I.A. : la mort des intellectuels ?
par Jacques-Robert SIMON
jeudi 4 mai 2023
La lecture ou l’écoute des intellectuels officiels estampillés comme tels permet de le constater sans hésitation : Henri Laborit, Vladimir Jankélévitch, Jean Jacques sont bien morts sans successeurs. L’Intelligence artificielle se propose de les remplacer. Est-ce bien raisonnable ?
Tout système dit intelligent, artificiel ou pas, doit être constitué d’unités élémentaires capables de répondre clairement oui ou non, 0 ou 1, à toute sollicitation externe apportée sous forme de question. Si ce n’est pas le cas, le système sera en proie rapidement aux errements puis au chaos. La nécessité d’un arbitraire, divin ou purement quantitatif, est absolument incontournable pour toute collectivité.
Le cerveau possède des neurones qui répondent à cette nécessité. Le transistor découvert en 1947 est lui aussi doté de cette aptitude. Chez l’humain, la connexion des à peu près 100 milliards de neurones se fait lors d’un apprentissage extrêmement complexe qui inclut tout l’environnement de l’individu considéré. Ainsi se créée une « intelligence », celle du doute des savants, celle des certitudes des marchands ou des politiques s’il subsiste une différence.
Un intellectuel est toujours un être singulier, souvent marginal, qui sans toujours en être conscient, essaie de faire éclore une fleur sur un tas de fumier. La fleur n’existe pas sans l’amoncellement de déchets, mais ceux-ci peuvent être omniprésents sans décoration florale. L’intellectuel fait émerger une facette de la réalité tout en étant convaincu que ce n’est pas la seule possible. Une création intellectuelle, comme tous les autres enfants, est engendrée selon un chemin parfaitement mystérieux, sans objectifs précis, sans intérêts circonstanciés. La Raison y est évidemment présente mais ce n’est pas loin de là le seul mécanisme de la genèse. L’Art, le Beau, le Nouveau sont incompatibles avec les logiques de pouvoir même si des ponts se créent avec lui pour assurer le quotidien. Mais Aristote, Beckett, Césaire, Dubuffet, Erasme… Emile Zola ont tous survécu à leurs maîtres. Dans ce cadre, les intellectuels n’ont absolument rien à craindre d’une quelconque intelligence artificielle, par contre les « pisse-copie » qui fréquentent avec assiduité tous les lieux où il est bon de paraître ont tout lieu de s’inquiéter.
Le cerveau humain avec ses 86 milliards de neurones est cependant technologiquement concurrencé par les systèmes artificiels. Les microprocesseurs, capables de mettre en œuvre les commandes externes, possèdent de nos jours 67 milliards de transistors. Les neurones naturels peuvent « commuter » de 0 à 1 environ 100 fois par seconde ce qui permet 1013 opérations logiques par seconde. Un superordinateur est capable lui de 415 millions de milliards d’opérations logiques par seconde, soit 40 000 fois plus que le système naturel. Les réseaux de neurones artificiels subissent eux-aussi un apprentissage dont le principe est proche, mais non identique, à celui expérimenté par un cerveau humain. Le système artificiel va être alimenté pendant des mois avec tous les textes disponibles sur Internet le dotant ainsi d’une « culture » que ne possède aucun encyclopédiste, d’autant plus que l’ordinateur ne perd rien et retrouve tout instantanément (ou presque).
Un amoncellement de transistors peut donc parfaitement remplacer un bavardage insipide entre commentateurs mondains, des tirades pédantes ornées de citations prestigieuses, des informations distillées avec une parfaite mauvaise foi… mais il ne remplacera jamais un intellectuel qui fait émerger le Beau, le sensible, le Vrai à partir de rien.
Mais une technologie peut se révéler une arme terrible aux mains des imbéciles, et la parole, la pensée, l’écriture constituent des moyens d’asservissement d’une efficacité extrême. L’intelligence artificielle et les autres technologies du numérique peuvent donner lieu à un système totalitaire que les pires tyrans ne pouvaient pas rêver.