Hommage à Charlie Hebdo : Daesh ou la mort d’Allah

par Daniel Salvatore Schiffer
mercredi 6 janvier 2016

7 janvier 2015 : une date funeste, qui restera à jamais gravée dans la mémoire collective française, sinon internationale. Ce jour-là, en effet, des terroristes se revendiquant d'un prétendu « État Islamique », tristement connu sous le nom de « Daesh  », assassinaient sauvagement, à coups de salves de kalachnikov, une bonne partie de la rédaction d'un journal aussi emblématique, par son indomptable esprit de liberté, que « Charlie Hebdo  », situé en plein cœur de Paris.

Tout, ou presque, a déjà été dit, depuis lors, sur cet abominable massacre. J'ai d'ailleurs moi-même publié, le jour même, une tribune (http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1303196-attentat-a-charlie-hebdo-une-tragedie-abominable-c-est-la-liberte-qui-est-attaquee.html) où, tout en condamnant ce carnage sans nom, sinon celui de la plus abjecte barbarie, je pleurais ces innocentes victimes, qu'elles fussent de célèbres et talentueux caricaturistes (Cabu, Charb, Tignous, Wolinski) ou de simples mais héroïques agents de police.

CARICATURE DE L'ISLAM

Certes cette barbarie à visage islamiste n'est-elle jamais, comme je le spécifiais encore dans une autre tribune (https://blogs.mediapart.fr/daniel-salvatore-schiffer/blog/070115/charlie-hebdo-la-liberte-assassinee-par-la-caricature-de-lislam), qu'une caricature éhontée de l'islam, immense civilisation et culture pour laquelle j'éprouve, par-delà mon agnosticisme et même mon scepticisme quant aux croyances religieuses, le respect le plus sincère. Ainsi, ce que ces haineux assassins avaient tué là, y poursuivais-je, ce n'était pas tant « Charlie Hebdo », qui a fort heureusement continué de vivre malgré cet incommensurable drame, mais bien leur propre, outrancière et criminelle vision de Dieu ou encore, en termes musulmans, d'Allah.

Car qu'ont-ils en définitive fait, ces imposteurs de tous poils, sinon substituer indûment leur seul fanatisme idéologique au véritable message théologique, fût-il biblique ou coranique, pour autant bien sûr, ainsi que je le précisais plus haut, que l'on y croie ?

NIETZSCHE ET LA MORT DE DIEU/DAESH ET LA MORT D'ALLAH

Cette abusive manière de transformer une prétendue foi en meurtre réel, un philosophe tel que Nietzsche, dont on sait ce que notre modernité lui doit en matière d'émancipation de l'esprit rationnel par rapport au dogme religieux, l'avait déjà dénoncée, au sein de sa « généalogie de la morale », dans sa critique des valeurs judéo-chrétiennes. C'est là ce qu'il appelait, dans Le Gai Savoir tout d'abord puis dans Ainsi parlait Zarathoustra, la « mort de Dieu » et que, transposé dans le monde musulman, l'on pourrait nommer aujourd'hui, à la vue des crimes commis par cette cruelle et brutale caricature de l'islam qu'est Daesh, « la mort d'Allah ». Ainsi, écrit Nietzsche en son Gai Savoir  : « Où est allé Dieu ? Je vais vous le dire. Nous l'avons tué ! C'est nous qui sommes ses assassins ! (…) N'entendons-nous rien du bruit que font les fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine ? Les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtries ! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu'à ce jour a saigné sous notre couteau ! Qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d'inventer ? ».

Paroles éminemment prophétiques, lourdes de sens, lorsque l'on songe à la façon, particulièrement sanguinaire, dont les tortionnaires de Daesh décapitent, avec leurs longs couteaux ou leurs sabres effilés, les supposés « infidèles » !

LA « UNE » DU NUMERO HOMMAGE DE CHARLIE HEBDO

Ainsi, cette mort de tout authentique sens du sacré, si ce n'est du véritable esprit religieux, qu'on le nomme, en référence au christianisme ou à l'islam, Dieu ou Allah, est-ce là, très exactement, ce qu'entend exprimer, plus en profondeur, la terrible mais adéquate « une », avec un dessin particulièrement évocateur de Riss, de ce numéro de Charlie Hebdo publié, un an jour pour jour après cet odieux attentat du 7 janvier 2015, en hommage à ses malheureuses victimes : « l'assassin court toujours  » y est-il en effet stipulé, avec, pour illustrer ce titre choc, un dieu, vengeur et barbu, revêtu d'une djellaba ensanglantée et portant à l'épaule une kalachnikov, adaptation contemporaine, plus martiale et plus sophistiquée, de l'ancestral couteau nietzschéen (http://www.jeudi.lu/un-dieu-assassin-a-la-une-du-numero-anniversaire-de-charlie-hebdo/) !

