Hommage à un bijoutier du son, créateur du Nagra... et de bien d’autres choses (II)

par morice
mardi 12 février 2013

Stefan Kudelski, chercheur sans relâche, ne s'est pas contenté de fabriquer le magnétophone mythique des journalistes. Très vite, il a été approché par des militaires, séduits par la fiabilité de ses machines. Les premiers étant des français, les seconds rien moins que la CIA, avec qui il va passer des contrats fort discrets, aboutissant entre autres à un mini-enregistreur qu'une série télévisée (Mission Impossible) rendra célèbre. Tout le monde succombera à ses machines increvables, y compris les musiciens, dont les Beatles. Mais l'avènement du numérique portera un rude coup à l'entreprise, dont tout le business reposait sur l'analogique. 

C'est la réputation de fiabilité de ses mécanismes qui fait diversifier la production de l'entreprise Kudelsk. Vous l'aviez bien compris en effet, les gens qui sont intéressés sont bel et bien... des militaires, français, de surcroît, qui se heurtent alors à un problème de miniaturisation difficile à résoudre. On le l'a su qu'en 2001 (le secret avait duré plus de 30 ans !) mais en 1967 la marine française avait démarché Kudelski pour qu'il lui fabrique un enregistreur capable d'emmagasiner les données de la trajectoire d'une de ses torpilles, via les mouvements enregistrés de ses servos-commandes agissant sur les gouvernails. Problème, la place à bord de cette même torpille. L'équipe de Kudelski résolut parfaitement avec un mini magnétophone à deux bobines superposées, entourées de têtes d'enregistrement et de galets de pression. Un véritable chef d'œuvre d'horlogerie, à glisser dans le corps circulaire de la torpille. Le projet avait débuté avec le nom de code "crevette", c'est le nom qui sera dévoilé 34 ans après pour ce contrat resté à ce jour toujours... confidentiel. La France était alors en train de construire ses sous-marins d'attaque de type Daphné (il y en aura onze de mis en service entre juin 1964 et mars 1970), innovants (ils plongaient à 300 m et emportaient chacun 12 tubes lance-torpilles de 550 mm). Le processus de dévéloppement de torpilles neuves est un long processus (une quinzaine d'années en général) et on peut aussi penser que la "crevette" de Kudelski ait pu servir également à la réalisation du modèle nouveau mis en service l'ASM Mod4, en 1976 seulement : c'était le développement final de l'ASM électrique L3 de... 1961.

A la même époque, Kudelski lance le modèle IV, entièrement aux transistors au silicium. L'engin compact peut désormais fonctionner fonctionner à des températures comprises entre -20 º C et 72 º C (muni de ses piles D) et entre -55 º C et 71 º C, avec une alimentation externe). Mais il est surtout devenu... stéréo (il y a deux modèles, le modèle N est mono pleine piste, le S est stéréo, ici en photo le modèle D). Les commandes frontales, auxquelles les clients du modèle précédent sont habitués, sont inchangées. Son prix est exorbitant, pour le profane mais pour les professionnels cela n'a jamais été un obstacle : "Les professionnels n'hésiteront pas à payer plus cher s'ils savent qu'ils peuvent être tranquilles avec leur matériel dans les conditions les plus dures" résumait alors Stefan Kudelski. L'engin était vendu le prix d'une petite voiture de l'époque. Mais tous ceux qui l'ont gardé peuvent témoigner : il ont tous fonctionné plus de 15 ans (minimum) sans anicroche !

