Grandeur et misère des travailleurs : variation sur le thème du travail intellectuel et du travail manuel

par Dwaabala
mercredi 29 octobre 2014

Un vieux souvenir, une anecdote. Des camarades ouvriers discutaient. L'un d'entre eux dit, plutôt fier, qu'il travaillait chez Vallourec, - les tubes, qui devait devenir bien plus tard une entreprise du CAC 40 . Un autre dresse alors l'oreille et demande : - À la production ? L'autre répond, pavoisant un peu moins : - Non, je suis à l'entretien. Nette déception de l'interlocuteur. Le pourquoi de ces attitudes ?

Il ne s'agissait pas d'un simple point de vue technique et ils n'avaient sans doute ni l'un ni l'autre lu « Le Capital », mais ils savaient tous les deux par intuition que seul le travail directement productif est créateur de valeur. C'est une explication de leur dialogue qui en vaut bien d'autres : la noblesse de l'acte productif.

Cette satisfaction toute simple mais profonde que l'on ressent quand on a fait soi-même quelque chose de ses mains.

Une chaîne de montage automobile par exemple, comme toute grande industrie de ce type, est le dernier stade d’un processus de fabrication dans lequel une multitude de sous-traitants sont impliqués, réalité dont elle masque l’existence pour laisser croire que l’automobile sort toute prête d’un travail presque réduit au simple entretien des machines et à leur contrôle.

Il est donc à la fois possible et impossible de dire qu’il n’y a pratiquement plus de travail créateur de valeur, ce que que l'on désigne communément par travail manuel.

Si l'exploitation de la force de travail est la condition nécessaire de cette création, elle est cependant loin d'être suffisante : tous les employés, tous les services sont là pour en témoigner.

D'ailleurs, la force de travail n'est pas nécessairement la force brute, elle est plus ou moins complexe, qualifiée et rémunérée suivant des échelles.

D’un autre côté, la chaîne serait-elle entièrement automatisée, le capitaliste n’ayant qu’un bouton sur lequel appuyer pour la mettre en route ou l’arrêter, cela signifierait que la chaîne ne fait que reproduire sa valeur dans le produit, sans en ajouter aucune nouvelle.

Le capitaliste ferait pourtant un profit, sinon il s’en désintéresserait. Comment procèderait-il ?

Parce qu’il jouirait de sa situation de monopole qui lui permettrait de prélever sa part du profit réalisé par les autres capitalistes, et ceci de deux façons : soit directement sur ses sous-traitants, soit parce qu’il la récupèrerait sur le marché des marchandises en imposant ses prix. C’est pratiquement ce qui arrive dans les branches d’industrie qui fonctionne sur le principe de la production de masse pour la consommation immédiate.

Ce genre de procédé de prélèvement existe d’ailleurs depuis longtemps dans d’autres branches.

Marx prenait l’exemple des chemins de fer qui, une fois le réseau créé et amorti, procure une rente à ses exploitants. On pourrait prendre aujourd’hui l’exemple des autoroutes. Le service rendu par une installation n’est pas une valeur, il ne procure un profit que par sa situation de monopole : parce que les camions ne peuvent rouler à travers champs.

La confusion est fréquente entre l'utilité d'un bien ou d'un service, et sa possibilité de création de valeur.

D’autre part il faut insister sur le fait que le travail industriel ne se limite pas à la fabrication de chaussures, de brosses à dents ou d’automobiles, c’est-à-dire de produits de grande série, car les usines demandent à être équipées de machines spécifiques, dont la production requiert une toute autre forme de travail dans lequel la part de l’intervention humaine est loin d’être minime comme elle peut le paraître dans les premières (ce qui n'est qu'une illusion, comme il est dit plus haut) ; car une part importante de la production capitaliste, la plus importante sans doute quoique moins voyante, est destinée à la consommation productive : à la fabrication des machines, des systèmes d'automatisation et des ordinateurs.

C’est pourquoi dire qu’il y a les capitalistes d’un côté et tous les travailleurs de l’autre, sans distinction aucune quant à la formation de la valeur et à la répartition du profit, relève de la pirouette, - va à l’encontre de l’expérience immédiate. Et même à l’encontre de l’expérience historique de la collaboration de classe qui repose largement sur la situation impérialiste de pays qui vont jusqu'à corrompre les couches supérieures de leur classe ouvrière... sur le dos de pays qui sont exploités loin des frontières.

