Injuste mais instructive, la charge de Pierre Péan contre un certain « journalisme d’investigation »

par Paul Villach
mardi 28 septembre 2010

La revue Médias n° 26 d’ Automne 2010 publie une intéressante interview du journaliste Pierre Péan, sous un titre inattendu : « Il a osé ! Pierre Péan dénonce le journalisme d’investigation  ». C’est un beau paradoxe pour qui connaît les livres de Pierre Péan. Car celui-ci ne s’est pas contenté de recueillir des informations données, livrées volontairement par ses sources, mais il s’est attaché, le plus souvent, à obtenir des informations extorquées à leur insu et contre leur gré. N’est-ce pas la méthode du « journalisme dit d’investigation » ? Ce devrait l’être.

 En fait, la charge de Pierre Péan, pour injuste qu’elle soit, est instructive : elle stimule, en effet, une réflexion sur « l’information extorquée  » dont un certain «  journalisme d’investigation  », tel qu’il le voit, n’est jamais qu’un des moyens d’accès.

1- L’information extorquée livrée par un pouvoir ou sa victime : la fuite organisée

- Le numéro 2 du FBI, source d’informations dans l’affaire du Watergate

Mais, selon Pierre Péan, l’appellation « journalisme d’investigation » d’origine américaine porte les stigmates de ses origines : elle remonte au scandale du Watergate quand le Washington Post a révélé peu à peu les leurres utilisés par l’administration Nixon pour masquer ses méthodes d’espionnage du siège de ses adversaires démocrates en 1972. On a longtemps célébré les deux journalistes justiciers qui avaient été capables de mener une enquête approfondie et précise au point de conduire en 1974 le président des Etats-Unis à la démission, jusqu’au jour où on a appris que leur enquête était en fait directement alimentée par le directeur adjoint du FBI : c’est Mark Felt lui-même qui, le 31 mai 2005, dans le magazine Vanity Fair  a tenu avant de mourir à révéler qu’il était l’informateur dissimulé sous le pseudonyme de « Deep Throat » : outre son désaccord avec ses méthodes, il en aurait voulu à Nixon en particulier de n’avoir pas succédé à Hoover, son directeur. 

Vu sous cet angle, « le journalisme d’investigation » que dénonce Pierre Péan, n’est jamais que le « porte-parole » d’un pouvoir, police, justice, service de renseignement, autorité politique ou économique, qui juge utile à ses intérêts de rendre public des secrets bien gardés en procédant à ce qu’on nomme « des fuites organisées » auprès des médias. Elles ont l’apparence de l’information extorquée, c’est-à-dire obtenue à l’insu et/ou contre le gré de l’émetteur, mais elles sont en fait des informations données, livrées volontairement pour servir des intérêts. Les révélations du Washington Post étaient certes des informations extorquées, car obtenues à l’insu et contre le gré de Nixon et de son administration, mais c’était aussi des informations données, car livrées volontairement par Felt pour se venger de Nixon.

Le Washington Post n’avait-il pas été le simple porte-parole du numéro 2 du FBI ? Il reste, cependant, que ce choix de publier ces informations exprimait une opinion légitime : il nuisait certes à Nixon mais le journal poursuivait un autre but en estimant que ses méthodes tyranniques le disqualifiait pour continuer à exercer ses fonctions dans une démocratie.

- Les victimes, sources d’informations dans les affaires des Irlandais de Vincennes et des écoutes de l’Élysée

Les reproches que Pierre Péan adresse à celui qui en France a incarné dans les années 80 et 90 « ce journalisme d’investigation », M. Plenel, ancien directeur de la rédaction du Monde et aujourd’hui directeur de Médiapart, doivent donc aussi être nuancés. Certes, les articles d’É. Plenel sur « L’affaire des Irlandais de Vincennes » et des « Écoutes téléphoniques de l’Élysée » ont été directement alimentés par des sources, parties prenantes de ces dossiers, et en particulier par les victimes de ces crimes ou délits avec leurs avocats. Mais n’était-ce pas la seule manière de combattre la « version officielle » de l’Élysée qui protégeait les agresseurs et incriminaient les victimes ? Dans la seconde affaire au moins, après quinze ans d’obstructions en tout genre, la justice a fini en 2008 par condamner sept hauts fonctionnaires et chefs militaires. Ne peut-on admettre que la publication des informations cachées par le pouvoir sur ses méthodes tyranniques ont servi la démocratie française ?

Quant aux auteurs du dépôt d’armes et d’explosifs au domicile des Irlandais de Vincennes en août 1982 - qui n’ont jamais été traduits en justice - qu’en saurait-on aujourd’hui sans ces articles très documentés grâce aux informations livrées principalement par leurs victimes dont l’une à même rédigé deux ouvrages sur le sujet (1). Quand Paul Barril, un des acteurs, a osé poursuivre M. Plenel en diffamation, le jugement du tribunal qui le relaxe, le 17 septembre 1992, souligne que l’enquête incriminée est « un travail sérieux, parfait, complet, très documenté auprès de sources incontestables  » et ajoute - in cauda venenum – que l’absence de poursuites et de jugement sur des faits qui sont clairement imputables à M. Barril, ne saurait lui valoir pour autant « un brevet d’innocence  » (1).

