Hors du monothéisme, pas d’ostracisme envers la science ?

par jean-pierre castel
lundi 19 novembre 2012

Dans des articles précédents nous nous étions posé des questions relatives à certaines formes de violence monothéiste, par comparaison avec des formes de violence comparable dans le monde non-monothéiste, questions pour lesquelles la bibliographie reste étonnamment absente (par manque plus de synthèse et de mise en perspective que de données brutes) :- - Y a-t-il plus de violence religieuse dans le monde monothéiste que dans le monde non monothéiste ?

- - Qu'en était-il dans le monde polythéiste ancien ?

- - Quel bilan de l'évangélisation depuis le XVIème siècle ?

- - Les auteurs chrétiens sont-ils fondés à nier les racines chrétiennes de l'antisémitisme nazi ?

 Toujours dans le même esprit, nous voudrions aborder dans cet article la question de l'opposition entre la religion et la science. L'opposition de l'Eglise catholique à la science[1], voire des églises catholique et protestantes américaines à la théorie de l'évolution[2], sont bien documentées. En revanche je n'ai trouvé aucune étude sur la question : hors du monothéisme, pas d'ostracisme envers la science ?

 La réponse, que je crois négative, fournit un exemple de violence monothéiste "chimiquement pure", au sens où dans ce cas la motivation de la défense de l'un des constituants essentiels base du monothéisme, la vérité révélée et son unicité, est peu parasitée par des motivations politiques (toujours présentes bien sûr, mais limitées ici aux rapports entre les autorités religieuses et le reste de la société, et non pas liées aux intérêts particuliers de telle ethnie ou de telle classe sociale).

Il semble donc qu'aucune civilisation non-monothéiste[3], pas plus l'indienne[4] que la chinoise[5] ou la japonaise[6], n'ait opposé à la science occidentale - hors le cas particulier de la médecine, compte tenu du sacré attaché au corps humain dans certaines religions, et hors résistance passagère opposée par fierté nationale à une connaissance "not invented here"[7] - un ostracisme comparable à celui de l'Eglise - et à celui du Parti dans les régimes soviétique et maoïste. Le fait que le créationnisme soit aujourd'hui un phénomène limité aux pays monothéistes[8] apporte une confirmation supplémentaire de la spécificité de l'opposition à la science au monde monothéiste.

 Certes, dans les civilisations non occidentales la science a été importée en tant qu'élément d'une culture étrangère, souvent à l'occasion de la colonisation. Cette forme d'acculturation est à situer dans le contexte historique et culturel spécifique chacune d'elles. Ainsi par exemple l'Inde, la Chine et le Japon avaient développé par eux-mêmes dès l'Antiquité une démarche scientifique propre, notamment en mathématiques[9].

 En Occident l'opposition s'est cristallisée autour des récits historiques de la Genèse et de l'Exode. Le conflit ne s'est certes pas produit dans tous les courants du monothéisme, mais dans ceux, majoritaires, ou prévalait le dogmatisme et l'autoritarisme : les protestants fondamentalistes.

 Dans les pays asiatiques, les récits de la création du monde, lorsqu'ils existent[10], sont perçus comme relevant d'une forme de mythologie sans prétention à une vérité historique : les savants indiens[11], chinois ou japonais - de même d'ailleurs que les savants de la Grèce classique - ne furent pas prisonniers de leurs mythes au point de les laisser faire barrage à la science[12]. "Evolution was never controversial in the East because there was never an assumption that humans sat atop a chain of being and somehow had lost their animality."[13] "De leur passé les Grecs ont fait une épopée, les Juifs une religion"[14].

 Si les circonstances d'accueil ont été spécifiques à chaque région du monde, la science n'y rencontra jamais une opposition de principe due à une croyance préalable dans des vérités révélées, comme tel est le cas dans le monde monothéiste. Le dogmatisme ne peut tolérer la science qu'à la condition que celle-ci vienne le confirmer, un a priori qui est la négation même de la démarche scientifique et philosophique, et qui s'est vérifié avec les "civilisations du Livre" les plus dogmatiques.[15]

 

Qu'en pensez-vous ?



[1] Cf. par exemple Georges Minois, L'Église et la science. Histoire d'un malentendu. T.1 : De Saint Augustin à Galilée, 1990 ; T.2 : De Galilée à Jean-Paul II, Fayard, 1991

[2] Une enquête Ipsos réalisée en 2011 donne comme pays les plus créationnistes les pays les plus monothéistes, dont trois pays musulmans, l'Arabie Saoudite, l'Indonésie, la Turquie, et trois pays à forte religiosité chrétienne, l'Afrique du Sud, le Brésil et les USA. Le créationnisme est étroitement corrélé à la croyance au paradis et à l'enfer. 40% des américains sont créationnistes, 40% croient au paradis et à l'enfer. Disponible sur <http://fr.wikipedia.org/wiki/Cr%C3%A9ationnisme#Le_cr.C3.A9ationnisme_dans_le_monde&gt ;.

L'emprise du créationnisme aux Etats Unis, pourtant le phare de la civilisation occidentale (la prééminence culturelle des USA ne s'exprime pas seulement par la mode ni par leur avance scientifique et technologique, mais aussi par leur production intellectuelle, attestée par le nombre et la qualité des écrits américains sur pratiquement tous les sujets), ne laisse pas d'étonner. Cf. aussi la note 687 p. 70.

Les thèses créationnistes étaient soutenues par le Président Bush, par le Tea Party, mais restent combattues en tant qu'objet d'enseignement scientifique par la Justice Américaine. Cf. l'article du Monde Darwin bat les néocréationnistes au tribunal, Le Monde du 22/12/2005.

