Hygiène du complotisme

par Rounga
vendredi 28 novembre 2014

Le complotisme, ou conspirationnisme, dans son acception la plus large, est le fait d'attribuer à un groupe de personnes, inconnues mais puissantes, des agissements ayant de fortes répercussions politiques, dont les causes réelles sont destinées à rester cachées au yeux du grand public grâce au traitement des médias qui présenteront une tout autre explication de la chose. L'accès de masse à internet a permis de propager à grande échelle ce genre de théories, appelées "théories du complot", tandis que dans le débat public, le terme "complotiste" est souvent utilisé afin de discréditer le discours d'un intervenant, avec pour effet de faire passer ses idées pour farfelues et paranoïaques. Deux tendances se trouvent donc dos à dos : d'un côté, les complotistes d'internet s'ingénient à découvrir les rouages secrets d'une machination diabolique, et finissent par réduire leur vision du monde à la seule progression d'un projet inquiétant concocté par des maîtres de l'ombre ; de l'autre, les grands médias refusent absolument d'apporter le moindre crédit à ce genre de thèses, que d'ailleurs ils ne s'échinent pas à réfuter. Cette opposition a une tendance naturelle à s'intensifier, car pour les complotistes du net le silence des médias, et à plus forte raison les attaques à leur encontre, est une preuve supplémentaire que ceux-ci font partie du "Système" qui organise le complot, et la montée en puissance de ce délire paranoïaque rend les journalistes peu désireux de traiter ce sujet. Il s'agit donc de trouver une position médiane entre le fait d'expliquer la marche du monde par des complots occultes, et l'opinion selon laquelle les dirigeants actuels seraient incapables de faire des coups tordus pour soutenir leurs intérêts. Il conviendra donc de définir ce que j'appellerai une hygiène du complotisme.

Il faut reconnaître que l'anti-complotisme dont les médias font preuve n'est ni convaincant, ni efficace. Il est même tout aussi "primaire" que le complotisme qu'ils dénoncent en lui accolant ce qualificatif, le même que celui qui accompagne souvent le terme "anti-américaniste". Il semble inconcevable, pour les élites intellectuelles, qu'il existe en démocratie des dirigeants prêts à tout pour accroître leur pouvoir, même à tuer des milliers de personnes. La mise en place du 11 septembre par les américains, par exemple, serait absurde parce qu'il est impensable que des dirigeants aillent jusqu'à tuer leurs propres citoyens. L'argument tombe rien qu'en observant avec quel manque de scrupules les élites politiques envoient leurs compatriotes se faire tuer à la guerre ou les acculent à la misère. Pour ce qui est des américains en particulier, le traitement des victimes de l'ouragan Katrina montre assez que le sort du quidam moyen importe peu aux têtes pensantes de la Maison Blanche. L'idée d'une opération sacrifiant un certain nombre de citoyens n'est donc pas absurde a priori, même si ce nombre s'élève à 3000. 

Un autre argument irrecevable est le rejet absolu de toute idée de complot. En quoi est-il absurde que des personnes influentes se rassemblent à huis clos pour établir des stratégies qui leur seraient profitables ? Il n'est pas non plus difficile de comprendre que ces stratégies sont d'autant plus efficaces qu'elles restent inconnues du public. Le secret est une composante essentielle de l'art de la guerre, et il ne faut pas être naïf au point de croire que la politique n'est qu'un affrontement courtois et régulier entre des partis cherchant simplement à satisfaire leurs électeurs. Il est toutefois vrai qu'il y a une différence de degré entre le fait d'établir une stratégie politique sur le long terme sous le sceau du secret et fomenter un acte criminel en vue d'en tirer bénéfice. Dans ce dernier cas, le risque que représente une telle opération en cas de découverte du pot-aux-roses est un argument fort en faveur de l'invraisemblance d'une telle hypothèse, mais on peut arguer que la puissance et l'influence des conspirateurs leur garantit quelque sécurité. Par conséquent, si les complots en vue de perpétrer des attentats "sous faux drapeau" s'avèrent d'autant plus improbables que ceux-ci sont de grande ampleur, ils ne peuvent être décrétés impossibles a priori.

En conclusion, envoyer paître un complotiste pour la raison que ses théories sont "dignes d'Hollywood" n'est pas un argument. L'anti-complotisme ne saurait être a priori, et doit répondre au cas par cas. A des allégations précises doivent être données des réponses précises. Les complotistes se targuent d'effectuer une démarche scientifique en analysant de près des images ou des vidéos, c'est sur ce terrain qu'il faut les suivre afin d'établir la vérité des faits que les images montrent Quant à ceux dont les théories ne concernent pas seulement des évènements ponctuels, mais la marche du monde en général, une hygiène plus rigoureuse doit être appliquée.

