Il est dangereux de mettre le futur dans des tableurs excel
par Robert Branche
vendredi 2 juillet 2010
La réponse à l’incertitude n’est pas dans les mathématiques !


Rafi Haladjian, pionnier de l’Internet en France, a écrit : « Un business n’est qu’un fragment d’un environnement plus large, un pauvre m² dans le grand tableur de l’univers, une fenêtre ouverte sur une portion de l’écosystème dans lequel il s’inscrit. Vous pouvez à la rigueur modéliser un écosystème, en suivre les évolutions. Mais il reste hasardeux d’investir dans ses comportements futurs. (…) Nous sommes ici dans l’univers déterministe hérité de Laplace, pur produit du début de l’ère industrielle. Selon cette approche mécaniste, dès lors qu’on dispose de toute l’information statistique, de l’intelligence nécessaire et de la force de calcul, il n’est pas impossible de prévoir n’importe quel événement du passé ou de l’avenir. ».(1)
Jean-Michel Théron, Directeur Général d’Ineo, filiale de GDF-Suez,
a complété : « Il n’y a en effet pas de différence entre l’utilisation d’excel
telle que je viens de la décrire et la méthode consistant, à partir de la date
de naissance du grand-père de Guillaume II, à lui ajouter la somme de ces
nombres, puis la somme de la somme de la somme de ces nombres, à ajouter
le nombre sympathique et après quelques manipulations du même genre à
trouver la date de la Première Guerre Mondiale. » (2)
Malgré ces rares prises de position, excel est bien toujours présent au
coeur des mécanismes de réflexion sur le futur. Quel est le problème de
cette approche ? Il peut être résumé brutalement : cette méthode est fausse
et dangereuse.
Pourquoi fausse ?
- On est incapable de modéliser réellement la situation ‒‒ actuelle et de
tenir compte de toutes les interdépendances. Au mieux, on aura une vision
très approximative et éloignée de l’exactitude.
- Il faut être extrêmement prudent sur tout exercice de prévision reposant,
explicitement ou implicitement, sur une modélisation mathématique
du comportement des individus. En effet, ces modélisations mathématiques
ne tiennent pas compte du fait que les décisions reposent sur des
processus interprétatifs ouverts et non clos.
- La projection de la situation actuelle vers le futur suppose que ce
qui a sous-tendu l’évolution passée sera vrai dans le futur, ce qui reste à
démontrer. Au mieux, il y aura de faibles déformations. Au pire, tout sera
changé.
- Si par chance, dans le futur, les lois passées restent encore valables,
comme les évolutions complexes sont régies par des lois de type chaotique,
les approximations sur la situation initiale rendent vain l’exercice de
prévision, au-delà du très court terme.
- En résumé, contrairement à ce qui est affirmé, la situation anticipée
ne correspond pas forcément à la situation la plus probable et les scénarios
n’encadrent pas non plus le champ des possibles.
Pourquoi dangereuse ?
- Elle fait croire le problème résolu et fait baisser la vigilance,
- On ne prête plus assez attention à ce qui se passe et émerge, car on
pense avoir tout prévu,
-
On imagine avoir maîtrisé le risque en l’ayant ‒‒ encadré dans des
scénarios,
- La Direction pense qu’ainsi, elle a balisé le futur.
Malgré cela, bon nombre de business-plans sont encore construits à
coup de tableur Excel. Tout ce temps passé à constituer ces fausses prévisions
est autant de temps que l’on ne passe pas à observer attentivement
la situation actuelle et à réfléchir vraiment sur le futur.
Pire, une fois ces tableaux remplis, quelques mois plus tard, on risque
d’oublier comment on les a constitués, ainsi que toutes les erreurs
et approximations qui ont été faites. Il ne restera plus que les chiffres
annoncés, chiffres qui seront devenus la vision du futur. Souvent ces
chiffres se retrouvent ensuite dans les budgets des années à venir : alors
que ces prévisions sont inexactes et ne sont que des construits imaginés
et imaginaires, on évaluera la performance d’une unité ou d’un manager
sur sa capacité à les respecter… On pourra entendre à l’occasion d’un
comité de direction : « Tout va bien, nous sommes en avance sur nos
prévisions ».
Ce qui se passe dans le monde réel n’a plus finalement tellement d’importance
: l’entreprise s’enferme progressivement dans la virtualité du
monde qu’elle s’est construite et qu’elle a imaginée.
Arrêtons donc le plus vite possible ce mode d’approche.
Une précision : ceci ne vise bien sûr pas les analyses sur le passé, ni les
calculs budgétaires. Dans ces cas, on analyse soit du certain puisque c’est
ce qui s’est passé, soit on anticipe à un horizon de quelques mois, un an
au maximum, c’est-à-dire en deçà de l’horizon du flou.
(1) Rafi Haladjian, Devenez beau, riche et intelligent avec PowerPoint, Excel et Word, p.22
(2) Jean-Michel Théron, Le Pouvoir Magique, p.47