Humanisme contre matérialisme, pour vivre mieux moins nombreux

par Claude Courty
mercredi 22 janvier 2014

« Il n’y a richesse, ni force que d’hommes ».

Lorsque Jean Bodin résumait ainsi sa pensée, nourrie des valeurs humanistes de la renaissance, se doutait-il que son aphorisme, non seulement connaîtrait la postérité, mais qu'avec l'assentiment des pouvoirs tant spirituels que matériels, il qualifierait un jour, sans le moindre fard, notre société, bien au-delà de ce qu'aurait permis d'imaginer son époque, brève parenthèse d'une évolution allant de l'esclavage antique à ses formes adaptées aux temps qui ont suivis ?

S'il est arrivé que les hommes aient pu se considérer comme individuellement et fondamentalement détenteurs de la richesse immatérielle qui réside en chacun d'entre eux, le progrès matériel a en tout cas eu tôt fait de la leur confisquer. Et c'est ainsi que l'homme "éthique" est aujourd'hui remplacé par son nombre (ou son ombre), devenu indicateur suprême de la puissance des cités, des nations et de la société.

Pour ceux qui douteraient de cette réalité, les lignes ci-après, empruntées à Turmeau de la Morandière, continuateur zélé de Jean Bodin, sont révélatrices du pragmatisme, voire du cynisme, sur lesquels ont toujours reposé les incitations à croître et multiplier, dispensées aux peuples.

« Les bestiaux sont plus nécessaires à un État qu'on ne se l'est imaginé jusqu'à présent. Si on en eut connu toute l'importance, le Conseil se serait occupé du soin de les faire multiplier. il est temps d'ouvrir les yeux sur ce point de vérité ; sans bestiaux il n'y aura pas d'engrais, et par conséquent les productions en grains et grenailles de toutes espèces, en légumes, en vins, en fruits, en foins et paille seront médiocres ; de décroissements en décroissements il n'y aura donc par succession de temps ni pain, ni vin, ni fourrage, ni autres subsistance pour hommes et chevaux ; ni chanvres ni laines, ni soie pour se vêtir ; et c'est ce qu'on doit craindre. Sans manufactures par conséquent et sans commerce, la finance, ce corps quelquefois nécessaire, sans cependant en faire trop d'usage, ni le considérer comme la colonne de l’État, suivant l'expression d'un Premier ministre, s'écroulera. Sans argent, sans subsistances, sans denrées d'aucune nature, sans ressources, les armées n'iront pas loin, et ne tarderont pas à se dissoudre ou à se disperser ; les soldats se battront mal et périront ; les chevaux auront la même fin avant d'avoir fait le moindre service ; les habitants des villes et campagnes riches et pauvres manqueront des choses les plus indispensables, et mourront de faim, de froid et de misère ; sans hommes dans le royaume, il n'y aura plus ni soldats, ni matelots, ni ouvriers et le royaume, enfin, sans habitants, deviendra le repaire des lions, des léopards, des ours, et n'aura plus besoin de ministres ni de généraux. Les financiers joueront un pauvre rôle vis-à-vis des bêtes féroces ou des bêtes fauves ; c'est donc ici la cause commune du roi, de son sage Conseil et de ses fidèles sujets ; cause par conséquent extrêmement importante pour tous les États, pour toutes les professions. »

« Si je ne craignais d'autoriser le vice, et d'achever de corrompre les mœurs qui ne sont déjà que trop relâchées et trop déréglées, j'adopterais le projet que Chévrier prête à feu M. le Maréchal de Belle-Ile dans son prétendu testament politique. Ce serait, 1° d'établir à Paris comme à Berlin [l'allemagne donnait déjà l'exemple], une maison décente pour y recevoir dans le plus grand secret les filles de familles honnêtes enceintes, pour les y traiter avec douceur, et ce pendant le temps de leur grossesse, et même dès son commencement. 2° de tenir la main à ce que les filles du menu peuple et les filles publiques qui vont faire leurs couches à l'Hôtel Dieu de Paris, y fussent traitées avec beaucoup plus d'humanité et de soins qu'elles ne le sont, et qu'il leur fût donné après leur parfait rétablissement, et en sortant de la maison, la somme de cent cinquante livres, si elles étaient accouchées d'un garçon, et celle de trente livres si elles n'étaient accouchées que d'une fille, l'une et l'autre desquelles sommes leur seraient payées comptant et sur leurs quittances.

