« Il est midi, Dr Kouchner ! » Réveillez-vous !

par Paul Villach
lundi 21 mai 2007

À la une du journal « Le Monde » du 19 mai 2007, le nouveau ministre des Affaires étrangères, M. Kouchner, vient de « réclamer crédit ». « On me jugera sur les résultats, » insiste-t-il. Et au cas où il serait pris « en flagrant délit de renoncement », il souhaite qu’on le « réveille ».

Mais l’heure n’a-t-elle pas sonné depuis quinze ans déjà, depuis la campagne « Les enfants de France pour la Somalie  », en octobre 1992. M. Kouchner, alors ministre de la Santé et à l’action humanitaire, y avait pris une part prépondérante, en compagnie de son collègue J. Lang, ministre de l’Éducation nationale, La Poste, France 2, la SNCF et les annonceurs publicitaires.

Une affiche pour suborner l’irrationalité

Une affiche, on s’en souvient, avait été placardée dans les villes, et jusqu’ à l’entrée des salles de classe.
- On y voyait représentés sur fond blanc, côte à côte, un enfant noir squelettique assis, tenant renversée une boîte de conserve en guise de gamelle, crédité de 8 kg, et un simple paquet de riz de 1 kg. Une phrase, en bas de l’affiche, précisait : "Le 20 octobre, dans chaque école, un enfant de France donne un paquet de riz pour un enfant de Somalie ". A en juger par les rayons des grands magasins vidés de leur réserve de riz, cet appel a été entendu, et l’affiche a atteint sa cible. On ne peut manquer, toutefois, de s’interroger, sur la finalité d’une telle campagne. L’affiche choisie, en tout cas, ne fait pas dans la dentelle. Conçue pour empoigner son lecteur aux tripes, elle s’adresse exclusivement à son irrationalité.
- Elle est même devenue un bel exemple de leurre d’appel humanitaire, associant à la fois la stimulation du réflexe de voyeurisme par l’exhibition du malheur d’autrui et celle du réflexe de compassion et de culpabilisation pour non-assistance à personne en danger : un enfant noir meurt de faim alors que, tout près de lui, un simple paquet de riz pourrait le sauver ! L’inconfort de ce sentiment de culpabilité peut être d’autant plus aigu que le remède est vraiment peu coûteux et que la marche à suivre indiquée est simple. On n’a vraiment aucune excuse si on se dérobe ! Comment ne pas consentir au don sollicité ? Ainsi, l’impression de participer par cette médiation facile au soulagement du malheur d’autrui soulage-t-elle d’abord de sa mauvaise conscience le récepteur qui éprouve, en retour, un sentiment de « bonne conscience ». C’est l’échange attendu !

Une affiche pour paralyser toute rationalité

Simultanément, l’affiche vise à paralyser coûte que coûte toute rationalité qui pourrait différer le don : ce besoin de comprendre pourquoi on en est arrivé là doit être étouffé à l’aide de quatre procédés.


- Le premier procédé est une mise hors-contexte : l’enfant noir sur fond blanc posé à côté du paquet de riz est livré hors du temps et de l’espace ; seuls des poids respectifs identifient l’un et l’autre. On n’en sait pas davantage.
- Est ainsi facilité le second procédé qui est l’amalgame entre la solution individuelle et la solution collective face à un problème collectif. Le leurre d’appel humanitaire entretient l’illusion selon laquelle un problème collectif comme une famine peut relever de solutions individuelles peu coûteuses et non d’une politique gouvernementale réfléchie et volontariste : « Ce n’est rien pour celui qui donne un paquet de riz, répètent à l’envi ses partisans avec componction, mais c’est tout pour celui qui n’ a rien et le reçoit. » Il semble, à l’expérience, qu’en termes de notoriété, c’est surtout beaucoup pour ceux qui savent manier ce leurre.
- Un troisième procédé est le recours à la force de frappe de l’argument d’autorité  : l’autorité de l’État est ici représentée par pas moins de deux ministres et M. Kouchner mouille le maillot. Il prévient l’objection du possible détournement des paquets de riz par les factions rivales qui se font la guerre en Somalie : qui ne se souvient pas du ministre filmé transportant sur son dos, du bateau jusqu’à la plage, un sac de riz, les pieds nus, pantalon retroussé, dans le ressac, puis, plus tard, servant à des petits affamés se pressant autour d’une marmite de grosses louches de grumeaux de riz dans leur gamelle ? De son côté, l’École fait peser sur les élèves tout le poids de son autorité institutionnelle. Le pouvoir de séduction de la star est, dans le même temps, activement recherché : comme ses illustres prédécesseurs, Bob Gueldof, « l’Éthiopien » ou Catherine Deneuve, « L’Africaine », dans les années 80, « Patriiick » Bruel s’engage pour mettre au service de cette action généreuse le réseau de relations affectives et incitatives qu’il entretient avec ses fans. Une dernière autorité, plus souvent usurpée que légitime, est aussi de la partie : c’est celle des médias : France 2 parraine l’opération, en lui ouvrant ses journaux, avec les ministres et la star.
- Le quatrième procédé est enfin la pression du groupe qu’il s’agit d’exercer impitoyablement sur l’individu puisque chaque élève est invité à déposer, dans son établissement, son paquet de riz aux yeux de tous ses camarades, le même jour, ce 20 octobre 1992, comme le prescrit la légende de l’affiche. Venir sans son paquet est ainsi rendu inconfortable, puisque cela revient à se distinguer de ses camarades, au risque de se voir reprocher aux yeux de tous une sécheresse de coeur.

