Intéressement ou dessein de dépassement ?

par Bernard Dugué
vendredi 26 octobre 2007

Un matin d’octobre 2007, sur fond de jeudi noir syndical, nous avons entendu à l’antenne de France Inter deux personnalités invitées à causer de la société française ; l’un Thierry Saussez est conseiller en communication des Princes (parmi lesquels le précédent président de la République et l’actuel président quand il était pressenti comme candidat) ; l’autre, Régis Debray, peut être présenté comme conseiller du peuple, ou plutôt, de ceux qui le lisent. De ces regards croisés, j’ai tout spécialement retenu deux thèmes. Saussez a déploré qu’il n’y ait pas assez de représentation syndicale en France, ce qui est dans la ligne de la pensée présidentielle mais aussi une préoccupation de la candidate Royal qui en pleine campagne évoquait un projet pour inciter les travailleurs à se syndiquer. Debray, cet intellectuel pénétré de foi sans croyance, trouvait quant à lui que ce qui fait défaut à la France, c’est une absence de référentiel transcendantal, d’aspiration au dépassement signifiée par une symbolique capable d’unir une nation. On aura reconnu là un thème très Troisième Rep, une saillie à la Renan.

 

 

Certes, ces considérations n’ont sans doute que peu d’importance eu égard aux problèmes économiques et géopolitiques qui se préparent mais cela n’empêche pas qu’on puisse réfléchir sur ces constats. La première idée venue à l’esprit, c’est le côté pragmatique de Saussez doublé de sa vision, disons, utilitariste. J’ai pensé sur-le-champ à une morale de l’intérêt et cette idée se confirme si on connaît le personnage dont l’un des conseils prodigués aux candidats et responsables politiques (ce monsieur conseille en effet des chef d’Etats africains) est de s’adresser aux catégories sociales en parlant de leurs intérêts. Ce qui est évident dans le principe mais suppose un certain art de la persuasion et de la rhétorique dans la réalisation sur le terrain médiatique. Intérêt, intéressement, autrement dit établir une relation définie entre le discoureur et les personnes dont l’essence en termes d’intéressement est déterminée. Chaque intérêt est spécifique, composite certes, mais différencié en général pour chaque classe sociale, professionnelle, géographique. Différence entre un rural (du moins ce qu’il en reste) et un urbain, un pêcheur professionnel et un médecin, un artisan ébéniste et un cadre chez EADS, un smicard et un riverain des beaux quartiers dans les hypercentres urbains. Quelque part, à chaque catégorie son discours, l’approche est celle du multiple.

 

 

Au contraire, le schème déployé par Debray est le Un, l’unité autour d’un ensemble de symboles, valeurs et sens du dépassement. On reconnaît bien là un avatar du religieux, décliné sous l’architectonique du Un et de l’ineffable. Ce dispositif, pour autant que ce terme soit approprié, ne relève pas du domaine de l’efficacité technique. La question de l’unité et du dépassement, du point de vue de l’engagement, ne produit pas les mêmes résultats que celui de la multiplicité de l’intéressement. Le dispositif de l’intérêt fournit des dividendes matériels à ceux qui ont investi, financièrement ou politiquement. On parle à dessein d’investiture d’un président. D’intéressement aux bénéfices dans le monde de l’entreprise. Voilà un langage des gens intéressés, auxquels s’adressent les discours électoraux suggéré par les conseillers en communication. Le schème du dépassement évoqué par Debray suppose un désintéressement. On est pas certain de toucher les dividendes si l’on accomplit une œuvre ou une action désintéressée, c’est même le contraire. Tout au plus, l’action désintéressée offrira quelque satisfaction d’ordre éthique dont on ne sait qui en est le régisseur. D’ailleurs, y a-t-il un régisseur ? Dieu sait si dans l’aventure des grandes causes il y a les cocus de l’Histoire comme on les appelle. Et nul ne sait, excepté Dieu, si les cocus de l’Histoire sont dédommagés par des voies surnaturelles. Seuls les initiés savent. Le désintéressement est une attitude éthique noble, élevée, pénétrée de mystère comme l’amour inconditionnel qui nous semble plutôt exotique, relevant d’un monde autre et d’ailleurs, les saints ne semblent pas appartenir à notre monde, ou du moins, ils sont dans deux mondes. Quant au monde ordinaire des gens, la règle matérielle prévaut. Au cas où ces lignes n’auraient pas été bien lues, il faut préciser que le désintéressement, comme le don qui selon Mauss est une posture constitutive de lien social. Le don suppose un acte qui n’a pas réciprocité obligatoire. Le dépassement et le sens de la transcendance supposent un acte dont les conséquences ne sont pas consignées par un contrat, ni d’ailleurs causales et déterminées dans leur forme et leurs conséquences. On agit avec une foi de charbonnier, sans attendre une récompense ni être certain du résultat. Bref, une foi dans l’impossible, consignée dans des symboles qui n’ont plus, et sans doute Debray le déplore, leur efficace. Comme d’ailleurs l’idée de deux mondes.

