Gilets Jaunes de Caen : un mois d’échecs et de divisions

par Nicolas Kirkitadze
lundi 24 décembre 2018

Ils étaient 500, ce samedi 22 décembre, à descendre dans les rues de Caen avec leur emblématique gilet jaune par-dessus les épaules. Un chiffre bien moindre par rapport aux 2000 du 17 novembre mais légèrement supérieur aux quelques 300 manifestants du 15 décembre. Entre divisions, échecs, essoufflement, nous allons tenter d'analyser dans le présent article le bilan d'un mois de mobilisation des Gilets Jaunes caennais.

Comme partout en France, la grogne des Caennais a commencé en novembre suite à l'annonce gouvernementale d'une augmentation des prix du carburant. La fleur au fusil, sans réel meneur, les mécontents de Normandie s'étaient donné rendez-vous dans le centre-ville de Caen, un matin pluvieux du 17 novembre. Leur nombre avait été alors estimé à 2000 manifestants (voire 4000 selon les organisateurs), soit, un score honorable dans une ville de province de 100 000 habitants. Un nombre qui s'est maintenu lors de l'Acte II, le 24 novembre.

Face à l'ampleur de la mobilisation, nos Gilets Jaunes ont du se structurer et se trouver des responsables. Ou comment un mouvement qui se voulait "directement issu du peuple" se confronte aux mêmes affres que les partis politiques classiques, tant honnis : ambitions, coups bas, querelles internes. Très vite, ce sont les administrateurs des pages facebook qui ont pris les devants pour s'arroger le titre de "porte-parole des Gilets Jaunes de Caen". Chloé Tessier, jeune femme de 28 ans, a été ainsi propulsée à la tête du mouvement, ce qui n'a pas manqué de faire grincer des dents.

"Chloé Tessier, l'empathie dans la peau", c'est avec ce titre dithyrambique que le journal Ouest-France annonçait l'arrivée de la jeune femme à la tête du mouvement local. Présentée comme "une professeure d'équitation au chômage" (ça sonne tellement mieux que "chômeur"), la jeune femme est habituée aux opérations coups de poings : elle ne cache d'ailleurs pas avoir milité en 2005 contre le CPE, sans en dire davantage sur ses inclinations politiques.

L'Assemblée Générale Citoyenne, prévue samedi 1er décembre devant le Théâtre caennais, devait officialiser cette nomination et structurer le mouvement local en cellules, en sous-groupes et en rameaux divers, ce que d'aucuns ont jugé comme trop conformiste, trop ressemblant aux partis politiques classiques. L'assemblée générale a vite tourné court lorsque l'un des rivaux de Mme. Tessier a envoyé ses gorilles au crâne rasé pour lui arracher le mégaphone des mains : la jeune femme a même essuyé quelques huées, voire des menaces de mort. Outre le fait de prendre la tête du mouvement, lui étaient reprochés d'avoir rencontré le préfet du Calvados et le maire de Caen – signes évidents de compromission avec le pouvoir, selon les jaunistes les plus radicaux. Chloé Tessier a donc du déposer plainte le lendemain pour les menaces de mort qu'elle recevait jusque sur son téléphone portable, dont le numéro avait été divulgué par certains rivaux. Malgré le nombre toujours stable de manifestants (de 1500 à 2000), la marche du 1er décembre s'est donc soldée par un échec cuisant.

Parmi les concurrents les plus sérieux de la jeune femme, on citera Patrick Bunel. L'homme de 47 ans est un frontiste de la première heure, encarté dans l'organe de jeunesse du FN dès la fin des années 1980. En 1998, comme beaucoup, il a claqué la porte du parti lepéniste pour rejoindre le MNR de Bruno Mégret, dont il est devenu le garde du corps avant de prendre la tête du service d'ordre du parti. Devenu en 2008 conseiller municipal de Sainte-Mère-Église, il prend la tête du Airborn Museum, consacré à la Seconde Guerre mondiale, ce qui n'a pas manqué de provoquer quelques remous dans les rangs de la gauche normande, au vu des positions borderline de l'intéressé sur les questions de mémoire… Des réticences auxquelles les faits ont donné raison puisque la gestion du musée par M. Bunel a été constamment critiquée durant ses quatre années de direction. Une plainte a été déposée en 2014 contre lui, l'accusant d'avoir produit de fausses factures et d'avoir vendu à titre privé certains artefacts qui étaient la propriété du musée. La Cour d'Appel a innocenté l'ancien directeur en juin 2016. Tout au long de la procédure, celui-ci n'a cessé de dénoncer une "chasse aux sorcières" dont il serait victime en raison de son passé nationaliste.

