Hölderlin et le temps des coquillages

par Ciriaco
jeudi 26 janvier 2017

L'homme qui avait découvert les coquillages en diamants, comment ses héritiers furent contraint de prendre la fuite et comment les descendants des villageois construirent un monde heureux avec de l'argent.

"Un homme trouva un jour des coquillages magnifiques, polis par la mer et incrustés de diamants. De retour au village, il en montra quelques-uns à la communauté. Toutes et tous s'émerveillèrent devant la beauté des pierres.

"Ô comme c'est magnifique, si je pouvais en posséder une, les hommes se retourneraient sur mon passage et je pourrais trouver mari", dit une femme. Un autre souffla qu'avec de telles pierres il pourrait embellir sa maison et se faire respecter de ses voisins. Et tous étaient les yeux grands ouverts et l'imagination débordante.

L'homme s'était rendu compte qu'il ne pouvait se procurer ce que bon lui semblait par le troc. Régulièrement il retourna à la plage secrète emplie de ses coquillages merveilleux et entama de troquer avec ses coquillages. Il devint à la fois craint et apprécié. Économe, il dispensait avec suffisamment de parcimonie ses coquillages en échange de services et de biens, si bien qu'il restait le seul à en avoir autant. Et comme il demeurait aussi le seul à connaître la plage secrète, il décida de bâtir une plus grande maison et prit femmes et serviteurs.

Malgré sa félicité, l'homme se mit cependant à réfléchir, car un doute l'habitait. Que se passerait-il si à force de commerce, le nombre de coquillages grossissait au point que tous les habitants du village en disposent d'assez pour subvenir à leurs besoins et bien plus ? La valeur de tous ses coquillages serait-elle aussi grande ? Aurait-il les mêmes privilèges puisque tout un chacun pourrait concurrencer le prix de ses transactions quotidiennes et porter ainsi atteinte à son honneur ?

Après quelques temps de réflexion, l'homme s'assoupit en pensant qu'il s'agirait là d'une longue histoire."

 

1. Un conte ordinaire

De ce petit compte, on peut tirer bien des choses. La première est que ce qui fait la valeur sociale de l'argent est l'inégalité de sa redistribution. Si tout le monde avait découvert la plage secrète, l'histoire aurait été banale et sans intérêt et notre homme aurait continué sa vie, semblable à celle de tous ses voisins. Égalitaire et par nécessité solidaire.

Qui veut préserver son capital social doit fonder la valeur sur l'inégalité qu'il y a à en posséder. Dans le monde moderne, on ne parle pas de coquillages : on dit que l'inflation est une mauvaise chose et on protège la plage. Quel hasard, n'est-ce pas. L'inflation est une chose détestée. Et pour cause. Tout individu qui ne remet fondamentalement pas en cause le système économique défend un ordre d'inégalités. Ne sont-ils pas nombreux dans vos postes de télévision à faire pourtant de beaux discours et proposer rustines ou cylindrées ?

La deuxième chose que l'on peut tirer de ce conte, est qu'une fois la monnaie acceptée et mise en distribution, il faut alors faire deux choses pour conserver sa valeur et donc son capital : flatter sans cesse ce à quoi mène l'argent pour que sa valeur reste en échange (qu'un homme ne puisse pas décider dans son coin qu'une pierre quelconque devienne une monnaie), et accumuler encore plus pour que la différence entre la quantité totale de monnaie en circulation et la quantité possédée soit toujours au profit de la valeur possédée.

Vous avez bien sûr tous vu l'envahissement de la publicité ainsi que ses nouvelles formes. Vous avez aussi tous entendu parler de ces milliardaires je ne sais combien fois plus riches que ces millions de pauvres âmes.

Je crois d'ailleurs que c'est le journal Le Point qui écrivait il y a quelques temps que la mondialisation avait entraînée une hausse du niveau de vie partout sur la planète et qu'il ne fallait pas chouiner. Le nombre de coquillages augmente. Alors pour conserver la valeur des privilèges acquis, il faut que le capital des possédants soit de plus en plus important. Quel hasard, encore. Un vrai temps de coquillages !

L'histoire des coquillages, c'est l'histoire de l'inégalité. Nous n'avons pas vécu, durant les 3 millions d'années de notre humanité, toujours ainsi. Si vous avez eu la chance de voyager, vous vous êtes peut-être aperçus des systèmes sociaux et culturels ancestraux, et comment ils menaient la vie bonne. Je vous conseille d'ailleurs à ce sujet la Nouvelle-Calédonie, qui, si vous vous pressez un peu (car la nouvelle agressivité économique y fait déjà des ravages) et que vous êtes assez curieux - et assez respectueux - pour vivre un peu en tribu, vous enseignera tous les bienfaits du troc que faisaient les anciens, il y a à peine 25 ans.