Sur le désintérêt - plus que l'hostilité - du monde musulman pour la science, cf. p 238.

[3] On se limitera aux "civilisations du livre" .La médecine, en ce qu'elle touche au corps humain, doit être traitée à part. Certes on pourra invoquer les condamnations pour impiété de savants ou philosophes grecs comme Anaxagore, Protagoras, Socrate .

[4] "Contrairement au monde occidental où « [la Religion, la Philosophie et la Science] coexistent dans une trêve armée » selon le mot de Mme Rhys-Davids, spécialiste de la philosophie bouddhiste, en Inde elles ne s’opposent ni ne s’excluent. Il n’y a jamais eu de tabou dans la recherche scientifique indienne, ni de dogme à ne pas enfreindre." Les Sciences dans la Pensée Indienne, Soucé Antoine Pitchaya.

[5] La Chine est connue pour être à l'origine de nombreuses inventions techniques majeures de l'histoire de l'humanité, cf. note 3178 p. 327. Le développement scientifique aurait été freiné d'abord par l'état d'esprit holistique oriental qui considère comme naïfs les efforts rationnels de l'être humain pour démêler l'insondable complexité de l'univers, ensuite par des évènements comme les guerres de l'opium, la soumission aux puissances occidentales, enfin par le centralisme du pouvoir.

A l'arrivée des Européens il y eut certes des réactions de fierté nationale, les considérations de prestige l'emportant sur la curiosité, de nombreux acteurs chinois prétendant d'ailleurs que la science occidentale aurait pris sa source dans la science chinoise antique. Les Jésuites furent finalement expulsés, plus pour avoir combattu le bouddhisme et le néoconfucianisme que pour les questions de préséance scientifique. L'opposition, de prestige et non pas idéologique comme en Occident, ne fit pas long feu. La science chinoise a d'ailleurs depuis 2007 retrouvé le deuxième rang mondial par sa production d'articles de recherche dans les revues scientifiques. Cf.

Chinese opposition to Western science during late Ming and early Ch'ing, by Wong George H.C., 1963, disponible sur <www.jstor.org/stable/228727&gt ;.

La Science chinoise et l'Occident, Joseph Needham, 1969, Seuil, 2001.

China and Western Technology in the Late Eighteenth Century, Joanna Waley-Cohen, The American Historical Review, Vol. 98, No. 5, 1993, American Historical Association, disponible sur <http://www.jstor.org/stable/2167065&gt ;

[6] Cf. Une histoire de l'astronomie japonaise, Collette Diény, Taoung Piao, Vol LX 4-5, 1974.

[7] Par exemple en Chine au XIXème siècle.

[8] Une enquête Ipsos réalisée en 2011 donne comme pays les plus créationnistes les pays les plus monothéistes, dont trois pays musulmans, l'Arabie Saoudite, l'Indonésie, la Turquie, et trois pays à forte religiosité chrétienne, l'Afrique du Sud, le Brésil et les USA. Le créationnisme est étroitement corrélé à la croyance au paradis et à l'enfer. 40% des américains sont créationnistes, 40% croient au paradis et à l'enfer. Disponible sur <http://fr.wikipedia.org/wiki/Cr%C3%A9ationnisme#Le_cr.C3.A9ationnisme_dans_le_monde&gt ;.

L'emprise du créationnisme aux Etats Unis, pourtant le phare de la civilisation occidentale (la prééminence culturelle des USA ne s'exprime pas seulement par la mode ni par leur avance scientifique et technologique, mais aussi par leur production intellectuelle, attestée par le nombre et la qualité des écrits américains sur pratiquement tous les sujets), ne laisse pas d'étonner. Cf. aussi la note 688 p. 70.

Les thèses créationnistes étaient soutenues par le Président Bush, par le Tea Party, mais restent combattues en tant qu'objet d'enseignement scientifique par la Justice Américaine. Cf. l'article du Monde Darwin bat les néocréationnistes au tribunal, Le Monde du 22/12/2005.

Sur le - Le monde musulman pour la science manifestera plus du désintérêt que de l'hostilité envers la science.

[9] Tel n'avait pas été le cas du monde hébreu : en matière scientifique, les mondes chrétien et musulman ont développé un héritage qu'ils avaient reçu du monde grec, sans le moindre apport du monde hébreu ou arabe antérieurs.

[10] Pour de nombreuses religions asiatiques, le monde est éternel, incréé, plutôt que créé comme il l'est dans le monothéisme.

[11] Par exemple en Inde : "La pensée hindouiste considérerait, selon Alain Daniélou dans son livre les Quatre Sens de la vie, que la science expérimentale est, de par sa nature, athée […] Cet athéisme ne gêne pourtant pas les Indiens. Il est pour eux un point de vue parmi d'autres, point de vue sans lequel la vision du monde serait incomplète, mais qui la rendrait partiale à son tour si on la tenait pour exclusive."

[12] L'exemple de Pythagore montre que c'est le contraire qui s'est produit en Grèce, la science ayant trouvé ses racines dans la mythologie, cf. Anthropologie de la Grèce antique, Louis Gernet, Maspero, 1968.

[13] Richard Nisbett, op. cit.

[14] Jean-François Lyotard, Figure Forclose, in L'écrit du temps n°5, Editions de Minuit, 1984. Une religion se caractérise par ses interdits, alors que l'épopée "rend possible la symbolisation des désirs refoulés" (Freux, L'interprétation du rêve).

[15] Cf. un éventuel futur article : pourquoi la science est-elle née en Occident ?


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