Impunité et irresponsabilité : l’administration française gangrénée

par Paul Villach
lundi 20 décembre 2010

Dans l’hiver que traverse la justice française la condamnation en première instance du ministre de l’Intérieur pour atteinte à la présomption d’innocence, le 17 décembre 2010, serait-elle un de ces bourgeons annonciateurs du printemps ? Il y a belle lurette, en effet, qu’une procédure engagée contre une autorité a peu de chance, selon le langage fleuri des gens du prétoire, de « prospérer », c’est-à-dire d’aboutir à sa condamnation.

 La conduite du ministre sanctionnée pour une fois par miracle, ne fait pas oublier le mal qui ronge l’administration française et qui la discrédite auprès des citoyens : l’impunité quasiment érigée en statut dont jouissent les autorités hiérarchiques.
 
Un regard jeté sur les 25 dernières années – un quart de siècle – montre que les autorités politiques ou administratives sont les premières à violer la loi quand elles y trouvent intérêt, et d’autant plus facilement qu’elles peuvent le faire avec une grande chance d’impunité. Faut-il rappeler certaines grandes affaires qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg ?
 
Une quasi impunité sans incidence sur les carrières
 
1- Tantôt les responsables ne sont jamais inquiétés. « L’affaire des Irlandais de Vincennes » qui commence en août 1982, est exemplaire à cet égard : les artisans du montage frauduleux visant à compromettre des Irlandais en apportant à leur domicile armes et explosif, n’ont jamais été traduits en justice.
 
L’opération peut être rapprochée de celle des 7 policiers qui viennent d’être condamnés pour « faux en écritures » et « dénonciation calomnieuse » : l’innocent passible d’un simple délit de fuite pouvait écoper avec les faux procès-verbaux de la prison à perpétuité ! L’affaire des Irlandais de Vincennes était infiniment plus grave !
 
2- Tantôt les responsables sont protégés par toutes les manœuvres possibles dont a le secret un appareil judiciaire procédurier.
 
- L’affaire des écoutes téléphoniques de l’Élysée 
 
Dans « l’affaire des écoutes téléphoniques de l’Élysée », découvertes en 1993, mais qui duraient depuis près de dix ans déjà, le président Mitterrand a échappé à toute poursuite. Jouant l’offensé devant des journalistes belges qui l’interrogent à ce sujet, il a prétendu en toute mauvaise foi qu’il ne savait même pas comment était faite une écoute !
 
Si sept de ses subordonnés ont fini par être condamnés le 30 septembre 2008, ce n’est qu’au bout de 15 ans d’une lutte obstinée contre l’inertie de la justice, menée par certaines de leurs victimes, dont le lieutenant-colonel Beau (1). Ni avant ni après, la carrière de ces administrateurs-voyous n’a souffert de cette activité délictueuse ; elle en a même été facilitée. Le bon M. Schweitzer a été nommé président de La Halde de 2005 à 2010 ; sa condamnation en 2008 n’a nullement posé le problème de sa démission d’une institution chargée de lutter contre les discriminations ! Le désignait sans doute plus que d’autres à ce poste son expérience de la violation de l’intimité de la vie privée d’autrui
 
- Les affaires de la Mairie de Paris et des lycées de l’Île-de-France
 
Dans les multiples affaires de la Mairie de Paris sous les mandats de M. Chirac, et celle des lycées d’Ile-de-France, quelques condamnations symboliques sont sans doute tombées , mais sans beaucoup nuire non plus à la carrière des condamnés. La preuve ? On en retrouve un de premier plan qui vient de revenir au gouvernement, M. Juppé. Son passé délictueux ne paraît pas être un obstacle à l’exercice d’une haute responsabilité publique.
 
Quant au principal responsable supposé, M. Chirac, qu’a-t-il à craindre de son prochain procès ? Des voix s’élèvent pour qu’on le laisse en paix « en fin de vie ». Les charges retenues contre lui ont été allégées. La Mairie de Paris s’est désistée après un arrangement à l’amiable.
 