Le drame n'est pas tant que nous voulons posséder autant que les plus riches. Les gens préfèrent travailler et vivre décemment. C'est un petit cadeau de notre humanité. Nous ne sommes pas des bêtes. Non, le drame c'est que l'argent, tel qu'il est, est la source de nos malheurs et que le remède annoncé (la croissance) en est la continuité. Ce qui fait que nous ne développons pas de solidarité, parce que les rapports marchands, en se fondant sur une inégalité fondamentale, l'interdisent. Il n'y a alors plus qu'à s'offusquer, à en perdre la vue.

Mais continuons.

Vous aurez compris que la plage secrète était, pour ce qui nous concerne, la Banque Centrale Européenne. Il y a de cela quelques décennies, la monnaie se référait à du minerai, de l'or. C'était peut être sagesse que de fixer des limites. Mais nous avons vu que les possédants avaient besoin d'accroître leur capital pour éviter de le perdre. Une fuite sans fin. La croissance vous dit-on, et vous êtes une immense majorité à le croire.

La monnaie est en réalité devenue fiduciaire, c'est-à-dire qu'elle est devenue une convention. Cela a été rendu possible par le fait que la valeur d'échange avait déjà été largement socialisée. Que l'inégalité avait pris suffisamment de place dans la société pour que l'argent obtienne une valeur en soi. Une convention qui nous mènerait vers l'acceptation de la misère ? Curieuse convention.

Le capitaliste de notre conte n'avait pas pensé, empêtré dans ses soucis de vanité, à créer ses coquillages. De rien. Ex nihilo. Pour sa décharge, ça ne lui était pas possible, il n'avait pas de machines pour le faire.

Nous en avons dorénavant. La Banque Centrale Européenne, et toutes les banques du monde, en ont. Ces banques créent l'argent. Selon leurs besoins. Rien de plus bête en réalité. Une planche à billets pour toutes ces misères dans le monde et à côté de nous. A taux variables. Plus chers pour les pauvres et les pays en difficulté. L'inégalité doit être maintenue comme les barreaux d'une fenêtre de prison. La valeur de l'argent en dépend.

Pour réguler et ne pas retomber dans les soucis de notre homme aux coquillages, les banques ont inventé une diablerie : la dette. L'argent à une valeur parce qu'il faut le rembourser. Autrement dit, une banque crée de l'argent à partir de rien sans que cela lui coûte, le prête, et fait profit avec le taux de remboursement. Les économistes aux manettes, qui savent bien de quoi je parle, et qui rient sous cape depuis longtemps, appelle cela une monnaie crédit. Encore une fois, étrange convention.

 

2. L'histoire de Hölderlin

Hölderlin disait que "là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve". Holderlin, moi je l'aime bien, mais j'en ai pas vu souvent la couleur, de sa citation.

L'argent : une convention, un papier, un chiffre. La première question que je me suis posé (conditionné comme vous par le poids des discours dominants) a été de me demander à l'inverse comment, puisque cette convention est libérée de toute matérialité, de toute contrainte définitive, nous ne pourrions pas du coup agir facilement sur cela.

Alors imaginons encore un peu. Une société qui aurait vu un de ses représentants politiques oeuvrer pour que là où la colère remplace la vue et la misère l'éducation, une question apparaisse, un doute : pouvons-nous vivre autrement ? Mais de quels combats serait cet homme si ce n'est dénoncer le mensonge des possédants ? S'acharner, faire tous les efforts didactiques ? Refuser les alliances, rassembler seul dans un monde déjà bien établi ?

Imaginons qu'un homme sur terre ait compris l'histoire que je vous conte. Qu'il en ait eu suffisamment de rage pour se battre (jusqu'à souhaiter le départ des hommes aux coquillages, choses dont habituellement on s'effraie) et suffisamment d'intelligence pour imaginer une solution ? Qu'elle serait-elle ?

*

"Bien après que le village eut dépassé ses frontières, une civilisation naquit. Le fils de l'homme aux coquillages avait inventé le marché, de manière à ce que la société puisse accepter l'inégalité. Une façon de faire rêver. Il s'arrangea pour que celui-ci apporte plus de profits aux propriétaires de coquillages, de manière à stabiliser la valeur des coquillages, en circulation croissante. L'ordinateur fut inventé et les hommes aux coquillages créèrent des coquillages en masse avec des machines.