C'est à la même époque qu'on le retrouve dans les studios de prise de son, où il sert de complément aux prises d'essais. Une habitude qu'auront certains artistes, ou parfois certains producteurs de tout enregistrer dans le studio même... pour l'histoire, parfois quand on retrouvera les bandes au fond d'un placard pour en faire des pirates ou des inédits. C'est ce qui est arrivé... aux Beatles, en 1969, lors des cessions d'Abbey Road, appelées aussi "Get Back Cessions". L'ensemble des prises tient sur... 83 CDs, représentant 2187 prises différentes, faisant au total 97 heures, 44 minutes et 7 secondes. L'enregistrement est en mono, pris à partir de la vénérable console de prise de son "Redd 37 Stereosonic", numérotée 58121A (à 4 voies seulement, elle pesait 350 kgs et valait 125 000 kivres !) et il était destiné à illustrer le film tourné alors par Michael Lindsay-Hogg. On découvrira l'intégralité des bandes (entre 500 et 550 bobines de 16 minutes maxi !) en 2003 chez un revendeur hollandais de disques 'bootlegs" (pirates). Certains extraits alimentaient les disques pirates des Beatles depuis les années 70 ! Les bandes révélent que le processus de création des Beatles était plutôt lent, comme lors de l'écriture de ''The Long and Winding Road,'' qui durera des mois, et qu'il consistait à modifier l'interprétation de morceaux souvent choisis dans le répertoire des débuts du rock. Au milieu, on peut aussi entendre les désaccords du groupe : Harrison, frustré de se voir indiquer par McCartney ce qu'il devait jouer, fera l'absent plusieurs jours, McCartney proclamant alors que "s'il ne revenait pas, il appellerait Eric Clapton" ! On ne possède qu'un seul cliché semble-t-il de l'installation ; celle de McCartney discutant avec le manipulateur du Nagra.

La nouveauté, dans les années 70, amenée par l'usage massif des transistors est la miniaturisation. Ces avancées industrielles intéressent certains, dans le monde de l'espionnage, notamment, on l'on tend à dissimuler les appareils d'écoute. Logique donc que la firme suisse se fasse approcher par... la CIA. Dès les années 60, celle-ci va carrément subventionner les recherches de la firme Kudelski pour fabriquer une petite merveille qui ne sera révélée qu'en 1971, le Nagra SN, qui tient dans la paume d'une main (il fait 4.5 x 10 x 2.6 cm) et marche à piles (deux de 1,5 volts). Equipé de petites bobines de à bande de 1/8eme de pouce (3,81 mm), ne pesant que 590 g, il sort d'abord en vitesse 9,5 et 4,75 puis en 4,75 et 2,38 pour davantage servir de "mouchard" téléphonique pour les employés de la CIA. Il est si petit que pour rembobiner, on doit déplier... une manivelle disposée repliée entre les deux bobines (bien visible ici et là)"On se souviendra en effet que c’est à la CIA que l’on doit la création du SN, plus petit enregistreur à bande de sa génération, puisqu’elle a subventionné son étude et sa fabrication en échange d’une période d’exclusivité de 10 ans. L’adorable petite machine, que l’on peut considérer comme l’ancêtre du walkman Pro de Sony, allait devenir célèbre par la suite en apparaissant notamment au générique de la série Mission Impossible, et faire rêver les amateurs du monde entier à travers une conception mécanique digne des montres suisses les plus sophistiquées." L'engin vu dans la série Mission Impossible ne sera pas le seul : d'autres engins seront utlilisés dans la série, compilés ici de façon assez didactique. Le nom "SN" vient de "Série Noire" (Black Series) en référence ax "blacks programs" de la CIA. On peut vite voir la différence avec la concurrence quand on le compare au Juliette LT-44 par exemple au look de tiroir bancaire et pesant 1 kilo pile avec ses .... 4 transistors à bord. Produit au Japon, on l'appellera aussi “Star-Lite ST-666”, “Lloyds TP-655”"Mayfair 313", et"International 410"... Seul l'Aiwa TP-60R au look dépouillé peut faire figure dans le genre de réussite, à la même époque.