On peut au moins faire une concession aux complotistes de cette catégorie : ils partent de faits. L'appartenance de certains hommes de pouvoir à des sociétés plus ou moins secrètes, les relations qu'ils entretiennent dans le privé avec d'autres hommes de pouvoir, leur idéologie mondialiste, sont des choses avérées. Mais le problème n'est pas tant la véracité de ces éléments, que l'importance qu'on leur donne. Il est en effet intéressant de savoir que des hommes politiques et des patrons de journaux fassent partie du Bilderberg, ou se retrouvent régulièrement au dîner du Siècle, que le copinage et la cooptation existent aux plus hautes sphères de l'administration, ou encore que la plupart de nos hommes politiques, élus pour servir l'intérêt de la Nation, ont pourtant suivi dans leur jeunesse un programme de formation concocté par les Etats-Unis. Que des journalistes, comme Sophie Coignard, informent le public de l'existence de telles pratiques est tout à fait légitime, puisque ces faits entrent en contradiction avec les principes d'une république censée abolir tout intermédiaire entre l'individu et l'Etat, promouvoir la méritocratie et l'égalité des chances, et dont les élus sont mandatés pour servir le Bien commun. Cependant, il s'agit là seulement de ce qu'on pourrait appeler une sociologie des réseaux, qui apporte une lumière supplémentaire à la lecture de l'actualité officielle, selon laquelle les décisions des gouvernants sont prises en vue de l'intérêt commun, éclairées par la pure raison, et orientée par la bonne volonté. Le pas que les complotistes franchissent allègrement consiste à faire de cette actualité parallèle la seule clé de lecture des évènements, en lui attribuant un poids démesuré. Selon eux, en effet, ce sont ces clubs ou sociétés occultes qui préparent les mesures majeures qu'appliquent les dirigeants, qui ne seraient en définitive que des marionnettes entre les mains de personnes mystérieuses dont on ignore d'ailleurs l'identité. A en croire ce schéma, ces coteries présentent tous les traits d'une société religieuse, de par l'unité qui leur est nécessaire pour mettre en oeuvre leur projet. Une telle efficacité ne serait en effet pas possible si elles nourrissaient en leur sein ce qui est commun à toute société humaine, à savoir des rivalités, des désaccords, des luttes internes, des divergences. Il faut donc supposer de la part de leur membre une obéissance sans faille, toute religieuse, d'où les fantasmes sur le caractère satanique de telles associations. 

Autre invraisemblance : la toute-puissance des comploteurs. Pour l'instant, il est notable que treize ans après les attentats du 11 septembre, pas un seul des milliers de complotistes d'internet n'ait pu donner le nom des membres du leadership américain prétendument impliqués dans ces attentats. Pourtant, on peut estimer, vu la minutie et les moyens qu'une telle préparation impliquent, que cette liste doit être assez longue, et qu'au moins un nom aurait pu fuiter, à cause d'une maladresse quelconque, d'un indice négligé par les conspirateurs. Il faut donc que ceux-ci soient tout-puissants, qu'ils aient été assez habiles pour ne laisser aucune trace permettant de les identifier formellement, et que de plus ils soient capables d'intimer le silence à leurs membres au cas où l'un d'eux, pris de remords, décide de tout avouer. Vu sous cette angle, le conspirationnisme est en fait une théorie du désespoir politique, puisque toute opposition face à des gens si puissants et infaillibles est vaine. La seule chose qui pourrait les affaiblir serait de découvrir leur identité et de les juger pour leurs exactions, mais cela, nous l'avons dit, n'a pas été possible même avec tous les complotistes du monde. C'est pourtant ce que l'hygiène la plus élémentaire impose.

