Homo confort, à un clic de la sortie d’écran ?

par lephénix
mercredi 4 mai 2022

Vivre avec moins de technologie permet-il de mieux vivre ? L’aspiration de notre espèce au confort se solde par une dévastatrice addiction technolâtre ainsi que, rappelle l’anthropologue Stefano Boni, par « l’appauvrissement de notre expérience sensible et l’altération de certaines de nos facultés ». S’il assure un programme politique consensuel suscitant une adhésion massive au « modèle social techno-productiviste », le maintien illusoire de notre confort et « pouvoir d’achat » tient à la surchauffe d’une machinerie hyperproductiviste aux capacités de destruction illimitées.

L’expansion voilà 70 000 ans de l’espèce présumée humaine sur la planète tiendrait, selon certains paléoanthropologues à son gros cerveau, à sa capacité à s’adapter à des environnements différents et à coopérer entre individus non apparentés ainsi qu’à sa phénoménale capacité d’invention. Ce comportement collectif adaptatif manifeste un mélange étrange de coopération et de prédation, aboutissant, de l’arme de jet à la révolution agricole et jusqu’aux dernières « innovations », à la formation d’une hiérachie sociale puis à l’hyperspécialisation de la société. Ainsi que, rappelle Stefano Bono, à « l’institutionnalisation de la coercition, de la perte de compétences et l’asservissement ».

L’anthropologue, enseignant à l’université de Modène, estime que ces étapes cruciales ont inauguré un « long processus de dégénérescence » jusqu’à l’actuel stade hypertechnologique, soutenu par « l’ensemble des pouvoirs institutionnels ». Si l’Homo sapiens a puisé son avantage dans sa fragilité physique l’obligeant à coopérer, communiquer et s’adapter en développant son intelligence, cette dernière semble régresser avec l’ « accélération radicale de l’externalisation progressive des compétences humaines utilisées depuis des milliers d’années  » par la dépossession hypertechnologique.

 

La technologisation de l’existence

Notre confort, souligne Stefano Boni, est le résultat d’une « soumission globale » de la nature « au moyen d’outils technologiques toujours plus perfectionnés ». Ces derniers nous auraient-ils d’ores et déjà soumis - et mené à la dilapidation de toutes les sagesses héritées de l’expérience de nos ancêtres ?

Jusqu’alors, « l’homme s’est spécialisé dans la transformation de tout ce qui l’entoure ». L’humanité s’est façonnée culturellement en prenant en main des objets naturels (pierres, bois, fibres végétales, peaux, os, terres, métaux) et en les travaillant jusqu’à ce que l’hypertechnologie endommage des « pans cruciaux de cette connaissance manuelle ».

Avant les révolutions industrielles, l’humanité a « su tirer profit de formes d’organisations sociales artisanales ou « hypotechnologiques », caractérisées par une « grande variabilité liée à des adaptations locales, voire individuelles ». Durant cette période, les « modèles techniques se diffusaient lentement et n’étaient jamais dissociées des contextes écologiques sociaux et idéologiques qui les déterminaient ».

Le paléoanthropologue André Leroi-Gourhan (1911-1986) notait que « l’humanité change un peu d’espèce chaque fois qu’elle change à la fois d’outils et d’institutions ». La séparation entre l’homme et le monde organique est consommée par les artefacts utilisés aujourd’hui, qui « offrent et garantissent la possibilité d’agir sur un milieu sans interagir avec lui  ».

La « rupture historique à l’époque contemporaine  » tient à la « conception et à la puissance de l’acte technique ». Depuis, la « rationalité mécanisée entraîne la disparition de la créativité et des interactions entre le matériau travaillé et le sujet, dont l’expérience est remplacée par des principes objectifs de fonctionnement : ce qui caractérise l’activité productive industrielle est l’effort permanent d’éradication du facteur humain, cette part imprévisible d’interprétation et d’interférence des sujets que vise à réduire sans cesse la mise en place de procédures de contrôle et de standardisation des pratiques  ».