Un résultat apparemment dérisoire

Or, en 1992, ça fait au moins trente ans que la réflexion sur le sous-développement est engagée. On ne sait peut-être pas encore quelles sont les solutions-miracles qui permettent à un peuple d’en sortir, mais on a au moins appris que de telles campagnes, comme toutes celles qui l’ont précédée, sont, sinon nuisibles, du moins de peu d’ utilité, sauf pour ses promoteurs qui assurent ainsi, à bon marché, leur propre promotion, et acquièrent "une image de bienfaiteurs de l’humanité".
Dans "Science et Vie Junior " N° 92 de mai 1997, Géraldine Faes écrivait : L’opération "Du riz pour la Somalie" montée par les ministres de l’Action humanitaire, Bernard Kouchner, et de l’Education nationale, Jack Lang, rencontra un immense succès. Auprès des écoliers français en tout cas. Car concrètement, elle ne servit pas à grand-chose.[...] Le riz des enfants de France permit de nourrir les petits Somaliens pendant... quatre jours.[...] Hormis quelques instituteurs inspirés, quelques parents informés, les adultes laissèrent les plus jeunes dans la naïve certitude qu’ayant accompli une bonne action, les petits Noirs de la télé iraient mieux. Et on passa à autre chose.[...].

Une campagne de désorientation ?

Une telle mobilisation pour un résultat aussi dérisoire conduit à s’interroger sur les motivations réelles de ces auteurs :
- Aux observations présentées par G. Faes dans "Science et Vie Junior", il importe d’ajouter que deux mois après, en décembre 1992, sur mandat de l’ONU., les USA ont fait débarquer, en Somalie, plus de 30.000 soldats, dans le cadre d’une mission humanitaire appelée "Restaure Hope" (rendre espoir), sous les caméras de journalistes préalablement ameutés.
Une guérilla s’en est suivie en Somalie avec des milliers de morts, y compris américains. Les raisons qui ont mobilisé les stratèges tiennent-elles à la famine ou à la place stratégique de la Somalie ?
- A la lumière de ces informations, peut-on écarter l’hypothèse selon laquelle la fonction de cette campagne humanitaire auprès des élèves français était de préparer les esprits à cette intervention ? On le voit, l’illusion de l’exhaustivité de l’information, comme l’illusion de l’iceberg, montre moins qu’elle ne cache.
- Que l’Education nationale d’un pays développé ait apporté sa caution à une pareille manifestation a de quoi désespérer les peuples qui souffrent de sous-développement. Qu’ils se rassurent ! Les erreurs du passé sont savamment inculquées à de nouvelles générations, dont les comportements plus tard ne devront pas surprendre.

Quel que soit l’usage qu’on en fait, en effet, la perversité du leurre d’appel humanitaire est à la mesure de son efficacité. L’élan moral le plus noble de l’homme qui le pousse à venir au secours de son semblable, est cyniquement détourné pour atteindre les fins les plus sordides.
Même avertie, une personne qui a été victime d’un leurre d’appel humanitaire, n’est pas pour autant à l’abri d’une nouvelle mésaventure. Le danger, il faut le marteler, serait, en effet, de ne soupçonner que leurre dans tout appel humanitaire. Car quelle société peut survivre au délitement des liens de solidarité qui en dériverait ? Or c’est précisément ce scrupule honorable qui expose indéfiniment sans défense aux séductions du leurre d’appel humanitaire celui-là même qui en a déjà été victime, et qui fait le bonheur de celui qui en use.
Seulement, à celui-là qui est passé maître en leurre d’appel humanitaire, quel crédit peut-on continuer à lui accorder ?



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