La CIA deviendra cliente assidue, mais pour un autre modèle plutôt. A la fin des années 70, la CIA enregistre à fond... sur des Nagra disposés verticalement sur des murs complets, équipés de grosses bobines : dès que l'une est pleine, l'appareil à côté prend le relais automatiquement (l'appareil vide déclenchant lui-même le suivant un peu avant la fin de la bande !). Destiné au départ aux radios automatiques américaines, dans des racks standards de 19 pouces, l'appareil sans cabestan est équipé d'un compteur temporel, le premier du genre dans la compagnie (en A ici le cabestan, en B le galet presseur). Il est mis en place dans les tours de contrôle pour enregistrer en temps réel tous les messages échangés... et remplit également des caves complètes appartenant à la CIA... Insatiable, la firme produit aussi alors le Nagra IS de reportage plus petit (il n'accepte que les petites bobines de 5 pouces, mais il est plus plus léger (il ne dévore que huit piles R20 au lieu de 12), doté pour la première fois trois moteurs (plus de courroies !) , et surtout des touches avance et retour rapides "classiques" (boutons poussoirs et non plus rotatifs). Plus petit, il s'ouvre toujours de la même façon révélant son électronique plus poussée. L'engin (ci-dessous à gauche) conçu à la demande de la RTBF, sera surnommé "l'infaillible" en raison de sa solidité légendaire. Par sa taille réduite, il préfigure les prochains enregistreurs numériques. Un vrai petit bijou (voir-ci-dessous).
 
Le métier de la radio change, au seuil des années 80, car à ce moment-là, la télévision lui fait désormais concurrence dans l'actualité. Une actualité dont les besoins en magnétoscopes se fait sentir, notamment pour les reportages extérieurs. Kudelski s'empare du marché et propose à la surprise générale en 1983 un appareil "portatif", le VPR-5 en association avec Ampex-USA. Avec 4 moteurs, 4 canaux audio et 16 têtes d'enregistrement, et 7 kilos seulement, il surclasse même ceux de studio. L'engin sera acheté à 100 exemplaires pour devenir le phénomène technique des Jeux Olympiques de Los Angeles en 1984, puis pour couvrir la Coupe du Monde de Football du Mexique de 1986, la BBC s'en payant 16 de mars 1984 à septembre 1988. Il est au deux normes PAL (pour l'Europe) et NTSC (pour l'Amérique). En fait, Stefan Kudelski n'est pas très "foot" : il préfère de loin le ski ou le nautisme. Bon naviguant, il passe des week-ends à bord de son bateau...
 
 
Le bateau ? L'occasion pour lui d'inventer un autre appareil indispensable : le fax marin, baptisé bien sûr Nagrafax ! "1977 a également vu l'introduction du Nagrafax. S'appuyant sur la vaste expérience nautique de Stefan Kudelski, qui avait vu la nécessité d'un système récepteur de faxsimilé météo de surveillance météorologique, pour être utilisé à bord des yachts privés et commerciaux. Ce système, jusqu'à présent réservé aux militaires a été introduit dans des domaines aussi variés que les aéroports, stations de ski et les stations de la Garde Côtière, les phares ou à bord des navires de commerce. Utilisé lors des événements maritimes tels que le « Whitbread Round World Race", à bord de bateaux tels que « l'UBS Suisse". Il a été installé à bord des 23 yachts de la première « Route du Rhum ». Le bateau représentait beaucoup pour l'ancien réfugié : la liberté, peut être bien : "André Kudelski se souvient d’un papa présent malgré son goût marqué du travail. « Le bateau était l’élément le plus rituel. Chaque année, il emmenait toute la famille en Méditerranée. Chacun avait son rôle sur le bateau. Moi, je l’assistais quand il y avait une panne moteur, c’est-à-dire souvent, je l’aidais, lui passais les outils, etc. » « Les vacances finies, il travaillait régulièrement le week-end, c’est vrai, poursuit celui qui lui a succédé à la tête du groupe Kudelski. Cela représentait un havre de paix pour lui, il n’était pas dérangé comme la semaine. Souvent, il emmenait ses enfants avec lui. Il nous faisait visiter l’entreprise, nous montrait telle ou telle machine, nous expliquait à quoi cela servait. Il aimait partager son savoir, nous disant que le savoir est une des rares choses que l’on ne perd pas si on le partage. » Le bateau comme symbole des règles de la vie  : "l’homme a ses exigences aussi. A ses enfants, il inculque très jeune le sens des responsabilités, leur apprend à douter et à se remettre en question. « Dès 10 ans, j’ai vécu le moment le plus dur de ma vie, en ciré à la barre du bateau avec des vents de plus de 100 km/h, des creux de 3 ou 4 mètres et le mal de mer. Là, on n’a pas d’autre choix que de continuer à barrer et de garder le cap. » Une école de vie version maritime que l’inventeur du Nagra cultivait au quotidien".
 