L’Homo confort a délégué à la technologie « toutes sortes de tâches fatiguantes ou contraignantes qui conditionnaient jusqu’alors son rapport au monde » - ce qui lui a « fait perdre de multiples compétences et savoirs incarnés  ». Le confort produirait-il des « corps inaptes à manipuler des matériaux dans leur état naturel » et des esprits ( ?) tout aussi inaptes à se voir au fond de l’impasse ?

Stefano Boni note que l’actuelle « béatification du progrès technologique découle de l’incapacité de la société à porter un regard critique sur le dogme rassurant d’une croissance bienfaitrice et continue ». L’Homo confort, c’est-à-dire « cette forme d’humanité qui dispose de toutes sortes de moyens sophistiqués pour éviter de subir les contraintes et désagréments liés à la gestion laborieuse du monde organique » se trouve dépendant désormais d’un système techno-économique « dont la viabilité est problématique : de quels savoirs disposerons-nous si ce système vient un jour à s’effondrer et si nos outils, désormais en majorité numériques, cessent de fonctionner ?  »

De surcroît, l’hypertechnologie « crée en abondance des produits et des substances résiduels qui, outre leur nocivité, sont diffcilement décomposables dans le cadre des cycles organiques ». La « naturalité se trouve fortement compromise lorsqu’on procède à des manipulations génétiques pour créer des organismes dont la survie dépend d’éléments indisponibles dans le milieu naturel »... Et la « médecine mercantile conduisant à un raz-de-marée pharmaceutique a inhibié toute réflexion sur ses effets collatéraux »... La « hausse spectaculaire des tumeurs est à la mesure de l’augmentation exponentielle et de la toxicité des aliments, des médicaments, de l’eau et de l’atmosphère  »...

La course au profit dans la production alimentaire révèle « toute la gamme des manipulations hypertechnologiques, ce qui contribue à multiplier les risques sanitaires en augmentant la toxicité diffuse dans nos milieux ». Ainsi, « ce ne sont plus les machines qui sont pensées pour travailler les aliments, mais les aliments qui sont produits pour être compatibles avec des processus industriels ».

L’Homo confort émerge entre la fin des années 1950 et le début des années 1960 – une période caractérisée par la multiplicité des infrastructures (électricité, eau courante, tout à l’égout, réseau téléphonique, autoroutes, transport aérien), la diffusion du mode de vie hypertechnologique et le déploiement d’une mégamachine par l’intrication de l’économie, de la finance et de la technique.

Cet Homo confort verrait-il le monde uniquement à travers ses écrans et à distance comme une émission de téléréalité « augmentée » ? Ce n’est pas sans dommages collatéraux : les effets nocifs des smartphones impactent tant ses capacités cognitives que le fonctionenment physiologique et neuronal de son corps. Cela s’appellerait-il la techno-zombification ?

 

Un contrôle social de la technologie ?