Le complotisme est générateur d'une haine floue, un ressentiment larvé à l'encontre de ces êtres mystérieux qui tirent les ficelles dans l'ombre. Car si la théorie du complot concernant le 11 septembre est vraie, alors il est évident que les conspirateurs sont dignes de haine. Mais a-t-on réellement besoin de ce genre de théories pour s'orienter politiquement ? La façon dont le gouvernement américain s'est servi du 11 septembre afin de justifier une guerre inique est en elle-même détestable, qu'il y ait complot ou pas. C'est d'ailleurs un argument des conspirationnistes : le Pentagone aurait organisé le 11 septembre pour justifier le Patriot Act et la guerre en Irak. Mais on peut répondre que le fait que ce dernier se soit servi de cet attentat à son avantage ne prouve nullement qu'il en soit l'instigateur. Dans La stratégie du choc, Naomi Klein montre comment les néo-conservateurs se servent des crises et des désastres pour imposer les réformes qu'ils appellent de leurs voeux. Mais cela ne nécessite pas qu'ils aient besoin de les créer artificiellement. Il leur suffit de sauter sur l'occasion quand elle se présente, par pur opportunisme, pour accomplir leurs buts. Nier qu'il y ait complot n'absoud pas ceux qui profitent de la circonstance pour se remplir les poches. Ceux qui croient au complot pensent ce qu'ils veulent, mais l'hygiène du complotisme leur prescrit tout de même de considérer que, même dans l'hypothèse où ils se trompent, les ennemis qu'ils détestent ne sont pas blanchis. Et si tel est le cas, alors il faut bien considérer comme fortement possible que des groupes terroristes soient désireux de châtier ce pays qu'ils ont une bonne raison de combattre, fût-ce par des moyens injustes. La "version officielle" n'a donc rien de délirant en soi.

Mais le travers le plus grave du complotisme est sans doute le rapport biaisé au doute que celui-ci entraîne. La tradition de la philosophie française, depuis Descartes, consiste à faire du doute un élément majeur de la recherche de la vérité. Un chercheur de vérité doit savoir tout remettre en doute, y compris les évidences qui semblent les plus incontestables. Mais là où un indice étrange laisse planer le doute quant à la thèse d'un attentat terroriste, les complotistes (car c'est surtout ce genre d'évènements qui attire leur attention) ont tendance à en conclure à la certitude de la thèse du false flag. Plutôt que de chercher une explication à certaines anomalies ou zones d'ombres de l'enquête (et ce serait plutôt l'absence de celles-ci qui serait étonnante), les complotistes les brandissent comme une preuve à l'appui de leur hypothèse de départ. Hypothèse qui devient, avec le temps, de plus en plus systématique : on l'a vu avec les attentats de Boston, il suffit d'attendre quelques heures pour que les complotistes expriment sur les réseaux sociaux leurs "doutes" qui se muent rapidement en la certitude absolue d'avoir mis au jour une imposture, certitude qui s'accompagne du sentiment de fierté de celui à qui on ne la fait pas. On tombe dans la même absurdité qui était dénoncée chez les anti-complotistes des médias, qui est le jugement a priori, et qui empêche d'observer la réalité telle qu'elle est. Si l'on est convaincu d'avance qu'on a affaire à des attentats organisés par les services secrets, alors tous les élements de preuve qu'on avancera serviront simplement à faire tourner en boucle un raisonnement dont la conclusion est déjà décidée. Un complotiste hygiénique devrait être en mesure d'identifier les pétitions de principe dans le discours de ses confrères.

​Il apparaît donc que la plus élémentaire prudence, si elle n'interdit pas de prêter attention à quelques thèmes communément associés au complotisme, devrait en éloigner toute personne raisonnable. Il peut être pertinent de révéler les accointances qu'entretiennent entre eux certains personnages via des réseaux de pouvoir, à condition de ne pas mettre ce fait au premier plan de manière à occulter tous les autres. Le complotisme, qui n'explique le déroulement de l'histoire que par l'action sans faille d'une intention univoque, crée ainsi un Dieu de substitution, d'essence maléfique, contre qui il se déclare impuissant. Il y a donc derrière le conspirationnisme une théologie en négatif, qui pousse les gens vers la religion non par amour de Dieu, mais par peur du diable. Il n'y a pas lieu de s'étonner si une importante partie des complotistes du net est fortement bigote et millénariste. Ce que ces derniers ne parviennent pas à envisager, c'est le rôle immense joué, dans les groupes humains, par la bêtise, la lâcheté, la pusillanimité, le conformisme, l'orgueil, l'envie, même au sein des lobbies et des clubs d'élite. En fait, les complotistes se trompent de combat. Il y a bien une conspiration à l'oeuvre dans le monde, beaucoup plus métaphysique et insaisissable que l'autre, car elle prend racine dans les profondeurs de l'âme humaine, qu'elle tient les êtres humains par leurs peurs et leurs désirs, une conspiration qui passe par la connivence tacite des médiocrités individuelles, et qui ne nécessite pas de société secrète pour faire tourner le monde depuis la nuit des temps. La bonne nouvelle, c'est qu'on peut gagner contre elle.


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