L'espionnage semble avoir séduit les facultés mentales du chercheur-né : c'est à nouveau à lui que la CIA fait appel pour refondre entièrement son produit-phare du genre, le SN, et d'en faire toute autre chose. C'est l'apparition du Nagra JBR/PS1, un simple enregistreur sans possiblité de réécoute, mais résolument... indétectable. La bande n'est plus présentée sous forme de bobine et doit être lue sur un engin spécial : quoi qu'il en soit, la variante JBR de SN avait une cartouche pour maintenir la bande. L'histoire raconte que le gouvernement américain a commandé ce genre de fonctionnalité plutôt que d'avoir à jouer avec des bobines ouvertes miniatures. L'appareil ne fait que 11,4 cm sur 6,35 cm et c'est alors le plus petit enregistreur au monde (c'est le "Junior Body Recorder"). L'objectif n'est plus la qualté sonore mais la quantité (mais les techniques nouvelles de compression améliorent la qualité : avec le Dolby B (en 1968), ke C (en 1980), l'HX Pro (en 1982) et enfin le SR (en 1986)). . " Je n'ai jamais vu un enregistreur JBR, mais ici nous avons sur eBay un appareil de lecture JBR. Il est fabuleux (...) Alors que le SNST-R et le SNN pouvaient enregistrer (en stéréo et mono respectivement) à 9,53 cm/s et d'atteindre un niveau sonore de qualité), le JBR descend à 2,38 cm/s ... c'est idéal pour les enregistrements clandestins laissé en marche pendant des jours, mais pas très bon pour la qualité de reproduction, logiquement. Or lorsque vous comparez le meilleur de la miniature Nagra, vous pouvez constater qu'il rivalise avec le meilleur de la cassette compacte - 20 Hz à 20 kHz ± 2 dB à 1 ⅞ ips (sur mon Nakamichi CR7) - il s'agit plus d'une curiosité sympathique". Malin, Nagra a prévu aussi de pouvoir faire lire les cassettes du JBT par ses autres modèles, dont le SNST... Sur ce que faisaient en suisse les gens de la CIA, on n'en sait pas beaucoup plus : "Des cadres des agences de sécurité américaine sont venus régulièrement ici, confirme André Kudelski. C’était des tombes, mais le peu d’histoires qu’ils racontaient étaient passionnantes. Leurs homologues français étaient souvent plus bavards. Mais j’ai toujours gardé les secrets." précisera son fils.
 
A la fin des années 80, alors que la firme vient d'entrer dans les studios d'enregistrement pour contrecarrer Studer, notamment, avec ces Nagra T-Audio dotés d'un codge SMPTE pour les sonorisations de films, le monde du son se met à bouger avec les découvertes de Philips. Beaucoup d'entreprises travaillent sur le même projet, celui de la digitalisation du son, qui va commencer par l'enregistrement, obligatoirement avant d'inventer le support le mieux adapté. L' engin toujours analogique de Kudelski dispose d'un clavier qui peut être installé à distance de l'enregistreur, pour faciliter son intégration. Kudelski lui est très pris par un contrat de recherche très spécial demandant beaucoup d'énergie : "un joint-venture avec Honeywell ensuite absorbé toute la R & D de l'entreprise Kudelski et en 1989, un transport spécialisé pour des applications militaires a été inventé sous la forme du RTU. Ce projet a été abandonné pendant la nuit lorsque la "guerre froide" a pris fin, alors qu'il n'était encore qu'au stade de prototype." L'idée était de bénéficier des recherches sur le magnétoscope pour créer une tête d'enregistrement sonore rotative ("rotating head data recorder" ou RTU)". C'est en fait aussi le principe de la Digital Audio Tape (DAT or R-DAT) déposé par Sony en 1987, prenant le son à 48 kHz à 16 bits maximum, et dont Kudelski reprend le haut de gamme à 96 kHz et 24 bits (HHS). Les liens avec Honeywell sont évidents quand on sait où en était la firme en 1975 : "en 1976, un autre format de bande audio numérique a été développé par Soundstream (fondée l'année précédente !), en utilisant de la bande d'1 pouce (25,4 mm) de largeur chargée sur un enregistreur instruments fabriqués par Honeywell agissant enregistreur relié à son tout à un encodage audio numérique et a un matériel de décodage deconception propre à Soundstream. Le format Soundstream a été amélioré grâce à plusieurs prototypes et quand il il est monté à 50 kHz de fréquence d'échantillonnage à 16 bits, il a été jugé assez bon pour l'enregistrement classique professionnel par le premier client de la société, Documents Telarc de Cleveland, dans l'Ohio." C'est deux avant le premier CD-Rom de Philips... et le procédé avait été fort remarqué à la Convention de l'AES cette année 1976. Kudelski avait eu du flair ! Historiquement, l'album d' Archie Shepp "On green dolphin street" enregistré le 28 novembre 1977 a été le premier disque enregistré en digital sur une Denon 034 multipistes. IBM (3M) produira son "Herbie" (ici à droite) comme enregistreur numérique peu de temps après.
 
