J’ai ouvert les yeux sur la cataracte

par Luc-Laurent Salvador
mercredi 18 janvier 2012

On croit souvent que la cataracte ne concerne que quelques vieillards malchanceux, et c’est pourquoi personne n’y pense avant d’en être atteint. Détrompe-toi lecteur innocent, tu te mets le doigt dans l’œil, la cataracte c’est pour la majorité d’entre nous et souvent plus tôt qu’on ne le croit. Ce texte raconte ce qui m’est arrivé avant et après une double opération de la cataracte idéalement réussie. C’est peu dire que c’est une révolution comme on les aime.

Dans un petit livre d’une grande simplicité tant par le texte anglais que par les dessins qui l’accompagnent, John Berger a essayé de traduire l’expérience saisissante qu’a été pour lui le fait de subir une opération de la cataracte à l’hôpital ophtalmologique des Quinze-Vingts situé non loin de la Bastille.
 
Avec beaucoup de finesse, il nous propose une analyse personnelle des profondes modifications que cette opération va amener dans sa vision, et donc dans son rapport psychologique aux objets et au monde.
 
Avant que ma mémoire n’estompe les souvenirs de l’expérience qu’a été pour moi le fait de suivre un semblable parcours, je vais tenter de les raconter avec l’idée que cela pourra être utile à d’autres, en particulier, sous le rapport de la prévention.
 
En effet, je ne pouvais pas ne pas me poser la question de savoir comment il se fait que je sois « si jeune » touché par cette pathologie. Quels facteurs ont pu contribuer à cela ? J’ai ma petite idée, mais nous verrons cela plus tard.
 
Pour commencer par le début, sachez que je suis passé moi aussi aux Quinze-Vingts, suite à un accident de voiture. Il y a une vingtaine d’années, celui-ci avait provoqué une diplopie, c’est-à-dire le fait que ma vision n’était plus unitaire mais composée de deux images impossibles à fusionner vu que celle issue de l’œil droit semblait ne plus être « suspendue » que par le coin supérieur droit, de sorte qu’elle penchait sur la gauche comme si elle avait été décrochée ce côté.
 
Je ne suis allé que deux fois à cet hôpital. La première fois pour le bilan initial et le début du traitement. J’avais 14 dioptries d’écart entre les deux yeux. D’où une prescription de port de lunettes avec un prisme de 6 dioptries sur chaque verre. A cette occasion, dans la salle d’attente, j’ai entendu des patientes parler de maladies de l’œil attrapées à l’hôpital et je n’ai eu alors qu’une envie : fuir.
 
Ce que j’avais compris d’emblée c’est que la charmante spécialiste de l’œil que j’avais rencontrée n’était vraiment qu’une spécialiste de l’œil. Le reste n’existait pas pour elle. Le fait que mon œil droit soit resté intact et parfaitement coordonné avec mon corps et mon oreille interne (qui donne le sens de la verticale) l’indifférait totalement. Elle me collait 6 dioptries dessus et roulez jeunesse, il ne me restait plus qu’à réapprendre à coordonner cet œil avec mon corps alors que sans le prisme ils l’étaient déjà parfaitement.
 
Je n’ai jamais porté ses lunettes et je me suis rééduqué la vue tout seul. Comme je ne supportais pas la diplopie tant la vision de la réalité m’importe et la réalité physique (macroscopique) est UNE ou elle n’est pas, j’ai, surtout au début, porté un couvre-œil la plupart du temps afin de ne pas chercher sans cesse à réunir deux images inconciliables.
 
Mais tous les jours, je travaillais activement ma vision en tentant d’élargir la seule zone de vue en relief qui me restait, tout en haut à droite de mon champ visuel. J’ai d’abord étendu ce secteur en relief vers le bas jusqu’à ce qu’il occupe toute la moitié droite, puis je l’ai étendu sur la gauche, jusqu’à ce que l’ensemble de mon champ visuel soit réunifié.
 
Après six mois de cette pratique, je suis repassé aux Quinze-Vingts pour faire constater que tout était rétabli. J’ai perçu une certaine surprise chez la spécialiste de l’œil, mais elle ne m’a pas posé de question et je n’ai rien dit. Sachant que le corps médical perçoit souvent comme arrogants les patients qui prétendent savoir quoi que ce soit, même sur ce qui les concernent directement, je n’ai pas voulu l’embarrasser.
 
Quoi qu’il en soit, depuis cette époque, je suis en quelque sorte devenu mon propre orthoptiste et je n’ai pas cessé de l’être. A l’occasion du dernier bilan réalisé, il y a quelques années, l’ophtalmologue m’a dit que j’avais des yeux très adaptables car j’étais à l’âge où l’hypermétropie pouvait commencer à me concerner mais il constatait, au contraire, une très bonne vision, notamment de près (un faible punctum proximum).
 
Quoi qu’il en soit, l’attention que je portais à ma vision, l’entraînement régulier que je faisais pour accommoder de près et conserver sa souplesse au cristallin, tout cela semblait porter ses fruits et j’étais bien décidé à persévérer afin de jouir aussi longtemps que possible d’une excellente vision. Je me permettais même d’indiquer à mes amis que le port de lunettes n’était pas une fatalité et que le yoga des yeux pouvait aider à s’en passer.
 
Ce long préambule est là pour vous aider à comprendre l’immense bouleversement qu’a été pour moi le fait de constater, il y a, disons, un an et demi, que je n’arrivais plus, malgré tous les exercices auxquels je m’astreignais, à maintenir une bonne qualité de vision.
 
