Inventer un peuple

par beo111
samedi 23 mai 2015

Le 29 mai 2005, à la question Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ?, le non recueille 54.88 % des suffrages exprimés parmi 69.34 % des inscrits.

 En 2007, les gouvernements européens, réunis en conférence intergouvernementale, rédigent le Traité de Lisbonne qui, de l’aveu même de Valéry Giscard d’Estaing rédacteur du traité de constitution européenne (TCE), n’aura été construit qu’à partir du seul TCE.

 Le 4 février 2008, le Parlement réuni en Congrès au château de Versailles vote une révision de la Constitution française afin de ratifier le Traité de Lisbonne par voie parlementaire le 8 février.

 Mai 2015 : 10 ans après, l’anniversaire du déni de démocratie que constitue
cette contestation parlementaire de l’expression du peuple souverain ressemble davantage à une commémoration funèbre. L’Union Européenne gouverne au travers d’organes non élus comme la Commission Européenne ou la Banque Centrale Européenne et, avec le Fonds Monétaire International, impose ses volontés à des états comme la Grèce dont le gouvernement élu doit composer avec les volontés européennes plutôt qu’avec son électorat. La symbolique est forte et totalement assumée par l’UE : le peuple fondateur de la démocratie moderne doit plier devant les évidences économiques et abandonner son destin à Bruxelles, même si telle n’est pas sa volonté exprimée dans les urnes.

 Alors ? La démocratie occidentale est-elle morte ? À l’heure d’une concurrence mondiale débridée, à l’heure de la disparition des énergies fossiles et au lendemain d’une crise économique sans précédent, on serait tenté d’approuver.

 Sauf qu’à observer notre démocratie parlementaire à ce point félonne, on a
compris par l’exemple qu’elle n’avait jamais été une démocratie mais bien une
organisation d’oligarques élus, à la seule botte des détenteurs de capitaux ; dès


lors, l’abbé Sieyès, rédacteur de la première constitution française, se rappelle à nos mémoires trompées : Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants.

 Sauf aussi qu’après l’unanimité médiatique mobilisée en faveur du TCE lors de la campagne de 2005, on a pu constater in situ le degré de connivence fautive entre médias et politiques, deux organes souvent financés aujourd’hui par les mêmes capitaux.

 Sauf qu’en subissant la crise financière de 2008, on a pu réaliser la déraison
labélisée de toutes les bourses mondiales, ainsi que la sujétion active des politiques aux puissances de la finance, le plus souvent au mépris des peuples.

 Sauf que les crises monétaires consécutives ont permis de porter au plus grand jour la façon dont l’argent était aujourd’hui créé et d’informer les populations sur le fait que les banques centrales avaient été rendues obsolètes en la matière au profit de banques privées, principales actrices de la déroute de 2008, souvent coupables de fraudes, dissimulations et spéculation excessive.

 Sauf qu’après avoir doucement rejoint l’Organisation de l’Atlantique Nord
entre 1995 et 2008, la France s’est engagée au Kosovo, en Afghanistan, Libye, Côte d’Ivoire et que les événements Charlie du 11 janvier 2015 n’y sont pas étrangers.

 Sauf que les peuples d’Europe se réalisant floués, reprennent goût aux affaires politiques et qu’en France par exemple, l’idée de démocratie prend consistance. Les exemples sont nombreux et difficiles à détailler de façon exhaustive mais i) un peu partout sur le territoire aujourd’hui, des ateliers constituants s’organisent afin de contester par l’exemple le pouvoir des politiques ii) au cours des dernières élections municipales, des organisations de citoyens ont été portées jusqu’aux mairies pour y installer une administration participative iii) des listes Démocratie Réelle formées de simples citoyens ont été présentées aux élections européennes et aux dernières cantonales iv) une branche déçue du parti socialiste a créé Nouvelle Donne en envisageant l’usage du tirage au sort en plus de celui du vote v) le Parti de Gauche promeut en ce moment même la rédaction d’une nouvelle Constitution en y intégrant également l’usage du tirage au sort vi) les forums politiques, les ateliers constituants et les outils collaboratifs sont très nombreux sur la toile, attestant qu’en ce moment même des gens échangent, discutent et essaient de mieux comprendre l’environnement conjoncturel, hors-champ politico-médiatique.

 Alors ? Est-il juste de désespérer des 10 ans du TCE ? L’avenir nous le dira.
Et pas forcément le plus proche. Car nous sommes probablement à l’aube d’une révolution sociale encore difficile à imaginer. Au regard de l’histoire écoulée, il semble que les peuples n’aient pu être défini jusqu’alors que par les guerres et les souverains. Le roi gouvernait le peuple français et par là même lui donnait existence. Autrement, l’habitant du Gers n’aurait pu concevoir appartenir à la même nation qu’un ch’ti. C’est donc de sa sujétion collective qu’hier existait le peuple, incapable sinon de se doter par lui-même d’une identité intrinsèque ou d’un socle en commun. Jusqu’à aujourd’hui. Car la révolution démocratique pourrait bien être l’occasion pour nous habitants de nous muer en citoyens et de nous bâtir une identité, sans maîtres et au profit du plus grand nombre. Car sinon, le peuple français restera celui qui par son silence soutient les interventions militaires en Côte d’Ivoire et en Libye. Celui de la Politique Agricole Commune, des ventes d’armes et des grandes banques. Celui de nos paradoxes, entre humanisme de façade et réalisme économique. Seulement, il ne s’agit plus de décréter d’un quelconque extérieur que nous sommes en démocratie, dorénavant il faudra le démontrer.

 Pour le moment encore, chacun a avant tout la volonté de s’exprimer, d’évacuer sa propre frustration et défendre ses conclusions, c’est la première étape, celle d’une isegoria cacophonique et anarchique où l’égalité des droits n’est pas forcément un atout immédiat. Mais il est bien trop tôt encore pour estimer la pertinence démocratique car reste à savoir si nous serons un jour capables de nous écouter et de nous entendre alors que depuis des millénaires, on nous pousse au contraire. Reste à savoir si les intérêts immédiats et individuels pourront parfois s’éclipser au profit d’un peuple constitué. Restent beaucoup de choses à apprendre, comprendre, beaucoup, car la démocratie ne se fera pas sans efforts ni sacrifices alors essayons-nous, parlons, échangeons, construisons, avec dans l’idée, tout de même, qu’on n’a pas toutes les vies l’occasion d’inventer un peuple.

 

David Lafaille


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