Grégory - Les limites des comparaisons en écritures
par gruni
lundi 2 octobre 2017
Un nouveau rebondissement dans l'affaire Grégory ; selon la presse et plus particulièrement le JDD. Encore un épisode de plus dans ce véritable fiasco judiciaire qui a déjà fait couler tant d'encre de larmes et de sang. Cette fois, ChristineNavarro, experte en authentification d'écritures, est sûre d'elle. Deux lettres du corbeau écrites en mars et avril 1983 " "présentent de nombreuses similitudes et surtout aucune différence significative dans leurs caractéristiques graphiques avec celle de la main de Mme Jacqueline Thuriot épouse Jacob". Or, comme l'affirme le site "Police Scientifique", "L’expertise en écriture est un domaine sensible du fait de son lourd passé et des erreurs judiciaires qui ont pu être commises".
Vous avez certainement déjà beaucoup lu d'articles sur la dramatique affaire du petit Grégory. Vous considérez certainement, à juste titre, que suite à l'assassinat de cet enfant retrouvé dans la Vologne, la chasse enragée au scoop de certains médias avait été plus qu'indécente, ignoble et nuisible au déroulement de l'enquête. La responsabilité de la justice, des juges, de la police et de la gendarmerie est aussi gravement engagée. Mais a-t-on assez souligné et expliqué l'importance des expertises judiciaires en écritures et surtout montré leurs limites.
Je vous propose donc la lecture de ce très long article de la Police Scientifique qui vous donnera un maximum de précisions sur les expertises en écritures, voire plus encore si vous le souhaitez, sur l'affaire Grégory.
Les expertises en écriture
On peut considérer deux aspects de l’expertise : l’expertise matérielle (examens techniques et scientifiques du support) et l’expertise en comparaison d’écriture. Cinq écrits sont recensés entre le 4 mars 1983 et le 24 juillet 1985 mais la dernière lettre reçue le 25 juillet par Monique Villemin n’a pas été étudiée par les experts. Trois écrits sont en lettres majuscules (les deux premiers et le dernier) et deux en écriture cursive.
L’expertise matérielle :
Les supports en tant que tels (papier, encre) n’ont pas ou peu été étudiés.
Le 30 octobre 1984, à Nancy, le juge Lambert et l’état major de la gendarmerie se réunissent pour faire le point des avancées de l’enquête. Deux experts en écriture, Annie Jacquin-Keller et Marie-Jeanne Berrichon-Sedeyn, sont aussi conviés à cette réunion. Le premier expert désigné par le juge, Mme Jacquin-Keller, explique avoir observé un foulage sur la lettre de revendication du crime. Un gendarme de la Section de Recherche de Metz, Denis Klein, expert en écriture a été convié pour mettre en évidence ce foulage, ce qu’il fait avec une lumière rasante. Lors de la réunion du 30 octobre, tous les participants (juge, greffier, gendarmes) observent ce foulage. Le procès verbal actant cette réunion sera annulé par la chambre d’accusation de Nancy quelques semaines plus tard, pour non respect du code de procédure pénale.
Le 12 novembre 1984, le gendarme envoie au juge les photographies du foulage accompagné de son rapport précisant :
« les éléments de foulage observés par la majorité des personnels présents le 30 octobre 1984 à la section de recherches de Nancy, juxtaposés aux documents fournis par M. Laroche Bernard, laisse apparaître des similitudes graphiques »
La recherche de traces était donc vouée à l’échec. D’autres produits auraient pu être utilisés comme la ninhydrine connue et utilisée depuis 1954. A cause de cette recherche, le laboratoire allemand jugera la lettre inexploitable. Le passage à la poudre a altéré le document et rendu impossible l’utilisation de l’ESDA qui permet la recherche et la mise en évidence de foulage.
Les lettres du corbeau ont été peu et mal exploités. Celles-ci auraient pu faire l’objet de nombreux examens :
- recherche de traces papillaires à la ninhydrine,
- recherche des foulages avec l’ESDA,
- étude des caractéristiques physique et chimique du papier, des enveloppes, des encres.
Les carences dans le traitement de ces documents et dans l’utilisation de la police technique et scientifique ont grandement fragilisé l’enquête. Pour rappel du contexte de l’époque, au début des années 1980, la France avait complètement laissé en désuétude les laboratoires de police. En 1985, on comptait 35 scientifiques dans ces laboratoires alors que des pays comme la Grande-Bretagne en comptaient 900. Cette affaire a participé à une prise de conscience collective sur le besoin impératif de moderniser la police technique et scientifique Française.
Les expertises en écriture manuscrite
Cinq écrits sont recensés entre le 4 mars 1983 et le 24 juillet 1985. Les quatre premiers seront étudiés par les différents experts.
Voici les conclusions des experts et collèges d’experts :
1. Antoine Argoud. Celui-ci désigne Roger Jacquel comme l’auteur des lettres du corbeau. Cependant au moment de son expertise, cet expert ne possède que l’écriture de Roger Jacquel comme écriture de comparaison.
3. Premier collège d’expert : Alain Buquet et Françoise de Ricci d’Arnoux. Ce collège d’expert estime que les lettres ont été écrites de la main droite. Pour eux, l’écriture qui présente le moins de discordances avec l’écriture du corbeau est celle de Mme Christine Villemin qui possède 23,4% d’incompatibilité. L’écriture de Bernard Laroche présente 58,33% d’incompatibilité avec l’écriture du corbeau et arrive en cinquième position sur la liste de ces deux experts.