C'est ce même Patrick Bunel qui dispute la place de leader local à Chloé Tessier et qui a monté un groupe facebook dissident comptant plusieurs centaines de membres. C'est encore lui qui, le 4 décembre, a rencontré le maire de Caen, Joël Bruneau, en se faisant passer pour le porte-parole officiel des Gilets Jaunes locaux. Quelques jours avant, d'autres figures des Gilets Jaunes avaient créé le scandale en quittant la rencontre avec Hervé Morin (Président du Conseil Régional normand) qui avait refusé que l'entretien soit filmé. En effet, une drôle de coutume s'est instaurée chez nos amis jaunes qui exigent de leurs porte-paroles que toute réunion avec un représentant du pouvoir ou des médias soit filmée, car, précise l'un d'eux : "On veut pas de négociations et de trahisons". Ils veulent ainsi s'assurer que les porte-paroles désignés ne puissent pas négocier une place politique ou toucher de l'argent en échange de leur silence… La position de responsable des Gilets Jaunes est donc semblable à celle d'empereur romain au IIIème siècle : les mêmes qui vous ont élu et acclamé peuvent, quelques jours après, vous liquider (politiquement, pour le moment) si vous ne satisfaites pas à leurs exigences et s'ils vous trouvent "trop mou".

Les semaines suivantes n'ont été qu'une suite d'échecs et de déceptions pour les Gilets Jaunes caennais dont le mouvement s'est largement essoufflé. Dans un précédent article, j'ai relaté la manifestation du 8 décembre à laquelle je m'étais joint par curiosité. Une manifestation d'à peine 1000 personnes dont la plupart issues de l'extrême-gauche et de l'extrême-droite. Il n'y avait eu aucune prise de parole préalable, de peur que cela ne se termine comme la semaine précédente, par des arrachages de mégaphone, des huées et des insultes. La grande peur des Gilets Jaunes caennais est en effet que leurs dissensions et la fragilité de l'ossature du mouvement ne soient révélées au grand jour. Elles ont malgré tout fini par éclater : ne pouvant accéder à la Préfecture, n'ayant rien à casser puisque les commerçants avaient pris soin de fermer préventivement leurs magasins, le cortège s'est vite lassé de tourner en rond aux cris de "Macron t'es foutu !"… Et la querelle de s'emparer du groupe : "Allons à Mondeville !" crie l'un, suivi par des dizaines d'autres qui lui emboîtent le pas, tandis que le cortège principal les hue et les traite de vendus ou de macronistes infiltrés.

Si l'engouement n'a fait que péricliter dans les manifestations (seulement 300 manifestants le 15 décembre et 500 ce 22 décembre), il faut aussi évoquer les nombreux ronds-points bloqués par nos amis. De fait, la circulation à Caen était déjà devenue un parcours du combattant, au vu des nombreux travaux entrepris par la mairie dans le centre-ville. Les divers blocages routiers n'ont fait que compliquer encore plus les déplacements tant en voitures qu'en bus, ces derniers étant absolument hors-service après 18 heures : car, nos Gilets Jaunes opposés au capitalisme, ont pour la plupart un travail, et c'est seulement le soir, après avoir dit au revoir à leur patron, qu'ils enfilent leur mythique gilet (version prolo de la cape de Superman) et bloquent les routes, compliquant au passage la vie de milliers de Caennais(e)s qui veulent simplement profiter de leur ville et se détendre en soirée. Les violences et incivilités sont aussi de la partie. Nous avons évoqué les menaces et intimidations auxquelles s'adonnaient les factions rivales pour chapeauter le mouvement. Il faut aussi compter les violences contre la police : ainsi, deux Gilets Jaunes ont été condamnés au début du mois pour avoir insulté et tenté de frapper des policiers, tandis qu'un autre a écopé de quatre mois de prison ferme pour avoir volontairement heurté une voiture de police et pris la fuite. Des peines bien inférieures à ce qu'encourent les jeunes de banlieues pour les mêmes chefs d'accusation.