2- L’information extorquée obtenue par inflitration et quiproquo

Un second moyen d’accès à l’information extorquée est l’infiltration et le quiproquo. Pierre Péan s’en prend à l’émission de France 2, intitulée précisément « Les infiltrés  », qui procède par caméra cachée, à l’insu et contre le gré de ses « victimes », comme les dirigeants d’une maison de retraite ou des pédoclastes (2). Il dénonce une méthode policière qu’un journaliste devrait s’interdire.

Il est certain que la méthode est privilégiée par la police, les douanes ou les services de renseignement. Mais que faire d’autre pour pénétrer des milieux strictement verrouillés, « interdits à toute personne étrangère au service » ? Se contenter de leur « information donnée », de leur « communication », de leurs « éléments de langage », soigneusement pesés et tissés de leurres ? 

Des journalistes se sont illustrés dans ce moyen d’accès à l’information exorquée. Günter Wallraff, déguisé en Turc, a ainsi tenté d’explorer l’existence des Turcs en Allemagne dans les années 80 : il en a tiré un livre « Tête de Turc » (3). Il vient de publier un nouveau livre, «  Parmi les perdants du meilleur des mondes », où, selon la même méthode d’infiltration, il rend compte par exemple des coulisses sordides de « la malbouffe » ou de la distribution à bas coûts. Anne Tristan s’est, elle, fait passer pour une militante du Front National et a observé la vie interne de ce parti d’extrême-droite : son livre « Au Front » rapporte ce qu’elle y a vu et entendu (4). Il y a quelques mois, c’est Florence Aubenas qui a fait paraître un ouvrage intitulé «  Le quai de Ouistreham  » où elle rend compte de son expérience (5) : travestie en travailleuse précaire enchaînant les CDD, elle a vu tomber le masque de ses employeurs et de ses collègues d’infortune ; ils n’ont pas soupçonné un instant que leur vrai visage, souvent hideux, était observé par une journaliste qui allait le décrire dans un livre.

Toutes ces personnes observées à leur insu auraient-elles livré d’elles-mêmes volontairement une information susceptible de leur nuire devant une journaliste venue les interviewer ? Le principe fondamental de la relation d’information est rarement transgressé : nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. 

3- L’information extorquée obtenue par écoutes téléphoniques

Les écoutes téléphoniques offre un troisième moyen d’accès à l’information extorquée. Or, Pierre Péan reproche au site MédiaPart d’avoir publié des extraits des écoutes réalisées par un employé de Mme Bettencourt. Du coup, l’affaire qui, au début, se limitait à un différend sur une succession familiale entre une mère et sa fille accusant l’ entourage de sa vieille mère d’abuser de sa faiblesse, est devenue une affaire d’État par la mise en cause de l’ancien ministre du budget, M. Woerth ; les écoutes ont révélé des relations étroites qu’il avait niées, avec le gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt.

- L’argument ad hominem de Pierre Péan

Pierre Péan oppose un argument ad hominem à M. Plenel qui, lui-même, victime des écoutes de l’Élysée, a poursuivi leurs auteurs en justice. En fait, il n’est pas allé jusqu’au bout de la procédure : il n’a pas fait appel du jugement rendu le 9 novembre 2005 par le tribunal correctionnel de Paris qui osait exonérer les 7 accusés de leurs responsabilités personnelles. Les autres victimes qui, elles, ont fait appel, ont été mieux inspirées : la cour a annulé le jugement qui accordait aux condamnés l’excuse d’avoir seulement obéi au président de la République à l’occasion de leur service et les a rendus personnellement responsables pour n’avoir pas désobéi à un ordre illégal et respecté prioritairement les principes de la République : ils ont donc dû payer de leurs deniers leurs amendes (6) .

- L’expression d’une opinion légitime

Mais Pierre Péan ne fait-il pas un amalgame entre agresseurs et agressés ? Les écoutes du maître d’hôtel de Mme Bettencourt et celles de l’Élysée sont-elles comparables ? Les unes et les autres, c’est vrai, attentent au droit à l’intimité de la vie privée. Mais leurs finalités propres diffèrent : les écoutes de l’Élysée visaient à protéger des agresseurs pour mieux incriminer leurs victimes en s’informant à leur insu sur leur système de défense. Les écoutes du maître d’hôtel de Mme Bettencourt tendaient au contraire à démasquer de possibles agresseurs qui abuseraient de la faiblesse d’une vieille dame. Comment agir autrement avec de supposés hypocrites ?