J'appréhenderais cependant qu'un pareil établissement qui, à certains égards serait très bon et très avantageux, puisqu'il tend à conserver des créatures faites pour servir Dieu, à multiplier le nombre des citoyens et à enrichir l’État, ne fut un nouvel attrait pour le libertinage et l'effrénation, qu'il ne fut même un éloignement pour le mariage, que les nations policées doivent chérir et respecter, puisqu'il assure leur tranquillité et leur bonheur. »

« Dirai-je même à cet égard que la crainte d'avoir une nombreuse famille, qui expose les pères, les mères et les enfants à mourir de faim, fait de tous ceux qui s'engagent dans cet auguste sacrement, autant de sacrilèges impies qui le profanent sans scrupule, et par un faux système d'économie et de prudence. Nous ne voulons pas avoir beaucoup d'enfants, disent-ils, parce que nous ne sommes pas en situation de les nourrir, de les entretenir, encore moins de leur procurer une aussi bonne éducation que nous le désirerions, ni un établissement avantageux. »

« Quelques grands que soient nos maux, il est encore temps de les guérir radicalement, pourvu qu'on en diffère pas les remèdes. Invités au mariage par l'ordonnance que je demande contre l'oisiveté, les sujets les plus sages comme les plus libertins, par des récompense que sa majesté accordera, et qu'on distribuera fort exactement aux pères et mères des familles nombreuses, à l'imitation de Louis XIV qui, dans les commencements de son règne accorda pendant cinq années l'exemption de taille à tous ceux qui se marieraient, et une exemption de toute nature d'imposition pendant sa vie au père de famille qui avait dix enfants vivants. »

« Attachez une sorte d'infamie à la vie des célibataires séculiers de l'un comme de l'autre sexe : les garçons la mérite puisqu'ils sont tous libertins. Imposez-leur une taxe particulière, humiliante et forte, dont ils ne pourront s'affranchir qu'en se mariant. Défendez par la même ordonnance à tous jeunes gens, garçons et filles, qui souvent par fainéantise, quelquefois par enthousiasme, se destinent à la vie nonchalante des mystiques encloîtrés, de se lier par aucun vœu, qu'ils n'aient atteint, savoir les hommes l'âge de trente-cinq ans et les filles celui de trente ans, à peine de nullité. Défendez pareillement aux communautés religieuses de l'un et l'autre sexe, même aux Chartreux et Trappistes, de recevoir aucun sujet avant vingt-neuf ans pour les filles et trente-quatre pour les hommes, pour faire leur noviciat, sous peine de cinq cents livres d'amende contre les maisons conventuelles et les communautés où les vœux auront été prononcés, et ce pour la désobéissance et contravention ; attendu qu'avant de parvenir à l'un ou l'autre de ces deux âges, chaque postulant aura eu le temps et les moyens de se consulter et d'éprouver sa vocation avec autant de réflexion qu'en exige un état si sain et si méritoire. »

« Pour lors le ciel et la terre y gagneront en habitants ; l'objet de la création de l'homme se remplira ponctuellement et tel que Dieu le veut. La population du royaume se multipliera, lui procurera en abondance des denrées de toutes espèces de son crû, des richesses numéraires, et le rendra florissant et redoutable à toutes le nations. »

Le respect d'aussi bons préceptes perdure, mais la mondialisation et l'inflation aidant, la richesse qu'ils entendent promouvoir se déprécie du seul fait de la prolifération des hommes qui la constituent. Et cette dépréciation pourrait même conduire à un effondrement irrémédiable, tant la courbe de notre démographie ressemble à celle de la vie d'une espèce – ou pour le moins d'une civilisation – appelée elle-même à chuter brutalement, au train où vont les choses.