Ce fanatisme religieux, qui prenait hier l'étendard des croisades ou le spectre de l'inquisition comme il prend aujourd'hui l'alibi de l'islamo-fascisme afin d'imposer son totalitarisme idéologique, Jean Soler l'a remarquablement bien analysé en un ouvrage ayant pour emblématique titre La violence monothéiste (qu'elle soit liée au judaïsme, au christianisme ou à l'islam) et, plus récemment, en un essai, concis mais incisif, intitulé Qui est Dieu ? (Éditions de Fallois, 2012). Qu'il me soit d'ailleurs permis, à ce propos, de mentionner ici l'entretien (http://www.lepoint.fr/culture/de-quoi-dieu-est-il-le-nom-08-12-2012-1547235_3.php) qu'il m'accorda, sur ce sujet aussi délicat qu'instructif, il n'y a guère si longtemps !

LES LUMIERES DE LA LAÏCITE : RAISON, TOLERANCE ET DEMOCRATIE

D'où précisément, face à ces épouvantables guerres de religion, elles-mêmes issues d'une interprétation fallacieuse des textes sacrés, l'indispensable recours à la laïcité, sans laquelle il n'est point de démocratie qui compte ni de tolérance qui vaille, ainsi que les Lumières, philosophes prônant le nécessaire recours à la raison, nous l'enseignèrent, anticipant là la future loi de 1905 en France, avec, notamment, Montesquieu et son Esprit des lois ou Voltaire et son Traité sur la tolérance.

C'est d'ailleurs là ce qui manque cruellement, aujourd'hui, à l'islam : l'esprit, sinon la révolution, des Lumières, ainsi que Malek Chebel, l'un des plus illustres représentants de la culture musulmane en Occident, l'a parfaitement bien démontré en deux de ses livres : Manifeste pour un islam des Lumières - 27 propositions pour réformer l'islam (Hachette Littératures, 2004) et L'Islam et la raison - Le combat des idées (Perrin, 2005). Ce retour aux lumières, je l'appelais moi-même de mes vœux, du reste, ainsi que je l'écrivis, encore, en un autre de mes articles parus au lendemain de cet attentat à Charlie Hebdo (http://www.lexpress.fr/actualite/apres-la-tragedie-de-charlie-hebdo-la-france-des-lumieres_1640604.html).

Car, afin de dissiper la confusion régnant au sein des mentalités, la laïcité, qui établit la nécessaire séparation, au sein de la société civile, entre le pouvoir politique (l’État) et le pouvoir religieux (l’Église), c'est bien cela : non pas la négation, encore moins l'interdiction, de la foi, c'est-à-dire d'une quelconque croyance religieuse, laquelle appartient à la sphère privée de l'individu, mais bien la simple, quoique primordiale, distinction, dans la sphère publique, entre ces mêmes croyances religieuses, certes subjectives mais néanmoins respectables, et le fait politique, censé appartenir, ainsi que l'indique le sens du mot « démocratie », à tous, tel un bien public.

LES VALEURS DE L'HUMANISME ET LA LIBERTE DE CONSCIENCE

La laïcité, c'est donc, avant tout, la liberté de conscience, sur le plan théorique, et la liberté de culte, sur le plan pratique. Mieux : la laïcité, c'est en premier lieu - le paradoxe n'est qu'apparent - la pluralité des religions, le respect des différences, dans la mesure où elles se voient protégées par le cadre de la loi. Bref : la laïcité, c'est l'acceptation de l'Autre, qu'il soit croyant, athée ou agnostique. Ainsi se révèle-t-elle être la garante morale, plus encore que politique, de la liberté individuelle, la quintessence du libre examen.

MERCI A CHARLIE HEBDO  !

La laïcité, c'est donc, en définitive, une certaine idée, sinon de la civilisation, du moins de l'humanisme. C'est dire si son enjeu, en ces temps de nouvel obscurantisme religieux, où les fous d'Allah font la guerre à la liberté, est important : vital !

Merci à Charlie Hebdo de nous l'avoir rappelé très opportunément, avec cette « une » commémorant, par-delà sa veine satirique ou même polémique, le premier anniversaire du tragique attentat du 7 janvier 2015. Salutaire !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur de La Philosophie d'Emmanuel Levinas (Presses Universitaires de France), Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy (Éditions de La Martinière), Lord Byron (Gallimard-Folio Biographies) et Le Testament du Kosovo (Éditions du Rocher).


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