Hommage à Jean Rochefort et Claude Rich : le dandysme à la française

par Daniel Salvatore Schiffer
mercredi 11 octobre 2017

De ce grand acteur que fut Jean Rochefort, mort ce 9 octobre 2017 à l’âge respectable de 87 ans, il a déjà été presque tout dit, ces derniers jours, et non seulement au regard de son immense talent : ce rare et magnifique don qui faisait qu’il pouvait jouer, avec une identique grâce, tous les rôles, des plus fantaisistes, comme dans une comédie telle que « Un éléphant ça trompe énormément », aux plus tragiques, comme ce « Crabe-Tambour » qui lui valut méritoirement, en 1978, le « César » du meilleur acteur. Ses qualités humaines, elles aussi, ont été, à juste titre, unanimement louées : son indéfectible élégance, y compris dans les scènes les plus cocasses (voir, par exemple, « Cartouche », où il donne la réplique à Belmondo), aussi bien que ce flegme très « british », un peu pince-sans-rire, où humour et insolence se conjuguaient admirablement bien pour aboutir, finalement, à cette indéfinissable grammaire du style qu’on nomme le charme.

Aussi, Brigitte Bardot, l’une des ultimes icônes vivantes du cinéma français, a-t-elle raison de dire, dans l’émouvant hommage qu’elle vient de rendre à son « adoré » Jean Rochefort, que celui-ci tenait à la fois, dans son allure, dans le raffinement de sa gestuelle comme dans le velouté de sa voix, du « lord » et du « dandy », fût-il, à voir aujourd’hui le chagrin de son public, « populaire » malgré son air nonchalamment aristocratique.

ENTRE LORD BYRON ET MARCEL PROUST

Rochefort, aux dires donc de Bardot : une synthèse idéale, imaginée par l’esprit et imagée par le cinéma, entre le dandysme anglais, façon Lord Byron, et le dandysme français, à la manière d’un Marcel Proust, fine moustache incluse ? Encore faudrait-il savoir ce qu’est, précisément, le dandysme ! Jules Barbey d’Aurevilly, l’un des écrivains les plus fascinants du XIXe siècle, en fournit un premier mais nécessaire élément de réponse via le légendaire portrait qu’il brosse du plus emblématiques des dandys historiques, Lord Brummell, en qui le Tout-Londres de l’époque voyait l’ « arbitre des élégances » justement : « Le dandysme est presque aussi difficile à décrire qu’à définir. Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit côté, ont imaginé que le dandysme était surtout l’art de la mise, une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et d’élégance extérieure. Très certainement c’est cela aussi ; mais c’est bien davantage. Le dandysme est toute une manière d’être (…), entièrement composée de nuances, comme il arrive toujours dans les sociétés très vieilles et très civilisées, où la comédie devient si rare et où la convenance triomphe à peine de l’ennui », spécifie Barbey dans « Du Dandysme et de George Brummell ». 

Jean Rochefort, c’était en effet à lui tout seul, ainsi doté de ce subtil jeu d’acteur où il évoluait à merveille, ce flamboyant tableau de la comédie humaine au tragi-comique faîte de notre bonne vieille, mais surtout très civilisée, société française !

BAUDELAIRE ET LE DANDY CHEVALIER

Jean Rochefort n’était pas toutefois, quant à ces insignes caractéristiques du dandysme en ce qu’il a de plus noble, que cela. Cet homme distingué se passionnait également pour l’un des animaux fétiches des dandys : le cheval, être aux ascendances quasi mythologiques et particulièrement racé. Au point que tout dandy digne de ce nom se doit d’avoir en toute circonstance, dans la félicité comme dans l’adversité, une attitude réputée, précisément, « chevaleresque » !

De cette trop rare qualité morale, où l’éthique (le souci du « bien ») confine à l’esthétique (la recherche du « beau »), c’est Charles Baudelaire, autre grand dandy historique, qui offre, dans une de ses « Critique d’art » les plus réussies, la meilleure des illustrations. Y parlant de ce dandy en qui il perçoit, comme l’indique l’intitulé de cet important texte, « Le Peintre de la vie moderne », il écrit effectivement : « C’est bien là cette légèreté d’allures, cette certitude de manières, cette simplicité dans l’air de domination, cette façon de porter un habit et de diriger un cheval, ces attitudes toujours calmes mais révélant la force (…) en qui le joli et le redoutable se confondent si mystérieusement. » 

INCLASSABLE A FORCE DE CLASSE

Bref : Jean Rochefort, ce dandy chevalier, avait tellement de classe, dans son existence quotidienne tout autant que dans sa carrière professionnelle, qu’il en devenait forcément - le paradoxe n’est qu’apparent - inclassable. Infini privilège des êtres foncièrement libres ! 

Comment toutefois terminer cet hommage, aussi humble soit-il, à Jean Rochefort, sans évoquer, non moins sincèrement, la mémoire de cette autre grande figure du cinéma français que fut son ami et complice Claude Rich, disparu, lui aussi, ce 20 juillet 2017, il n’y a guère si longtemps ?

 

Certes son registre d’acteur ne fut-il pas moins ample ni talentueux. Mais s’il est un rôle où cet autre dandy qu’était Claude Rich put déployer tout à son aise son génie, y compris sur le plan théâtral, ce fut, très certainement, dans un film tel que « Le Souper », pour lequel il fut lui aussi couronné à raison, en 1993, d’un « César » du meilleur acteur. 

DE L’ART DE VIVRE A L’ART DE MOURIR

Là, en ce film de très haute tenue, tant dans la splendeur de sa forme que dans la profondeur de son contenu, où l’intelligence des dialogues se joue à fleurets mouchetés, c’est l’immortel Chateaubriand, en qui Baudelaire voyait « la quintessence du dandysme littéraire », qui sert, nanti de ses « Mémoires d’outre-tombe », de toile historique.

Ainsi y assistons-nous, après la chute de Napoléon à Waterloo, à ce mémorable souper où Talleyrand, l’ancien Ministre des Affaires Etrangères de l’Empereur, a convié, sous les ors de son luxueux hôtel particulier, Fouché, encore Ministre, quant à lui, de la Police. C’est à cette occasion-là, lors de cette rencontre parisienne entre ces deux illustres figures de l’Empire, que le princier Talleyrand, magistralement interprété par Claude Rich, a, face à un Fouché (joué par un excellent Claude Brasseur) aussi subjugué qu’intrigué par la somptueuse délicatesse des mets qui lui sont présentés avec autant de faste, ce mot que Chateaubriand fera donc passer à l’Histoire : « il y a un savoir-mourir, comme il y a un savoir-vivre ».

Sublime, en effet, cet art consommé du dandysme où ces deux authentiques esthètes que furent Jean Rochefort et Claude Rich se sont éteints pour mieux illuminer, peut-être davantage encore, nos vies comme en une part d’éternité !

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur, notamment, de « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps » (Presses Universitaires de France), « Le Dandysme – La création de soi » (François Bourin Editeur), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (publiés tous deux chez Gallimard, coll. Folio Biographies), « Oscar Wilde – Splendeur et misère d’un dandy » (Editions de La Martinière), « Petit éloge de David Bowie – Le dandy absolu » (François Bourin Editeur). A paraître : « Traité de la mort sublime – L’art de mourir, de Socrate à David Bowie » (Alma Editeur).


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