Le mouvement social a largement pâti des violences, du froid, des dissensions et de l'approche des fêtes : autant d'éléments qui ont provoqué l'essoufflement des Gilets Jaunes tant dans les cortèges que sur les ronds-points. Ainsi, la manifestation du 15 décembre n'a rassemblé que 300 irréductibles mécontents. Un essoufflement qui a conduit les Gilets Jaunes à revoir leur stratégie pour rendre leur mouvement plus attrayant. Chloé Tessier a par exemple eu l'idée de créer des brigades de maraudeurs chargés de distribuer nourriture et vêtements chauds aux SDF de Caen. C'est une véritable organisation qui s'est montée au niveau de la ville : l'un s'occupe des centres commerciaux, l'autre du stockage, un troisième du transport, un autre repère les lieux fréquentés par les SDF : "Nous aussi, on monte notre start-up", plaisantait un de ces Gilets Jaunes au micro d'Ouest-France. Il faut en effet noter la complaisance des médias locaux envers le mouvement social et leurs leaders, en particulier Chloé Tessier, qui est devenu la véritable coqueluche des journalistes normands. Celle-ci dit avoir la main sur le cœur et se dit touchée par la fibre sociale, se défendant de toute récupération sur le dos des SDF : d'après un article dithyrambique, elle aurait écopé d'un blâme lorsque, travaillant comme garde à cheval en région parisienne, elle avait préparé des sandwichs pour des SDF, ce qui l'aurait poussé à toujours se dévouer aux plus fragiles. Une véritable hagiographie laïque qui se heurte néanmoins à une analyse rationnelle : en effet, plusieurs autres articles la présentent comme professeure d'équitation et surement pas "garde à cheval". On se demande bien, d'ailleurs, ce que recouvre cette énigmatique appellation de "garde à cheval" : la police montée, la garde républicaine, les gardes verts ?

Quoi qu'il en soit, la stratégie semble pour l'instant gagnante. Donner aux Gilets Jaunes une dimension sociale a freiné quelque peu l'essoufflement du mouvement. Fallait-il encore attirer les gens dans les cortèges pour faire oublier le calamiteux Acte V du 15 décembre. Quoi de mieux pour cela que de passer "en mode Noël" ? Les leaders du mouvement ont trouvé l'idée géniale d'inviter…. le Père Noël aux manifestations, afin de faire des photos gratuites avec des enfants. Hier, le cortège de manifestants était accompagné par un Père Noël tout de rouge vêtu, lequel poussait des "Ho ! Ho ! Ho !" vigoureux devant des marmots en extase. Résultat : la Préfecture a enregistré 500 manifestants, soit 200 de plus que la semaine dernière. Les chants de Noël avaient remplacé les "Macron dégage !". Reste à distinguer ceux qui sont venus pour protester de ceux qui ont juste voulu emmener leurs mômes prendre des photos gratis avec Papa Noël. De fait, les photographies prises par les journalistes permettent de conclure que le nombre de ceux qui ne portaient pas de gilet était supérieur à ceux qui en portaient. Point de slogans belliqueux, ni de pétards : cette manifestation caennaise du 22 décembre ressemblait davantage à une kermesse qu'à une marche des damnés de la terre.

Gonfler les cortèges en se donnant une dimension sociale et festive au prix de la crédibilité politique, cette stratégie semble offrir un renouveau momentané aux Gilets Jaunes caennais qui réussissent tant bien que mal à surnager dans ce flot inexorable d'essoufflement qui a déjà emporté des pans entiers de leur mouvement. Reste à savoir combien de temps cette stratégie de miroir aux allouettes pourra durer.


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