Il faut refuser la police de la pensée

par Caleb Irri
lundi 4 mai 2015

Pendant qu’on vend des avions de chasse à des pays qui les utiliseront sûrement pour décorer leurs appartements, pendant qu’on laisse crever des milliers d’Africains dans la mer, pendant qu’on affame la Grèce au nom de la croissance et qu’on finance à grands coups de milliards des grands projets inutiles, on installe en France toutes les conditions d’une dictature.

Aujourd’hui la Loi sur le renseignement vous paraît acceptable car vous pensez n’avoir rien à cacher… mais vous devez savoir que vous serez surveillé quand même. Surtout si vous avez un blog, si vous participez à des manifestations ou que vos mails, vos appels téléphoniques, comportent le terme « terroriste » ou « Al qaeda » ; ou même que vous ne vous estimez « pas complètement Charlie ». Vous serez tous surveillés. L’algorithme fera une alerte et créera une fiche sur votre compte. Couplé à de multiples autres facteurs (il suffit de les ajouter à volonté), un « degré de dangerosité potentiel » sera noté, sans que vous le sachiez ni que vous puissiez contester cette « fiche ». On peut aisément ajouter les termes « révolution », « sédition », ou même « juif », ou « musulman » par exemple… Cela signifie qu’en fonction de la personne (ou du groupe de personnes) qui gère les « entrées » de l’algorithme, celui qui se trouve n’être pas végétarien dans une dictature végétalienne sera susceptible de se faire emprisonner s’il parle de viande dans ses mails, qu’il possède deux vaches et un cochon, ou regarde sur internet comment faire un barbecue…

Et si c’est le FN qui arrive un jour au pouvoir, mieux vaudra ne pas défendre les roms, l’égalité ou l’avortement : car le jour où avorter deviendra un crime, il suffira d’ajouter les « mots-clés » autour de ce sujet pour être en mesure de punir tous ceux qui veulent y avoir recours : vous êtes peut-être déjà un terroriste sans le savoir… Le jour où celui qui prendra le pouvoir décidera seul de ce qu’il considère comme dangereux, ou criminel, tous les outils seront là, à disposition. Ainsi que les fichiers vous concernant. Avec la capacité, à travers la loi concernant « l’apologie du terrorisme », de vous couper tout moyen d’expression (connexion internet, téléphone), et même de vous faire arrêter, pourquoi pas comme terroriste ? De toutes les manières vous ne saurez pas -ni vous ni personne- pourquoi vous êtes arrêté, ni ce qui vous est reproché puisque aucun juge ne devra statuer sur cela ! C’est la censure potentielle de toute parole qui ne conviendrait pas à celui qui décide : hypothétiquement, de telles lois sont même susceptibles de faire devenir autoritaire un gouvernement qui ne le serait pas d’avance… surveiller tous ceux qui vous contestent, avec le loisir de les faire arrêter si bon leur semble… Avec de tels outils, votre opinion peut du jour au lendemain devenir un délit : la police de la pensée veille au grain.

Certains évoquent pour défendre la loi que sur Facebook et autres les internautes diffusent volontairement leurs données à qui veut bien les attraper. Mais le fait est qu’ils décident eux-mêmes, et cela ne fait pas une petite différence. Car si les citoyens décident de ce qu’ils montrent de leur vie privée, après la Loi le gouvernement sera en capacité de savoir même ce que vous ne voulez pas montrer (une maîtresse qu’on n’expose rarement sur son compte Facebook, ou le montant de son découvert, ses hontes les plus intimes…)… Imaginez-qu’un lanceur d’alerte prêt à dénoncer une affaire de corruption se voit opposer un chantage à la publication de ses secrets les plus intimes (d’autant qu’il ne saura même pas ce qu’on sait de lui !). Avec les nouvelles lois on pourra l’empêcher de s’exprimer, le menacer de dévoiler sa vie privée, l’arrêter pour terrorisme et le faire enfermer (pourquoi pas dans les futurs « camps de terroristes » imaginés par monsieur Valls ?) sans qu’on sache trop ce qui lui est arrivé. Dans « 1984″ cela s’appelle « se faire vaporiser ».

Dans les films, quand vous vous faites arrêter par la police, on vous dit « à partir de maintenant, tout ce que vous dites pourra être retenu contre vous ». Maintenant ce n’est plus « à partir », mais « toujours » ! Et pas seulement ce que vous dites, mais aussi ce que vous ne dites pas. Tout ce que vous faites, presque tout ce que vous pensez pourra en réalité être retenu contre vous.

Tous nos députés, ceux qui vont voter cette loi de la honte, devraient réfléchir à deux fois, car en tant que citoyens ils seront également surveillés. Leurs vies privées épluchées, la leur et celle de leurs conjoints, et celle de leurs enfants. Qu’ils soient corrompus, infidèles ou homosexuels, tout passera par les « boîtes noires » qui conserveront tout cela bien au chaud, « juste au cas où »…

Maintenant, j’imagine bien que ce malheureux article ne servira à rien et qu’il n’empêchera pas la Loi d’être votée : mais il faudra bien trouver des parades si un jour le peuple se décide enfin pour se doter d’une véritable démocratie. Il nous faut pour cela plusieurs outils, dont le plus important, et le plus difficile à mettre en place, est un « autre internet ». Un internet libre, indépendant et surtout gratuit. Un internet sur lequel ni l’Etat ni Google (qui n’est ni plus ni moins qu’un Etat « privé » en formation) n’ont de pouvoir.

Et en attendant il faudra bien lutter aussi, car la Résistance pour demain doit se préparer aujourd’hui : d’une part en trouvant le moyen de pirater les boîtes noires pour rendre publiques toutes les fiches de nos élus et de nos grands chefs d’entreprise (comptes offshore, maîtresses, pratiques humiliantes…), et d’une autre en se prémunissant contre la bêtise des algorithmes. Il existe des techniques simples (j’ai vu ça dans « Envoyé spécial« , dans un sujet sur le « copié-coller » et les algorithmes qui les repèrent, à partir de 47 minutes) comme celle consistant à mettre une lettre à la place de l’espace entre deux mots, puis de « colorer » cette lettre en blanc : l’algorithme ne détectera pas le mot ainsi créé. On peut également insérer un « caractère spécial » dans un mot qui fera comme un espace invisible séparant le mot en deux mots qui n’existent pas. Et bien sûr toutes les techniques à double sens, à l’ancienne, genre « les carottes sont cuites ». On peut sans doute également envisager saturer les « boîtes noires » ou tenter de découvrir quel est le fonctionnement de celles-ci.

Car il est indispensable de résister au fichage et à la surveillance continue de tous les citoyens. Inévitablement ces lois conduiront les gouvernements à supprimer la contestation dans leur pays. Internet est une condition indispensable de la liberté et de la démocratie. Notre vie privée est un droit non-négociable. Nous devons résister. Et nous rappeler que si Hitler avait disposé des moyens techniques actuels, je ne serais pas là pour vous écrire, et vous ne pourriez pas me lire. Quand bien même vous ne seriez pas d’accord avec ce que je dis.

 

Caleb Irri
http://calebirri.unblog.fr


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