Après tout, que fait Elmire, le personnage de Molière, harcelée sexuellement par Tartuffe, pour faire entendre raison à son ballot de mari, trop entiché de cet individu pour la croire ? Elle le cache sous une table afin qu’il assiste à l’entretien entre elle et Tartuffe et entende de ses oreilles à l’insu de l’imposteur les propos indécents qu’il lui tient.

Y a-t-il contradiction, comme le prétend Pierre Péan, à, d’un côté, traduire en justice ses agresseurs pour avoir été victime de leurs écoutes illégales et, de l’autre, à publier les écoutes illégales d’agresseurs supposés ? Il ne semble pas. Au contraire, l’expérience des écoutes de l’Élysée montre que l’appareil judiciaire peut tout tenter pour éviter de renvoyer devant un tribunal les hommes du pouvoir. La seule façon de contrer la manœuvre est de rendre publiques les informations extorquées illégalement, au risque, c’est vrai, de favoriser le camp qu’elles servent. Mais publier ou ne pas publier, n’est-ce pas chaque fois prendre parti ? Et quel que soit le choix opéré, l’opinion exprimée n’est-elle pas légitime ?

4- L’information extorquée obtenue par enquête critique méthodique

La seule information extorquée que Pierre Péan juge acceptable, est celle qu’on obtient par une enquête critique méthodique. Les informations reçues de sources confidentielles ne sont certes pas exclues, mais elles entrent dans l’éventail du pluralisme de sources que l’enquêteur s’attache à réunir pour les comparer. De cette confrontation, elles ressortent validées ou non, quand du moins le doute ne s’impose pas en présence de sources paraissant aussi valides les unes que les autres.

Il arrive souvent, en effet, qu’une version étayée par une enquête contredise la version officielle du pouvoir, mais sans qu’une preuve décisive puisse permettre à l’une de l’emporter sur l’autre. L’indécidabilité devient la seule attitude prudente. Et c’est déjà beaucoup face à l’argument d’autorité dont se prévaut systématiquement le pouvoir. Qu’en est-il par exemple des instigateurs de « l’affaire Dreyfus » (1894-1906) puisque l’innocence du capitaine Dreyfus a été établie ? De même quel crédit accorder à la thèse officielle sur l’assassinat du Président Kennedy en 1963 ? Que penser du reportage de France 2 du 30 septembre 2000 sur « la mort en direct » du jeune Mohammed Al Durah sous de prétendues balles israéliennes, après l’enquête menée par Philippe Karsenty qui conclut à une mise en scène ? (7) Et puis, la version officielle sur les attentats du 11 septembre 2001 aux États Unis répond-elle à toutes les interrogations ?

À titre d’exercice, on s’est soi-même employé dans un roman (8) à prendre un événement tragique comme la prise d’otages de la maternelle de Neuilly en mai 1993 pour montrer qu’à une version officielle pouvait être opposée une version différente vraisemblable, en se gardant bien sûr de conclure faute de preuve. 

 

De ces quatre méthodes d’accès à l’information extorquée, seule l’enquête critique méthodique recueille l’assentiment de Pierre Péan. Mais peut-on se passer des trois autres ? On écarte évidemment de la panoplie des moyens d’accès à l’information extorquée celles qui recourent à la violence ouverte, physique ou morale, comme le chantage et la torture, que pratiquent certains sans états d’âme. La raison d’État justifie toutes les ignominies. L’information est loin d’être, comme beaucoup voudraient le faire croire, ce champ pacifié et civilisé où chacun viendrait témoigner en promettant de « dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ». La malignité n’en est pas la cause première, mais la simple volonté de survie. L’information extorquée n’est jamais que la réponse à l’information donnée, jamais fiable car livrée volontairement par l’émetteur, et donc soumise à son autocensure pour préserver légitimement ses intérêts à tout prix. Paul Villach

 

(1) Jean-Michel Beau, « L’affaire des irlandais de Vincennes, l’honneur d’un gendarme, 1982-2008 », Éditions Fayard, 2008

(2) Paul Villach, « « Les prédateurs sexuels » sur France 2 : l’information extorquée et ses risques », AgoraVox, 6 avril 2010

(3) Günter Wallraff, « Tête de Turc  », Éditions La Découverte, 1986,

« Parmi les perdants du meilleur des mondes  », La Découverte, 2010.

(4) Anne Tristan, « Au Front  », Éditions Gallimard. 1987

(5) Paul Villach, « « Le quai de Ouistreham » de Florence Aubenas : le courage de "l’information extorquée"  », AgoraVox, 24 février 2010

(6) Paul Villach, « Les écoutes téléphoniques de l’Élysée : « une faute personnelle » de fonctionnaires dévoyés, confirme définitivement la Cour de cassation », AgoraVox, 1er octobre 2008

http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-ecoutes-telephoniques-de-l-45137

(7) Lire dans le même numéro de Médias l’interview de Philippe Karsenty  : « France 2 raconte des bobards ».

(8) Paul Villach, « Cagoule noire et carte blanche  », Éditions Lacour, 2005.


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