew Yang, un des protagonistes essentiels ayant survécu à cette véritable épidémie de morts brutales accidentelles, suicidaires ou thérapeutiques, a reçu d’un haut responsable taïwanais - Frank Hsieh - l’assurance écrite qu’il ne serait pas condamné à mort à Taïwan s’il témoignait sur le dossier devant la justice de son pays.

Bien qu’ayant refusé de revenir dans son pays, Andrew Yang est toujours bien vivant, quoiqu’appauvri par des saisies sur ses comptes bancaires, ceux de ses enfants et de ses proches, ce qui, pour des observateurs attentifs, pourrait ressembler à un témoignage permanent, de loin, dans l’enquête menée à Taïwan sur le dossier des frégates.

Mais, il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches, même asséchés financièrement.

Des questions en suspens instable

Ces quelques faits relatés suscitent des questions, et particulièrement sur les points qui auraient pu voir des implications de dirigeants politiques français dans les divers aléas de cette affaire.

A l’heure actuelle, la clarté n’est toujours pas complète concernant les vrais-faux passeports utilisés par la famille Wang pour fuir Taïwan en décembre 1993, juste après le meurtre de l’officier de marine taïwanais qui était sur le point de dénoncer l’affaire et ses acteurs au niveau international.

Qui aurait fourni à la famille Wang ces passeports français ? Pour quelles raisons ? En échange de quoi  ? Des noms sont avancés, certes - dont celui d’un homme par ailleurs aussi décédé depuis - mais pour l’heure, la justice, tant française que taïwanaise, n’a pas rendu son avis définitif sur ce sujet.

Une autre question taraude les enquêteurs taïwanais, parmi bien d’autres : qui savait quoi et faisait quoi au niveau des gouvernement français successifs de 1989 à 1993, et ensuite, en lien avec ce dossier ?

Un citoyen taïwanais, qui a bien suivi le dossier, nourrit, par exemple, des soupçons sur une autre mort, ou plus exactement dit, sur un suicide, selon la version officielle : celui du Premier ministre français Pierre Bérégovoy le 1er mai 1993, qui se serait suicidé de deux balles, décès qui pourrait, à ses yeux, être indirectement relié au dossier des frégates de Taïwan.

Ce citoyen taïwanais rappelle opportunément que Pierre Bérégovoy fut aussi un temps ministre de la Défense, mais aussi qu’en tant que Premier ministre, il aurait probablement pu être lecteur de documents qu’il n’aurait pas dû lire sur certains bénéficiaires des commissions occultes en France, éventuellement de son propre parti, voire de son gouvernement.

Si des questions sont bien encore posées, il n’en reste pas moins que, lentement, la vérité se fait jour.

Et cette vérité progresse aussi bien avec les voix enregistrées par le défunt capitaine Yin - retrouvées, resssuscitées par la Nasa - que par les échanges, officieux, entre les enquêteurs taïwanais et le très vivant Andrew Yang...

Et puis, maintenant, l’affaire Clearstream prend un nouveau tour en France, avec un tourbillon judiciaire qui vise un ancien Premier ministre, et derrière, personne ne s’y trompe, un ancien président de la République.

Il n’est pas interdit de penser que de nouveaux dirigeants politiques, non liés à ce dossier, pourraient trouver un intérêt politique, à étages multiples, à ce que la vérité éclate au grand jour sur ce dossier.

Ne dit-on pas, dans certains milieux politiques, qu’il faut parfois savoir faire table rase du passé ou, si l’on préfère, sélectionner les héritages que l’on veut assumer ?

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Annexe de références médiatiques

Extraits choisis de l’article du Monde du 18 novembre 2003 - signé par Fabrice Lhomme.

Le capitaine Yin Ching-feng.

Membre de la marine taïwanaise, ce militaire réputé incorruptible a été assassiné le 9 décembre 1993, à Taïwan. Une première autopsie avait conclu à la noyade accidentelle - ou au suicide -, mais une seconde a prouvé que le corps du capitaine de frégate Yin portait la trace de nombreux hématomes, sans doute provoqués par des coups de karaté. De plus, ses poumons n’étaient pas remplis d’eau, preuve qu’il était déjà mort avant d’être jeté à la mer. Chef du bureau d’approvisionnement de la Navy, il avait découvert que le prix des frégates avait été artificiellement gonflé par le versement de commissions occultes dont il cherchait les bénéficiaires. L’enquête sur son assassinat, dont la révélation a provoqué un séisme politique à Taïwan - contribuant sans doute à la défaite, historique, du candidat du Kouomintang lors de l’élection présidentielle de mars 2000 -, a établi que le militaire avait été attiré dans un piège qui aurait été tendu par son adjoint, le capitaine Kuo Lin-heng.