4. Deuxième collège d’expert : Jean Glenisson et Roger Laufer. Ces experts estiment que les lettres ont été écrites de la main gauche mais par un droitier. Ils concluent que :
[quote_center] »Mme Christine Villemin est l’auteur des quatre écrits anonymes et des trois enveloppes attenantes »[/quote_center]
« des analogies avec l’écriture cursive de Bernard Laroche et les pièces en question mais aucune de ces analogies n’est décisive »
« des incompatibilités entre l’écriture typographique de Bernard Laroche et l’écriture du corbeau »
5. Troisième collège d’expert : Paul Ourliac, Eliane Petit de Mirbeck et Géneviève Gille. Ce collège d’expert travaille uniquement sur la lettre de revendication du crime , son enveloppe et sur des écrits de comparaison. Les experts pensent qu’il s’agit d’une rédaction d’une main gauche effectuée par un droitier ou un gaucher. Ils excluent avec certitude l’écriture de Bernard Laroche et de sept autres personnes (dont Marie-Ange Laroche, Roger Jacquel et Jean Marie Villemin) et concluent qu’il existe des :
« présomptions graves et suffisamment concordantes pour attribuer à Mme Christine Villemin les documents litigieux«
6. Denis Klein. Celui-ci donnera répondra aux questions précises du juge d’instruction dans quatre expertises distinctes. Ses conclusions seront les suivantes :
- » les mentions manuscrites de la lettre de revendication du crime ne sont pas l’œuvre de la main de Madame Louisette Jacob «
- « l’ensemble des documents anonymes émane d’un seul auteur, adulte, ayant une écriture habituelle en cursive, inclinée vers la droite. Ce dernier a manuscrit certains documents avec une main gauche particulièrement adroite (les documents en écriture cursive) et d’autres avec la main droite en prenant soin de « masquer » son graphisme usuel. Il nous est impossible de définir le sexe du scripteur des documents de question. »
- « l’ensemble des documents fournis par le juge, les quatre enveloppes et les cinq écrits (dont la lettre du 24 juillet 1985), émanent vraisemblablement d’un seul scripteur. »
- « Suite à des analyses scientifiques très approfondies, et ce à l’aide de moyens sophistiqués inexploitables au moment du dépôt des précédents rapports, nous pouvons affirmer que la lettre et l’enveloppe du 24 juillet 1985 émanent de la main d’une tierce personne. » « Les scripteurs Ginette et Michel Villemin sont à mettre hors de cause », « Il existe de nombreuses concordances entre l’écriture de Christine Villemin et la lettre du 27 avril 1983, écrite en caractère typographique, mais il existe quelques différences qui ne permettent pas d’affirmer qu’il s’agit de l’écriture de Christine Villemin », « Malgré les quelques rares divergences graphiques observées dans l’écriture de Monsieur Bernard Laroche, les nombreuses concordances de forme nous permettent de lui attribuer les documents manuscrits en cursives.«
Dans ce dernier rapport adressé au juge Martin et daté du 10 décembre 1991, l’auteur rappelle l’existence d’un foulage sur la lettre de revendication du crime, un L majuscule calligraphique et un B majuscule typographique. L’expert Klein transmet son rapport initial et les photographies de ce foulage.
Dans une instruction, le code de procédure pénale stipule que seul le juge d’instruction peut désigner un expert par voie d’ordonnance. Or, les trois premiers experts sont directement nommés par les gendarmes. Les gendarmes expliqueront plus tard que malgré leur demande le juge Lambert n’estimait pas nécessaire de délivrer une ordonnance de commission d’expert. Les trois premières expertises réalisées par Antoine Argoud, Mme Jacquin-Keller et Mme Berrichon-Sedeyn sont donc annulées pour non respect de la procédure pénale.
Les trois autres collèges d’expert sont régulièrement nommés et leurs rapports sont joints au dossier. Leurs différentes études accablent Christine Villemin et sont la principale charge contre la mère de Grégory, qui depuis l’arrêt de non-lieu de février 1993, a été mis totalement hors de cause.
L’analyse comparative de ces rapports montre des divergences et des contradictions dans les analyses. Aucune confrontation n’a cependant été réalisée entre les différents collèges d’expert. Peu avant son accident, le juge Simon avait décidé de réunir les différents experts en écriture pour confronter leurs points de vue. Cette confrontation n’aura jamais lieu et les rapports d’expertise en écriture resteront une charge pesant sur Christine Villemin. Mais quelle est la valeur de ces rapports ?
Valeur des expertises en écriture manuscrite
Les rapports des collèges d’experts ont constitué une charge grave contre Christine Villemin et il y a lieu de s’interroger sur la pertinence et la valeur scientifique d’examens en comparaison d’écritures manuscrites. Il est malheureux de constater que les rapports contiennent des fautes grossières, des termes inappropriés, des inexactitudes, des imprécisions et des conclusions discutables. Les auteurs mettent en avant certaines concordances entre un écrit et un scripteur mais omettent d’analyser les discordances pour ce même scripteur. Le rapport du premier collège d’expert fait état d’une étude de foulage (dans des conditions inadaptées) alors que les deux expertises suivantes ne font pas état d’analyse du papier et du foulage. Aucun de ces rapports ne détaille les conditions dans lesquelles les documents de comparaison ont été établis et recueillis. Les scripteurs devaient-ils recopier un texte, à quelle vitesse, dans quel contexte ?
Dans l’affaire Grégory, les expertises en écriture manuscrite ont joué un rôle fondamental. Pourtant la question de la valeur de ces expertises en écriture ne s’est pas réellement posée au cours de l’instruction. Aujourd’hui, on ne peut que constater l’échec de ces expertises.