Les couches moyennes, moyennes supérieures, dans lesquelles il faut compter les intellectuels, sont d’autre part elles-mêmes largement associées au capital de façon indirecte et plus cachée puisque, si elles n’ont pas la réelle propriété des entreprises, celle qui permet de décider, elles participent souvent à cette propriété : combien d’entre leurs membres n’ont pas au moins un petit portefeuille boursier, ou ne flirtent avec lui sous la forme d'un PEA ou autres formules ? Comment ont-ils acquis ce qu'il faut bien appeler leur participation au capital ?

La réponse coule... de source , puisque l’argent qu’ils placent ne fait que retourner à sa source, le capital, qui les fait à son tour participer directement à ses risques, sinon le plus souvent aux profits.

Ils ont donc bien commencé par émarger à la plus-value. Et il devient alors difficile de mettre tout le monde dans le même sac en disant que le travailleur intellectuel est un producteur comme les autres.

La question de l'utilité revient ici sous la forme du travail intellectuel qui, s'il est même plus qu'utile, indispensable à la création de valeur dans la marchandise, ne participe pourtant en rien concrètement à cette création. Seul le travail productif s'incorpore dans la marchandise sous la forme de nouvelle valeur. Tout le reste en reçoit peu ou prou la manne.

L’exploitation du travail producteur, à ce double titre de producteur de marchandise et de producteur de plus-value n’est pas une chimère : le travail de l’ouvrier est exploité au sens strict, et en ce sens c'est le seul.

Il peut d’ailleurs l’être à des degré divers selon les conditions historiques, le degré de résistance de sa classe, et la situation, impérialiste ou non du pays où il se trouve, enfin de la concurrence inter-impérialiste.

Ce qui permettait à Lénine de noter il y a cent ans dans « L’Impérialisme... » :

« L’opportunisme ne peut plus triompher , aujourd’hui, complètement au sein du mouvement ouvrier d’un seul pays pour des dizaines et des dizaines d’années, comme il l’a fait en Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mais, dans toute une série de pays, il a atteint sa pleine maturité, il l’a dépassée et s’est décomposé en fusionnant complètement, sous la forme du social-chauvinisme, avec la politique bourgeoise. »

Avec une précision pour ici et maintenant : au lieu de « social-chauvinisme », dire plutôt social-libéralisme ou ses variantes d’adhésion plus ou moins molle au club des Nations impérialistes.

Faut-il rappeler que dans un but de clarté (par une abstraction sans laquelle aucune connaissance n’est possible), dans les considérations qui précèdent le rôle et la place des banques n’ a pas été évoqué, ni celui de la finance (c’est-à-dire de l’intrication, de la fusion des capitaux bancaires et industriels) autrement que tangentiellement à propos de l’impérialisme ?

Enfin, d'un point de vue plus concret, qui peut sérieusement contester que dans la société capitaliste contemporaine, les objets produits le sont par le travail de l’ouvrier (en amont si le dernier stade est entièrement automatisé), que ces objets, sont destinés à être vendus comme marchandises ? Que le produit matériel obtenu est largement supérieur à ce qui est nécessaire au travailleur pour se maintenir en tant que travailleur ? Que, déduction faite de ce qu’il en reçoit, et de ce qui est nécessaire pour maintenir la capacité matérielle de production, il reste ce qu’on appelle le surproduit ?. Que, ce surproduit est consommé d’une part par la fraction non directement productive de la société (en gros : les services), par la classe capitaliste et ses associés directs (le grand luxe et le luxe), et par la production capitaliste elle-même qui s’élargit, comme chacun est à même de le constater, pour arriver couvrir la planète jusque dans ses couches de population les plus profondes ?

Une dernière notation à l’adresse des thuriféraires de la difficulté du capital à continuer à réaliser ses profits, et de la toute puissance de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit qui expliqueraient quasiment à elles seules toute la crise actuelle : qu’ils considèrent seulement la part croissante de ses investissements dans la production de ses produits de luxe, ou superflus comme l’armement. Les besoins de la classe capitaliste et des couches qui lui sont associées sont sans limite, ce qui garantit encore de beaux jours à cette classe si l’intervention consciente des travailleurs, cette fois au sens large : producteurs directs ou non, de tous les pays, certes chacun dans le sien et tenant compte des circonstances, n’y met le holà !

Sinon se dessinerait l’avenir d’une société de parasites de plus en plus exigeants et nombreux vivant sur le dos de la masse d'une sous-humanité d’exploités réduits à la misère.


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