Israël, Gaza et Alain Finkielkraut dans « Le Figaro » : un misérable sommet de manipulation journalistique

par Daniel Salvatore Schiffer
mardi 29 juillet 2014

Il est des interviews, au sein du paysage médiatique français, qui laissent pantois par leur évident manque de déontologie professionnelle, carence dont on ne sait si elle est due à une encore plus flagrante malhonnêteté intellectuelle ou à un étrange, pour ne pas dire pathologique, déni de la réalité. C'est le cas aujourd'hui, malheureusement pour ce journal, du « Figaro  », lequel, dans son édition internet de ce 26 juillet 2014, vient de réaliser un « grand entretien » avec Alain Finkielkraut (http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/07/26/31001-20140726ARTFIG00004-alain-finkielkraut-au-nom-de-la-lutte-contre-l-islamophobie-on-sous-estime-la-haine-des-juifs-et-de-la-france.php), en lui posant un certain nombre de questions, dans le seul but de le dédouaner de tout reproche, manifestement inspirées par la « lettre ouverte d'un intellectuel juif à ses pairs » que j'ai publiée tout récemment sur mon blog, repris à la « une » par la suite, d' « AgoraVox » (http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/lettre-ouverte-d-un-intellectuel-154744).

 

LA CABALE DES HYPOCRITES

La première question, notamment, y fait textuellement référence, mot à mot, à une idée fondamentale dans ma « lettre ouverte » : le fait que j'aie « reproché » à bon nombre d'intellectuels juifs (dont je suis) « de ne pas dénoncer les bombardements israéliens à l'encontre des civils palestiniens comme (ils) s'insurgeaient naguère contre le siège de Sarajevo par les Serbes », tandis que la deuxième question fait clairement référence, jusque dans le détail de ma propre formulation, à ma comparaison, tout aussi essentielle, entre « Gaza, long d'un peu plus de quarante kilomètres et large de moins de dix kilomètres, au ghetto de Varsovie, de sinistre mémoire. » Et les interlocuteurs (car ils s'y sont mis, là, à trois !) de Finkielkraut de lui demander, dans la foulée, s'il ne trouve pas cette comparaison (bien que, ayant certes anticiper le reproche, j'aie toutefois pris la peine de spécifier que je ne souhaitais en rien comparer l'incomparable et que je me sois même bien gardé d'employer la problématique expression de « nazis » au regard des actuels dirigeants israéliens) « déplacée », voire « scandaleuse ».

Ainsi, en ne m'y citant jamais nommément (ce qui n'est pas bien grave en soi) et feignant donc d'ignorer les vérités que j'assène là, ces hypocrites ont en fait décidé de nier, aveugles et sourds, le calvaire des palestiniens à Gaza : chose bien plus condamnable tant sur le plan moral qu'humain ! Ce genre de méthode, typique de la mauvaise foi la plus patente, a un nom, aussi choquant soit-il à entendre : le négationnisme. Comment, du reste, s'en étonner lorsque l'on sait qu'il y a maintenant plus de soixante-cinq ans qu'Israël nie aux Palestiniens, privés de leur État, tout droit d'exister en tant que peuple libre ?

 

LE MUR DE L'APARTHEID

Je renchérirais même : Israël se conduit aujourd'hui avec les Palestiniens, notamment avec son infranchissable mur de séparation, comme l'Afrique du sud colonialiste se comportait jadis, lorsque ce pays pratiquait son ignoble politique d'apartheid, avec les Zoulous et autres populations indigènes ! C'est exactement là, par ailleurs, ce que soutenait également ce grand homme, parmi les grands hommes, que fut Nelson Mandela.

Ce que je faisais en cette « lettre ouverte » n'était pourtant que chose sensée pour tout homme comme pour toute femme de bonne volonté : dénoncer l'assourdissant silence dont se rendent actuellement coupables les intellectuels juifs, à de trop rares exceptions près, face à l'innommable massacre dont Israël, pays auquel je suis particulièrement attaché par mon héritage familial, est en train de perpétrer en toute impunité, dans la Bande de Gaza, à l'encontre de centaines, sinon des milliers, de civils innocents.