L'élite n'est plus seule à si mal gérer cette richesse, et ceux dont elle est faite sont de plus en plus nombreux à en prendre conscience, en même temps qu'ils contestent les conditions du partage d'une autre richesse. Si celle de la société peut en effet se mesurer au nombre des individus qui la composent, toutes conditions confondues, force est de constater que par un mécanisme lié aux hasards de leur naissance, ceux qui en constituent la masse se voient privés de sa plus grande partie, laquelle profite en tout premier lieu à cette élite qui les encourage si résolument à se multiplier. En réaction à une telle "exploitation de l'homme par l'homme", la révolte s'est d'abord manifestée et survit dans l'archaïsme d'une lutte des classes ayant pourtant démontrée sa stérilité, un pouvoir chassant l'autre et les catégories sociales continuant à occuper irrémédiablement les mêmes étages dans la pyramide sociale. Pendant ce temps, par simple effet de proportionnalité, les pauvres croissent en nombre, inexorablement plus vite que les riches. Le nombre prévaut de la sorte au détriment premier des pauvres, la part du progrès revenant à chacun étant d'autant moins importante qu'ils sont nombreux. Nul ne semble concevoir que la seule manière d'être plus heureux est dorénavant d'être moins nombreux, et que sans avoir recours à des procédés contraires à leur dignité, il suffirait d'admettre que la dénatalité est dorénavant la clé de l'amélioration de la condition humaine.

Encore que ce ne soit pas le surnombre en soi qui pose problème. Pour ce qui est de l'espace vital, l'homme est compressible ; en ce qui concerne ses besoins alimentaires, il est probable que le génie humain saura y pourvoir quelle qu'en soit l'ampleur ; quant à l'agoraphobie, il reste à ceux qui en souffrent à se faire une raison, de même que pour une inévitable restriction des libertés Car la liberté elle aussi est une richesse qui se partage, et plus le nombre de ceux qui y prétendent est grand, plus est réduite la part qui en revient à chacun. C'est l'ingouvernabilité du surnombre – attestée par les difficultés croissantes à simplement gouverner le nombre – qui est à craindre, avec son cortège de désordres sociétaux et environnementaux d'ampleur incalculable, et surtout l'expansion cinétique de la pauvreté. Pas seulement de la pauvreté matérielle d'ailleurs, mais de cette pauvreté faite d'uniformité, d'indifférence et d'impuissance.

Face à cette situation, le plus surprenant est que ceux qui en souffrent le plus continuent d'afficher les taux de fécondité les plus élevés, indiquant objectivement par là, que non seulement ils admettent leur sort, mais qu'y soit condamnée leur descendance. Tel est le cas depuis que le monde existe, mais ils continuent obstinément, comme s'en remettant à un instinct de conservation de l'espèce particulière qu'ils forment. Il y a lieu en tout cas, d'être aussi surpris du fait que tous les pouvoirs, laïques comme religieux ; tous les défenseurs des pauvres, les y encouragent en ne proposant pas d'autres luttes que celle des classes et en se montrant indéfectiblement ennemis de la dénatalité ? Pourtant, toujours par effet de proportionnalité, cette dénatalité touchant surtout les plus pauvres, l'élite devraient être consciente du bénéfice qui en résulterait pour ceux dont elle prend objectivement le parti – comme pour elle-même –, face à une pression qui monte chaque jour un peu plus, non seulement du fait d'une prise de conscience généralisée mais avec la puissance des 220 à 250 000 êtres humains supplémentaires qui déferlent chaque jour sur la planète.

Cet article est tiré du blog :

http://claudec-abominablepyramidesociale.blogspot.com


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