Il n’y a plus de penseurs et de philosophes !

par Bernard Dugué
jeudi 9 avril 2009

La revue Books d’avril 2009 propose deux tribunes plutôt acides sur l’état de la pensée contemporaine en Allemagne. Les deux auteurs, la quarantaine, déplorent le vide intellectuel actuel et l’absence d’une nouvelle génération capable de remplacer les anciens parmi lesquels Peter Sloterdijk fait figure de jeunot, malgré ses 61 ans. Enquête sur cette étrange situation.

Le verdict paraît terrifiant pour qui jauge une société à l’état de sa pensée. « il n’y a plus, dans ce pays, de penseurs digne de ce nom de moins de 60 ans ». Ainsi s’exprime la romancière de 38 ans Thea Dorn qui poursuit en enfonçant le clou et signalant que parmi les moins de 70 ans, on ne compte que deux figures auxquelles s’ajoutent deux autrichiens qui sont annexés à la littérature allemande comme nous français, récupérons de part le monde des auteurs francophones pour nous glorifier de la bonne santé du roman français. De quels maux souffre la pensée allemande selon Thea Dorn ? « Les intellectuels n’osent plus affirmer avec passion leur vision du monde. Convaincus que tout est relatif, ils ont abandonné le terrain aux bonimenteurs, dont l’Internet et les médias raffolent tant » Ainsi, l’espace public est abandonné aux pantins et bonimenteur alors que la situation sociale impose que les intellectuels interviennent avec un sens critique et une pertinence acérés.


Pourquoi cette situation ? Parce que selon Jürgen Habermas, cité par l’auteure, la nouvelle génération serait immunisée contre l’expérience. Autrement dit, une génération qui n’évolue pas dans un monde lisse, comme on pourrait le penser, mais qui ne se laisse plus ébranler par les événements. Pour le dire autrement, le monde n’est pas lisse, il est agité, fait d’écume, de vagues de fond, mais c’est l’avènement d’une génération de la glisse, celle qui surfe sur les vagues mais ne se risque pas à plonger dessous pour voir ce qui s’y passe. J’aurais tendance à penser que la nouvelle génération est prise dans un flux de formes et d’images, d’affects et de diversions, si bien qu’elle ne cherche pas à creuser avec patience et faire le travail de la taupe, pour reprendre une image de Marx, cette taupe qui patiemment, creuse le chemin pour une pensée accordée à la fureur du monde et non pas la rumeur des infos.


Richard Prest, essayiste et chroniqueur, âgé de 43 ans, n’apprécie pas les propos de sa consoeur Thea Dorn qu’il jauge comme une série de poncifs éculés sur la compétence des anciens et la vénération de moralistes et vieillards « douteux ». Ce n’est pas pour autant qu’il pointe lui aussi un vide de la pensée allemande contemporaine. Il propose un autre point de vue et une autre explication. Les universitaires sont dans une tour d’ivoire or c’est d’eux que doit venir la critique du monde. Prest juge la situation de la France avantageuse, comparée à celle de l’Allemagne où selon lui, le tapage public coexiste avec le repli sur soi des universités. Du coup, les quêtes intellectuelles pratiquées dans les labos et les amphis deviennent des lubies ésotériques et obscures tandis que la lumière de la société ne parvient pas à percer le mur d’enceinte de ces savantes institutions. Les sciences humaines auraient donc renoncé à l’idéal des lumières. Renoncé à éclairer la société. L’idéalisme allemand occupe bien plus de chaires que la recherche d’une éthique pour les temps actuels. La trahison des universitaires allemands résonne comme un atavisme de l’époque impériale ayant précédé la Grande Guerre. Les universitaires avaient des moyens conséquents pour effectuer leurs recherches mais ils ne devaient pas s’impliquer dans les affaires de la société dévolues aux aristocrates, aux grands bourgeois de l’appareil, aux chefs militaires. Cependant, la situation de 2009 n’a pas les mêmes ressorts et c’est de leur propre chef que les universitaires ont démissionné face à l’exigence de penser le social, non sans que les médias les aient quelque peu dégoûté d’intervenir dans ce cirque de pantins et polichinelles de la rumeur et du bavardage.