 

 

Voilà une conjecture signant la confrontation entre Saussez, partisan de l’intéressement et Debray, chantre du dépassement. S’il n’y a qu’un seul monde, alors autant jouer l’économie de l’intérêt, de la matérialité, de la technique et l’action. Le destin du dépassement n’a de sens que s’il y a deux mondes. Ce n’est pas un pari pascalien qui ne mange pas de pain, excepté celui pour nourrir ses neurones pensants. Le destin de dépassement peut aussi être frelaté et prendre la tournure d’une escroquerie, direction intégrismes, fondamentalismes, évangélismes, d’Occident en Orient. Le destin de dépassement n’est plus dans les idéologies, les livres, le théâtre intellectualisé, le cinéma édulcoré, les religions institués, il est dans l’existence, la foi des gens, une certaine forme de connaissance et d’instinct spirituel. Une foi portée vers l’invisible, l’inconnu, l’indéterminé, l’indéfini, l’impossible. Mais si les gens veulent du tangible, qu’ils suivent les règles du système. Et votent pour ceux qui s’intéressent à eux, enfin, disons à leur voix, en présentant en tête de gondole médiatique un programme pour l’avenir. Demandez le programme !

 

 

Pour résumer, Saussez pense en pragmatique et cherche des solutions aux problèmes sociaux, conseillant par ailleurs les politiciens pour qu’ils parlent aux gens en s’y intéressant, ce que sait bien faire Sarkozy. Debray au contraire, en vieux routard des causes perdues, ne croit pas qu’une société puisse avancer et perdurer sans quelque élément relevant de la foi et de la transcendance. De ce dilemme, la réponse sera apportée par chacun mais pour défendre l’une des deux causes, il est certain que le pragmatisme de l’intéressement se prête plus facilement à une exposition rhétorique tout en satisfaisant la demande la plus générale. Dans un monde de 1760 à construire, la volonté générale est un moindre mal. Dans le monde actuel à partager et gérer entre acteurs, travailleurs et actionnaires, l’intéressement général est le moindre mal. Cela va de soi. Dire qu’il n’y a eu aucun Rousseau pour théoriser ce nouveau contrat social de l’intéressement général ! Car tel est le schème devenu dominant dans la vie sociale et politique. Chacun balaie devant son dessein. Et le politique d’apporter quelques solutions générales s’additionnant aux solutions particulières. Quant au dessein de dépassement, il devient une affaire privée, personnelle et sectorielle plus que collective (dans le sens politique), même si Debray le déplore à tort et à raison car un tel dessein pousse l’humain à travailler le meilleur de lui-même, pour un bénéfice général, mais avec les (cocus) arnaqués par les profiteurs ; chassez l’intéressement, il revient au galop ! Les causes transcendantes sont souvent récupérées en dividendes par quelques factions douées en exploitation de la crédulité du genre humain. Alors à tout prendre, mieux vaut des politiques qui s’occupent des cancers et d’Alzheimer.

 

 


Lire l'article complet, et les commentaires