Stefan Kudelski, lui, sans laisser de côté la recherche, continue à développer ses produits audio. le Nagra E apparaît en 1976 : c'est une version mono simplifiée à une seule entrée et une seule vitesse destinée aux reporters. C'est celle-là que je découvrirai en 1983 à Fréquence-Nord, une locale de Radio-France. Une vraie merveille à manipuler (avec sa sacoche, contenant les indispensables barrette de montage... une paire de ciseaux démagnétisés, et quelques bouts de collant. Sans oublier le micro LEM, quasi insubmersible. De l'artisanat, certes, mais quel régal à manipuler !!!)
 
 
En dehors de l'effondrement de l'URSS alors à venir, c'est l'arrivée du numérique qui a en effet tout chamboulé, dans le domaine du son. Mais l'adroit polonais sait retomber sur ses pattes : grâce à la technologie empruntée au VPR-5 enregistreur vidéo et le contrôleur, l'appareil issu des recherhces sur le RTU devient le NAGRA-D qui utilise une bande audio standard de de 1/4 de pouce pour enregistrer le son.... numériquement et offrir 4 pistes audio de haute qualité pour le cinéma, la télévision et l'enregistrement de la musique. En prime, les Nagra D peuvent être chaînés, et se synchronisent tous ensemble automatiquement ! A sa sortie, il est automatiquement considéré comme la « Rolls Royce » de tous les enregistreurs audio. Sa version II, avec ses convertisseurs 24 bits ("samplant" le son à 96 kHz avec 110 db de dynamique !) renforce sa position de leader des années 2000 : Kudelski est mûr pour se lancer dans le numérique. Avec des bobines de 18 cm, on peut faire tenir 2 heures de son stéréo à plus de 96 Khz de sampling ou 4 heures à 48 : tous les preneurs de son se précipitent et en 2002 "Gangs of New York" de Martin Scorese est enregistré sur un Nagra D par Glen Gauthier, autre sorcier de la prise de son.  Autre nouveauté, l'engin étant entièrement numérique, on peut l'ausculter à distance via un PC relié à un modem. "Lorsque le Nagra-D est connecté à un ordinateur exécutant le logiciel Nadcom, l'ordinateur externe peut être utilisé pour contrôler tous les aspects du fonctionnement de l'enregistreur, ainsi que pour surveiller 38 différents tensions internes, les courants et les conditions électriques. Le diagnostic à distance d'un Nagra-D est donc possible via un modem".
 