Les générations passèrent et après beaucoup de tourments, d'injustices et de guerres pour le programme "coquillage", des hommes et des femmes réuissirent à prendre place devant l'ordinateur de la banque aux coquillages. Comme ils n'en avaient ni l'habitude ni la vilenie (ils étaient issus des enfants du village), ils décidèrent de créer de l'argent sans en faire du profit et donc de supprimer le programme "coquillage" de l'ordinateur. Ce fut une longue histoire, dont je vous passe les détails, car pour croire en leur destin commun à ce point et chasser les hommes aux coquillages, ils durent batailler dur et entrer eux-mêmes dans beaucoup de leurs institutions. Les hommes aux coquillages s'en étaient tous allés, rageant et pestant, vers d'autres plages et d'autres ordinateurs.

Parce qu'ils connaissaient fort bien les tourments des programmes "coquillages", ils furent portés à la réforme suprême. Ces hommes et ces femmes avaient alors dit aux États : "Quels sont vos besoins ? Quels sont les difficultés de vos pays ? Avez-vous de la misère et des gens sans logis ?". La somme d'argent nécessaire avait été créée, une monnaie qui n'était plus une monnaie crédit. Les États avaient attribué leurs budgets librement. Priorisé. Puis la nouvelle banque sans coquillage avait demandé : "Quelle autonomie énergétique avez-vous besoin pour ne plus faire la guerre ?". Les États avaient alors planifié une transition écologique. Avec un budget libéré de toute contrainte de remboursement.

Inquiets devant autant d'argent subitement en circulation, les États avaient dit : "Parce que ce que nous faisons à une valeur, nous devons raréfier l'argent". Ils avaient alors prélevé un impôt pour que l'argent retourne de là où il vient et à jamais : dans une archive d'ordinateur. Et ils avaient ajouté : "Parce que nous ne pouvons consommer autant dans un monde fini, nous devons privilégier l'égalité et la solidarité". Les femmes et les hommes de la banque sans coquillage avaient dit : "Bien sûr, nous allons mettre en circulation une monnaie inflationniste".

Les inégalités avaient ainsi fortement diminuées. La pauvreté éradiquée. Cela avait été un long processus d'équilibrage entre la hausse des prix inclinant aux formes de solidarités ancestrales, l'injection d'aides massives pour la fin de la pauvreté par et le maintien par l'impôt d'une valeur acceptable pour les investissements de bien commun et l'économie générale. Il y avait fallu beaucoup de science, mais la civilisation avait produit toutes les connaissances nécessaires. Le temps et le vote dans les institutions participatives pour les orientations avaient fait le reste. Tout le monde s'accorda à dire que l'important n'était plus l'argent, qu'il valait mieux que les différences s'expriment autrement et sans misère et que les coquillages étaient jolis, mais sans plus. Les ronchons étaient moins légions, car les riches étaient devenus rares. Hölderlin avait oublié de dire que l'histoire est une question de moment. Tout au plus les nantis pouvaient-ils enfin apprendre la solidarité. Ce n'est pas si dur se disaient-ils parfois - bien moins que la croissance répondaient en riant les hommes et les femmes de la banque sans coquillage."

*

Cela nous parait utopique, n'est-ce pas. Le poids immense des inscriptions sociales crée une réalité bien difficile à changer. Poids que nous reconduisons par manque d'informations et, il faut bien le dire, d'éducation, dans bien des domaines.

Le système présenté dans cette petite histoire existe bel et bien ; c'est le chartalisme et il nous vient de Georg Friedrich Knapp, illustre inconnu des facs d'éco. Je vous laisse imaginer l'étendue des possibilités. Le chartalisme a été envisagé durant la crise économique des années 30 aux États-Unis, mais les ultralibéraux ont vite flairé le coup, et ne nous ont laissés qu'en vague souvenir un Keynes bien démodé. Sachez que les décisions concernant la monnaie ont été prises en toute connaissance de cause. Et qu'il n'y a pas véritablement de fatalité pour qui contrôle la monnaie.

Hölderlin, mon ami, nous n'étions pas informés. Et nous sommes aujourd'hui loin d'être prêts.

 

 

Ce texte est dédié à la terre de Kanaky, là où beaucoup de mes réflexions prirent sens, ainsi qu'aux hommes et femmes qui nous offrent de créer du rapport de force.

Sources

Histoire de la monnaie

Chartalisme

L'actualité du chartalisme :
  Médiapart

  Frapper monnaie


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