Ce dernier a, depuis, été condamné à perpétuité, mais pour corruption. La veuve du capitaine Yin est venue témoigner en mai 2002 dans le bureau du juge Van Ruymbeke. Selon son avocat, Me Thibault de Montbrial, "il y a trop de morts suspectes dans ce dossier". Les soupçons se sont également portés vers les deux représentants de Thomson dans l’île, qui avaient précipitamment quitté Taïwan, juste après la mort du capitaine. Le premier est chinois : il s’agit d’Andrew Wang, surnommé "M. Shampoo", déformation phonétique de son prénom chinois, Chuan-pu, et allusion à sa réputation de blanchisseur de fonds. Très proche de Kuo Lin-heng - à qui il a versé de l’argent dans le cadre du contrat des frégates -, Andrew Wang était l’animateur de l’un des réseaux activés par Thomson pour convaincre la Navy d’acquérir les frégates La Fayette. A ce titre, il a perçu plusieurs centaines de millions de dollars. Il est aujourd’hui recherché par la justice taïwanaise.

Le second est Français : il s’agit de Jean-Claude Albessard, à l’époque représentant officiel du groupe Thomson en Extrême-Orient.

Jean-Claude Albessard

Ancien officier de marine, cet homme réputé pour son extrême discrétion avait choisi de faire une seconde carrière chez Thomson. Installé à Tokyo, où il s’est marié avec une Japonaise, il passait pour être un "honorable correspondant" de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services secrets français. Il a été missionné dès la fin des années 1980 par la direction de Thomson pour mener à bien l’opération "Bravo". Mis en cause par la presse de Taipei dans l’assassinat du capitaine Yin, sa mort, en mars 2000, attribuée à un cancer foudroyant, reste une énigme pour ses proches, tant l’homme semblait en pleine santé. Dans Taïwan Connection, Thierry Jean-Pierre écrit : "Dans les milieux dits autorisés, on murmure qu’il aurait été irradié par un élément radioactif placé sous son siège de bureau".

Article de Taïwan info en français du 6 juin 2003

La femme du capitaine assassiné apporte son aide aux enquêteurs

Vendredi 6 juin 2003

La femme du capitaine Yin Ching-feng, assassiné en 1993 alors qu’il s’apprêtait à dévoiler les dessous d’une affaire de pots-de-vin dans l’armée, a confirmé avoir aidé la justice à identifier il y a quelques mois les voix entendues sur l’enregistrement des dernières conversations de son mari.

Lee Mei-kuei s’est prêtée à cette opération à l’invitation des enquêteurs, après que les enregistrements contenus sur la bande magnétique, laquelle avait été endommagée, ont pu être recouvrés avec l’aide des scientifiques de l’agence spatiale américaine, la Nasa.

L’épouse du capitaine assassiné est convaincue que les derniers interlocuteurs de son mari sont de très importants personnages, sans quoi celui-ci « n’aurait pas pris le risque d’enregistrer ses conversations ». Ne connaissant cependant pas toutes les personnes qu’il fréquentait, elle n’est pas sûre de l’identité de ses interlocuteurs.

Le meurtre de Yin Ching-feng est très certainement lié aux dessous de table versés dans le cadre de l’achat deux ans plus tôt de six frégates Lafayette à la France. L’officier, qui était en charge des fournitures d’armes au sein de la marine, avait menacé de dévoiler un scandale avant que son cadavre ne soit retrouvé le 9 décembre 1993, flottant dans le port de sa base militaire. Depuis, l’enquête n’a pratiquement pas avancé, et deux procureurs militaires chargés de l’enquête ont été sanctionnés par le Yuan de contrôle pour avoir laissé s’abîmer les enregistrements des dernières conversations du capitaine sans en avoir au préalable retranscrit le contenu.


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