- Les affaires de M. Pasqua
 
Dans les affaires que traîne en série M. Pasqua, on ne relève guère plus de rigueur. Elles traînent en longueur, et les peines infligées quand elles le sont, sont d’une grande mansuétude.
 
- L’affaire Elf
 
 L’affaire Elf n’a pas été plus dommageable pour l’ancien ministre des affaires étrangères, M. Dumas. Il a seulement dû suspendre l'exercice de ses fonctions de président du Conseil Constitutionnel en mars 1999 avant d’être contraint d’en démissionner un an plus tard. Il a été relaxé en appel. Il n’y a guère que l’ex-président d’Elf à se retrouver en prison encore aujourd’hui.
 
Justice, Police, Éducation nationale
 
- L’appareil judiciaire n’est pas moins soucieux de la protection de ses membres. Dans l’affaire d’Outreau, quatorze innocents ont été emprisonnés pendant des mois, certains jusqu’à trois ans, et l’un d’eux s’est même suicidé. Ils ont eu leur vie brisée. Or, quelles sanctions ont été infligées à la cinquantaine de magistrats qui ont eu à connaître de l’affaire et qui sont responsables de ce naufrage à un degré ou à un autre ? Aucune ! Deux vedettes de ce cataclysme judiciaire, le juge d’instruction Burgaud et le procureur Lesigne sont toujours en exercice : tout juste ont-ils changé de poste !
 
- L’appareil policier se montrera-t-il plus rigoureux ? Quelles suites seront données à la manifestation des quelque deux cents policiers venus protester devant le tribunal de Bobigny, vendredi 10 décembre 2010, contre la condamnation de sept de leurs collègues pour « dénonciation calomnieuse » et « faux en écritures » après avoir falsifié des procès-verbaux et accusé à tort une personne d’un accident provoqué par une voiture de police ? Ces chefs d’accusation, a-t-on dit plus haut, pouvait valoir la prison à perpétuité à cette personne soupçonnée de simple délit de de fuite. Est-ce tolérable que des policiers manifestent publiquement leur soutien à des collègues convaincus de fraude à l'occasion de leurs fonctions ? Ils ont songé à l'image de l'institution qu'ils représentent ? Et quelle sanction mérite le ministre de l’Intérieur qui dans une déclaration les a soutenus en jugeant « disproportionnée » la condamnation dont le Parquet a tout de suite fait appel ?
 
- Peut-être moins spectaculaires mais surtout rarement traitées par les médias quand ils ne les falsifient pas, les violations de la loi sont fréquentes dans l’Éducation nationale et la plupart du temps commises en toute impunité. La calomnie des professeurs, voire de chefs d’établissement, par la hiérarchie peut aller jusqu’au détournement de la procédure disciplinaire. Quand par hasard, ces administrateurs-voyous sont condamnés en justice, ils n’en continuent pas moins d’exercer et de polluer tranquillement l’institution pour son plus grand discrédit.
 
On reste incrédule devant l’impunité ou l’indulgence dont bénéficient des politiques et des administrateurs voyous dans une démocratie. Mais on en comprend la raison : c’est le moyen le plus sûr d’une hiérarchie de s’assurer la loyauté de femmes ou d’hommes liges prêts à tout sur ordre puisqu’ils savent qu’ils seront toujours couverts quoi qu’ils fassent ou presque. Le revers de la médaille est d’ériger en principe l’irresponsabilité de ces responsables et d’ouvrir la voie à toutes les dérives qu’on connaît aujourd’hui et au discrédit auprès des citoyens. La condamnation du ministre de l’Intérieur est certes bienvenue, mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Il en faudra beaucoup d’autres comme celle-là pour combattre cette culture de l’impunité et de l’irresponsabilité si profondément ancrée dans les pratiques de l’administration française. Paul Villach
 
(1) Paul Villach, « Une dignité cher payée : « L’affaire des Irlandais de Vincennes, 1982-2007, ou l’honneur d’un gendarme », un livre de Jean-Michel Beau, paru aux éditions Fayard  », AgoraVox, 18 mars 2008.

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