 

NI DIEU NI DIABLE

Je ne m'attarderai certes pas ici sur cette misérable manipulation journalistique, doublée d'une invraisemblable lâcheté, dont font preuve ici tant « Le Figaro » que Finkielkraut. Qu'il me soit permis, en revanche, d'y analyser plus attentivement la réponse de Finkielkraut. Sidérante pour un philosophe digne de ce nom : « Ce retournement du devoir de mémoire me paraît être une preuve très convaincante de l'existence du diable ». Diantre, je savais que j'allais me faire taxer, par cet agité qui ne sait débattre sans avoir la bave à la bouche, de « traître » à ma propre cause, mais de là à me faire traiter de « diable » pour avoir osé exprimer, en tant que Juif, ma compassion envers les Palestiniens lorsque Israël les massacre sans pitié, les assassine du haut d'une bonne conscience plus qu'usurpée, voilà qui me laisse, par l'effroyable bêtise de pareil argument, pour le moins perplexe. Aussi grotesque qu'inique, cette réflexion de Finkielkraut, lequel flirte par ailleurs dangereusement, depuis un certain temps, avec les nauséabondes thèses du Front National ! J'ai même du mal à imaginer comment une institution aussi prestigieuse que l'Académie Française a pu élire, sous sa célèbre coupole, pareille caricature de philosophe.

Davantage : les Juifs auraient-ils donc, par on ne sait quel absurde et négatif privilège, le monopole des ghettos et, parallèlement, l'exclusivité, sur cette Terre, du génocide ? Peuple à ce point « élu », fût-ce, en cette tragique et historique circonstance, pour le pire ? Il m'est avis que ce soit là, paradoxalement, un antisémitisme à l'envers, comme à rebours !

 

HUMANISME ET COMPASSION

Car voici ce que j'écrivais, à propos du martyre de Gaza, dans la « lettre ouverte » ici incriminée : « J'ai mal à mon sens de l'humanité lorsque je vois des mères palestiniennes hurler à la mort sur le cadavre ensanglanté de leur enfant déchiqueté par un missile israélien. A à ces pères et ces mères en larmes, toute ma compassion ! Je suis là, n'en déplaise à ma patrie d'élection qu'est Israël, tout aussi palestinien que juif : l'inhumaine souffrance n'a pas de nationalité, de culture ou de religion ; elle est universelle, et, parfois, je me sens, à entendre ces cris déchirants, couvert de honte. »

D'où, cette conclusion : être le preuve vivante de l'existence du diable, pour avoir simplement brandi l'universalité de mon humanisme, me confère une importance métaphysico-théologique que, franchement, je ne soupçonnais pas ; j'en suis même plutôt fier ; elle me range de plein droit, en outre, aux côtés de ces autres écrivains sulfureux, poètes maudits et illustres pestiférés de la bien-pensance, que furent autrefois mes chers Lord Byron et Oscar Wilde, sur lesquels j'ai tant écrit ; ce n'est pas la moindre des consolations !

 

GUERRES DE RELIGION : L'ENFER, C'EST DIEU !

Mais, surtout, à voir l'extrême violence avec laquelle Juifs et Musulmans s'entre-tuent aujourd'hui pour un lopin de prétendue « terre promise », fût-ce au nom de Yahvé ou d'Allah, du judaïsme ou de l'islam, j'aurais plutôt tendance à croire, pour ma part, que Dieu n'existe pas ! Davantage : à considérer la sauvagerie de ces meurtres, l'intellectuel juif mais laïc et agnostique qui me définit intrinsèquement n'est pas loin de préconiser ici, à l'instar de cette autre grande figure du romantisme dandy que fut Shelley, la nécessité de l'athéisme.