La nature est « entendue à la fois comme patrimoine génétique et comme ensemble de paysages et de processus  ». Elle devient artificielle lorsqu’elle est « modifiée en profondeur par des moyens hypertechnologiques ». Aujourd’hui, l’exaltation de la nature par le marketing tient lieu de « compensation schizophrénique qui révèle notre inquiétude latente vis-à-vis des catastrophes qu’engendre notre mode de vie hypertechnologique ». Sa « récupération » par une « préoccupation écologique abstraite » et marchande modifie peu « les comportements et l’être-au-monde d’Homo confort dont la sauvegarde du mode de vie empêche tout renoncement à la technologie » : pas question d’une « zone blanche » dans le désert ou en montagne – pourvu qu’on reste « connectés »... Mais à quoi, au juste ? Tant que « l’horizon des possibles » se restreint, pour Homo confort, à son « salut individuel » plutôt qu’à l’élaboration collective d’une alternative viable aux « conditions productives, économiques et sociales d’un bien-être généralisé  », il demeure à la merci des technologies - et de « ceux qui en supervisent la conception et la marchandisation » : « Après avoir été dépossédes de compétences sensorielles, savoirs locaux et pratiques autonomes grâce auxquels nous pouvons entretenir des relations fécondes avec le monde organique, nous ne jouons plus finalement que le rôle de consommateurs passifs et obéissants » voire de chair à machines... Les mouvements citoyens n’ont que rarement réussi à mobiliser contre les ravages de l’hypertechnologie alors qu’un mode de vie centré sur le confort n’est plus soutenable à terme. Les « crises » dites financières ne sont qu’une « expression marginale de l’épuisement d’un cycle hyperproductiviste, résultant du crescendo technologique » lié à la « centralisation progressive du pouvoir et à la captation des ressources par une élite entrepreneuriale et financière ». Cette « dynamique »-là dite de « crise » s’enraye : « Tels des monades vivant recluses dans leur cocons protecteurs, nous observons à distance la catastrophe qui se rapproche, en confiant sa gestion à des spécialistes qui placent tous leurs espoirs dans l’hypertechnologie. Cette délégation a un avantage apparent : elle nous autorise à nous désintéresser de tout en concentrant le pouvoir et la prise d’initiative entre les mains d’ingénieurs et de décideurs politiques ou économiques (...) Ainsi, nous précipitons encore plus la destruction de ce qui nous a toujours permis de subsister, au moins jusqu’au siècle dernier : la mise en oeuvre de savoirs pratiques et artisanaux pour exploiter décemment les ressources environnementales  ».

Force est de constater que la « capacité politique de la société à mener des actions émancipatrices a été affaiblie par un siècle de délégation du pouvoir à des partis et des syndicats, mais aussi par des décennies de résignation collective  » – à moins d’un « tissu communautaire fort » et au rétablissement de « rapports de confiance entre les individus  »...

L’effondrement de notre système techno-économique pourrait résulter d’une « implosion vraisemblable de l’ordre social, du complexe techno-industriel et du système économique » – la « spirale autodesctructrice de la mégamachine  » pourrait bien prendre de vitesse les populations...

Est-il temps encore pour la « réappropriation de savoir-faire soustraits au processus de production industrielle  » et du pouvoir technique par la société civile ? Cela supposerait le « refus de tout monopole industriel, technique et financier  » ainsi que du consumérisme et de la marchandisation de chaque pan de notre existence. Et le retour à des savoir-faire artisanaux dans le cadre d’une « relocalisation des dynamiques économiques ».

Jusqu’alors, » les pouvoirs se sont nourris à la fois de l’augmentation du confort pour générer des profits et obtenir un large consensus social fondé sur l’obéissance  ». Stefano Boni propose une « gestion horizontale des instruments, des compétences et décisions techniques actuellement déléguées à des institutions hierarchisées qui font prévaloir le profit sur le bien-être commun » : « Il est plus que jamais impératif de soumettre la technologie à un contrôle social  ».

Jusqu’alors, la société civile n’a été consultée à aucun moment pour « délibérer sur les options technologiques raisonnablement acceptables ou non » alors que chacun expérimente à son détriment les « conséquences néfastes de cette délégation irresponsable du pouvoir » quand l’accès au service et confort de base n’est plus assuré : « Le plus absurde dans cette phase historique c’est que ceux qui subissent les dégâts de ces choix technologiques continuent d’accepter à déléguer leur povoir décisionnel sans jamais chercher à exercer leur droit de regard  »... L’espèce présumée pensante n’aspirerait-elle plus à se simplifier la vie ?

Une société low tech librement consentie ne « marquera pas la fin du bien-être mais peut-être son véritable commencement » : ne plus vivre par l’entremise d’écrans, ne serait-ce pas... vivre tout simplement ? Homo confort se retrouve à un clic de sa sortie d’écran : saura-t-il saisir cette chance ultime ?

 

Stefano Boni, Homo confort – le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, l’échappée, 256 pages, 18 euros


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