Dans les années 80 aussi, un événement vient en effet de secouer le cocotier : le CD (Compact Disc), inventé en 1978 par la société Philips, qui change résolument les méthodes d'enregistrement, désormais numériques. Tout le monde s'attend à se voir s'effondrer ceux dont la technicté ne repose que sur les systèmes analogiques, telle la société de Kudelski. C'est compter sans les ressources de l'homme, ou plutôt de son entreprise, qui, après un bon coup de blues, va très vite rebondir... dans un milieu inattendu, où ses liens avec la CIA ont dû compter, pour sûr.... le numérique ne pouvait effrayer Stefan Kudelski, il y travaillait déjà depuis le milieu des années 70. Mais il ne semblait pas pour autant y croire : c'est son fils, à qui il se heurtera, qui le convaincra de s'engager dans ce qu'on appelle les "nouvelles technologies". Un fils qui a compris que le marché à déjà changé : les concurrents jugés grand public ont monté en qualité et talonnent les produits Kudelski. J'en ferai moi-même l'expérience en passant de Radio-France, avec ses Nagra, à Radio Voix du Nord, créée par Jean Réveillon, et qui s'équipera en Uher4400 Report L Mono 2 pistes (la firme du Baron Von Horstein, dont l'usine se trouvait à Munich). Les bobines tournant à 19 cm/s offraient 20 minutes d'enregistrement). Ça marchait moins bien, certes, mais ça ne marchait pas mal pour autant, et le produit sonore final était de qualité fort semblable au final. L'engin était vendu 9 000,00 Francs (en 1985). Les Nagra, fabriqués en petite série avec des composants de pointe reviennent déjà trop cher à produire et la marge de vente se réduit d'année en année, car le marché était en prime trop étroit. Il fallait se renouveler. C'est ce que va tenter... et réussir le fils aîné, André Kudelski, non sans batailler... avec le père.
 
PS : Un bel hommage humoristique ici de l'usage du Nagra, fait par Fabienne Sintes de Radio-France, qui a bien noté tous les détails amusants de son fonctionnement (y compris le vocabulaire imagé des techniciens du son) :

Merci, M.Kudelski

  • - Pour ces ciseaux hyper pointus qu’on pouvait garder dans l’avion et qui crevaient le porte-NAGRA plein cuir.
  • - Pour la bande son coupée avec les dents quand on avait laissé à la rédac ces fichus ciseaux
  • - Pour la « réglette », qui servait à caler la bande afin de coller les bouts de sons et qu’on oubliait 1 fois sur 2.
  • - Pour les placards entiers dans les couloirs de Radio-France qui ne contenaient QUE des kilomètres de bande BASF, et dont les derniers spécimens ont longtemps été enfermés dans le bureau de Bruxelles parce que Quentin Dickinson ne voulait pas entendre parler du numérique.
  • - Pour les plongées dans la poubelle quand on avait malencontreusement balancé un « et » de 2,5cm qu’il fallait impérativement retrouver.
  • - Pour les morceaux de bande collés sur le pare-brise de la voiture de reportage quand on voulait monter un son en commençant par la fin de l’Interview.
  • - Pour la « galette » qu’on faisait avant le journal en mettant toutes les interviews bout-à-bout au risque de donner des résultats surprenants quand on montait tout à l’envers.
  • - Pour la « chandelle », quand le gars qui courait apporter la « galette » en studio la flanquait par terre et adieu le journal
  • - Pour l’autre « chandelle », quand le moteur droit du NAGRA partait en sucette et transformait le reportage en un chiffon de bande emmêlée qu’on mettait 4 heures à remettre en ordre
  • - Pour les enfilades de NAGRAS banane/banane quand on se branchait les uns sur les autres pendant les meetings politiques
  • - Pour les changements de bande tous les ¼ d’heure pendant les mêmes meetings, et la petite phrase importante qui tombait pile pendant le transfert.
  • - Pour les « pinces-croco » qu’on branchait sur les téléphones des gens après leur avoir tout démonté parce que le combiné sur le haut-parleur du NAGRA c’était le larsen assuré.
  • - Pour les « cols clau », ces gommettes en forme de col Claudine qu’on collait sur les « bobinos » pour les identifier et sur lesquels on pouvait tricher allégrement sur le temps de l’interview
  • - Pour la bande amorce bleue au début du son, et jaune à la fin lorsqu’on montait une interview, si bien qu’aujourd’hui encore on dit « un bleu / un jaune » quand l’interlocuteur parle comme un livre.
  • - Pour ce morceau de bois vertical qui servait à entreposer les « bobinos » avant la diffusion et faisait que même le plus coincé des journalistes disait « bite » au moins 8 fois par jour.

Merci, M.Kudelski, on a l’air de vieux cons, mais c’est bon comme un vieil enregistrement de l’ “Oreille en coin” ou un Europe Midi d’André Arnaud chez nos amis d’en face ! 

 

 

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