----------------


Comment se situe la France ? Elle ne manque pas de nouvelles parures intellectuelles haute couture, ni dans les universités, ni les rubriques littéraires des journaux, affirme Precht. Est-ce une plaisanterie ou bien le signe qu’Outre-Rhin, la pensée est franchement sinistrée ? Espérons que ce constat ne porte pas sur les Attali, Onfray et autres Ferry squattant les plateaux de télé pour énoncer des banalités. Pouvons-nous affirmer que la relève est prête et que la nouvelle génération de penseur est en route pour éclairer les Français ? J’ai beau regarder, je ne vois pas grand-chose pointer, à part des tonnes de livres universitaires, oscillant entre la spécialité érudite et l’étude journalistique travestie en pensée sociale. Qui connaît une grosse pointure de la philosophie de moins de 60 ans en France ? Parmi les penseurs qui comptent, tous sont passés dans la force de l’âge. Pierre Legendre, Edgar Morin, Alain Badiou, Régis Debray… Quant à la tranche des 50-60, elle est représentée par d’honnêtes professeurs au Collège de France ou à l’EHESS, mais on ne trouvera guère de pensées radicalement nouvelles. C’est peut-être grâce à ces institutions qu’il existe encore un champ de recherches foisonnant car l’Université française semble bien malade et tous ceux qui la fréquent savent que la devise de l’enseignant-chercheur face à un confrère doué est signée Schopenhauer : « si vous excellez quelque part, eh bien allez exceller ailleurs ! » Et surtout, ajouterais-je, ne vous dispersez pas, ne montrez pas des signes de grande culture, cela ne sied pas à la gent universitaire. Du coup, l’épistémologie se porte mal.


Plus généralement, la pensée française, même si elle est assez développée, souffre de frilosité, d’un manque d’audace. Un même marasme de la « pleutre prudence » semble gagner les intellectuels, les professeurs. Ne pas heurter, fatiguer, déconcerter le lecteur. Les éditeurs, au sein duquel officient nombre de professeur, acceptent ces préceptes de basse civilisation, éditant des livres savants pour étudiants en master, ou alors des livres grand public qui semblent rédigés pour des adultes sortis d’une cours d’école. Oui oui poursuit une synapse, oui oui traque les particules, etc. Que le bon public lettré me condamne mais je ne censurerai pas mon avis sur des livres de Jean-Claude Ameisen ou bien Etienne Klein que je trouve agréables à lire mais sans grand intérêt. La science mérite de l’audace et de la métaphysique. Et contrairement à ce que l’on croit, il existe un public qui se plait à naviguer dans les contrées de l’être, de l’essence et de la lumière. C’est étrange mais les médias semblent jouer lisse en cette époque. Les années 1980 furent plus audacieuses, avec l’effervescence de la pensée systémique, ésotérique, new age, le chaos, l’auto-organisation, le tao de la physique, les champs de formes, les catastrophes de Thom, l’autopoïèse de Varela et j’en passe, du bon, du moins bon et de l’excellent.


Et maintenant, la pensée est devenue comateuse. Le cerveau occupé par les images. Drogué aux vidéos, aux scandales, aux polémiques, au pain et aux jeux. Les intellectuels s’endorment. Même un André Breton tirant avec son pistolet en l’air au milieu du campus ne pourrait réveiller les professeurs et les étudiants de leur docte torpeur. Et si, en reprenant le constat de Thea Dorn, les lecteurs étaient également immunisés, contre le monde mais aussi contre les mots, la pensée subversive ? Il se peut bien que la pensée soit devenue une marchandise et les lecteurs pris au fétichisme de l’auteur, comme le montre le succès des rencontres avec les vedettes de l’écrit. Un auteur veut son gagne-pain et son éditeur aussi. Pourquoi risquer l’audace quand un certain talent permet de produire une pensée que les gens attendent ? Il se peut bien aussi que la pensée exprimée dans les livres soit devenue aussi inutile que l’art au temps de Hegel. La pensée est du passé. L’essentiel est dans l’expérience, la vie, la lumière. Tant pis si la théorie de l’évolution est inachevée ou si la métaphysique a encore un espace à parcourir. Le monde frénétique a tout recouvert et n’a nul besoin d’être éclairé. Il s’éclaire lui-même ou il sombre et nul livre ne pourra désormais infléchir le destin du monde. Il ne reste plus qu’à vivre et apprécier le chemin. Le monde ancien a explosé en deux décennies, 1960 et 1970. Le monde nouveau risque de ne jamais voir le jour. Nous sommes au milieu du gué.


Lire l'article complet, et les commentaires