Mieux, je dirais, comme Nietzsche dans la paragraphe 125 de son « Gai Savoir  », là où il annonce la « mort de Dieu » : que sont les églises, sinon les monuments funéraires et les tombeaux de Dieu ? A cette importance différence près, en ce qui me concerne, que j'ajouterais, au sein de ces infernales machines à tuer, les synagogues et les mosquées. A bas Dieu lorsqu'il sert d'odieux alibi pour terroriser les hommes !

 

Oui, cher Finkielkraut : en ces infamantes conditions-là, je préfère encore, à tout prendre, le diable et son odeur de soufre ; au moins, avec lui, on sait dans quel enfer on est, et sur quel cruel bûcher des vanités brûle le monde !

Non, cher Sartre : l'enfer, ce n'est pas les autres, pour reprendre l'une de vous plus fameuses formules ; l'enfer, c'est Dieu, historique matrice des pires fanatismes religieux et, donc, des terribles guerres de religion. Jérusalem, carrefour géographique des trois grands monothéismes, en sait précisément, du temps des croisades à nos jours, quelque chose, hélas pour l'humanité tout entière !

 

DEVOIR DE MEMOIRE ET MEMOIRE VAINE

Ainsi, face à pareille monstruosité à l'égard, non seulement de ma modeste personne, mais surtout des milliers de Palestiniens aujourd'hui massacrés à Gaza, ne me vient-il à l'esprit que cette réplique à l'égard de l'indigne Finkielkraut : votre mémoire est bien vaine, en effet, pour paraphraser le titre de l'un de vos livres !

Je vous le répète donc ici aussi, porté par ma seule conscience morale et d'homme libre, ce que j'ai écrit, il y a quelques jours, dans cette « lettre ouverte » que je vous ai adressée : Rien ne peut justifier pareil carnage. C'est là, de la part d'Israël, qui se devrait d'être un exemple pour l'humanité, inadmissible sur le plan humain. Ce crime, hautement répréhensible au niveau moral, s'apparente, quelle que soit votre difficulté à l'admettre objectivement, à un « crime de guerre », sinon un « crime contre l'humanité ». Israël n'est pas digne, en cette mortifère circonstance, de son Histoire. Pis : il la dénature, au gré de ses seuls intérêts géostratégiques, et la trahit ! Israël, État qui vit le jour au lendemain de ce crime unique dans les annales de l'(in)humanité que fut la Shoah, n'a-t-il donc rien appris, ou si peu, des immortelles leçons de son douloureux passé ? Répondre à la barbarie par la barbarie n'est guère une solution ; cet engrenage ne fait qu'attiser la haine et exacerber ce conflit. 

 

INDIGNATIONS SELECTIVES

Ainsi donc, Alain Finkielkraut, je vous le redis, à vous qui êtes toujours prompt à fustiger les crimes partout dans le monde à la notoire et irrationnelle exception de ceux perpétrés par Israël, avec une même conviction : faites donc preuve ici d'honnêteté intellectuelle, de courage moral, de noblesse d'âme et de lucidité ; élevez-vous au-dessus des partis, prenez de la hauteur et condamnez le crime, même lorsqu'il provient de votre famille ; vous en sortirez grandis, et le monde vous en saura gré ! Car votre mutisme, plus encore que vos indignations sélectives et à géométrie variable, vous déshonore !

C'est un intellectuel juif épris des inaliénables valeurs de l'humanisme, prônant les principes universels de fraternité et de tolérance, qui vous le dit : votre position, dogmatique et manichéenne, s'avère effectivement une « défaite de la pensée » pour reprendre, ici encore, le titre de l'un de vos propres livres.

A bon entendeur !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

 

*Philosophe, auteur de « La Philosophie d'Emmanuel Levinas  » (PUF), « Oscar Wilde  » (Gallimard – Folio Biographies), « Critique de la déraison pure  » (François Bourin), signataire du JCall (Appel des Juifs à la Raison).


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