Les formes naturelles comme les arbres ou les arbustes qui ont toujours été mes principaux supports d’exercice me semblaient devenir insaisissables au sens où je n’arrivais plus à en avoir la perception stable, ferme, totalement « sous contrôle » qui vient avec le relief. Il me semblait que je devais à tout instant chercher à accommoder pour accéder une vision qui restait sans finition, comme inachevée et qui, pour tout relief, ne me laissait que ses formes les plus élémentaires (la distinction des différents plans).
 
Quand j’ai pris conscience de ces difficultés, je me suis souvenu avoir senti une grande fatigue oculaire lors de mon arrivée à la Réunion, belle île tropicale où le soleil tape férocement. Ici, par exemple, j’ai noté que les pinces à linge en plastique se désagrègent très vite. Il faut choisir le bois ou faire sécher à l'ombre !
 
Cette fatigue est progressivement passée après que j’ai fait l’acquisition d’une paire de lunettes de soleil de qualité avec verres polarisants. Il faut dire qu’auparavant j’avais de vieilles et misérables lunettes, usées, rayées qui, probablement, ne me protégeaient pas assez.
 
Je me souviens très bien que lorsque j’ai chaussé mes nouvelles lunettes, je me suis extasié tellement ma qualité de vision m’est alors apparue excellente.
 
Un an plus tard, cette excellence n’était plus qu’un souvenir. Mais je n’avais pas encore conscience de la gravité de la situation.
 
Je notais des bizarreries comme le fait de voir à la nuit tombée des énormes oursins de lumière en regardant les lampadaires de la ville, ce que j’interprétais comme un effet de l’humidité ambiante. Le problème est que la nuit, les phares des voitures que je croisais envahissaient pareillement mon champ visuel et rendaient la conduite périlleuse.
 
Le choc a toutefois été pour moi de marcher sur la plage sur le coup de midi : alors que tout était inondé de lumière, j’ai remarqué puis regardé à dix ou vingt pas une fille à la très belle silhouette qui s’installait. Ce qui m’est apparu c’est que, malgré mes efforts, j’étais incapable de « voir » son visage. L’abondance de lumière brouillait tout.
 
Pareillement, j’ai eu à constater que je ne voyais plus la lune, mais des lunes car, sur l’œil gauche surtout, d’un côté comme de l’autre, le croissant pouvait avoir jusqu’à quatre pointes au lieu d’une seule.
 
Après un an d’efforts d’accommodation totalement vains, avec une dégradation constante et rapide de ma vue, j’ai reconnu mon échec et j’ai décidé de consulter.
 
Ça a été vite plié. Après quinze jours d’attente pour le rendez-vous, en trois minutes le diagnostic de cataracte était posé, la proposition d’intervention faite et c’était 250 euros de dépassement d’honoraires pour chaque œil.
 
J’ai dit que j’allais réfléchir.
 
J’ai programmé immédiatement trois rendez-vous chez d’autres spécialistes et après avoir vu les deux premiers, qui m’ont, chacun à leur tour, clairement déconseillé l’intervention, ma décision était prise : j’allais me faire opérer.
 
Ma cataracte était jugée légère et comme j’avais encore 8 et 10 en vision sur l’œil gauche et droit respectivement, il semblait y avoir un risque à m’opérer car je pouvais perdre ce qui apparaissait comme une relativement bonne qualité de vision.
 
Mais comme moi je savais avoir beaucoup perdu déjà, je soupçonnais que le bon score obtenu venait probablement de ce que mon cerveau compensait au maximum les pertes en qualité optique de l’œil. La dégradation devait probablement être plus importante que le score de 8 et 10 ne le laissait penser aux spécialistes.
 
Ce qui m’a amené à me décider c’est que, sur l’excellent site operation-cataracte.com, j’ai lu que le bon critère pour opérer, c’est la gêne. Or ma gêne était non seulement réelle, elle était énorme !
Car pour maximiser la netteté de ma vision, je m’étais résolu à vivre dans la pénombre étant donné que la faible intensité lumineuse diminue drastiquement les phénomènes de diffraction qu’engendre la cataracte.
 
Pour prendre la décision de me faire opérer, j’ai vraiment dû aller chercher au plus profond de moi-même la conviction que c’était la chose à faire. Car même si l’opération nécessite seulement une minuscule ouverture de 3 mm par où passe l’aspirateur à ultrason qui avale le vieux cristallin puis la petite canule par laquelle est introduit l’implant (qu’on imagine très souple), il n’est pas facile de consentir à tailler dans la prunelle de ses yeux.
 
Comme j’avais de bonnes raisons de ne pas différer, j’ai tout programmé au plus tôt et la première opération a eu lieu fin septembre.
 
Mis à part a) l’obligation de se faire au total quatre toilettes complètes de Bétadine rouge (ce qui m’a bousillé la flore cutanée et est probablement à l’origine d’un pityriasis qui, heureusement, était d’une variété qui passe toute seule), b) l’achat en pharmacie de trois ou quatre produits et c) l’obligation de se faire accompagner pour rentrer, l’opération est une sinécure.
 
Passés les contrôles qui révisent les points vus avec l’anesthésiste trois semaines plus tôt, les gouttes dans les yeux et l’attente quasi nu sous un drap dans son box préopératoire, tout cela durant bien une ou deux heures au total, l’opération elle-même est une promenade de dix minutes à tout casser.
 
A la clinique Saint Vincent de Saint Denis de la Réunion, le personnel est extra, très attentionné, il n’y a qu’à se laisser « porter ». Etre à jeun et sans avoir bu depuis cinq heures du matin n’a pas été un problème, mes données physiologiques (pouls, pression) étaient excellentes.
 
Je me suis donc retrouvé allongé dans le bloc avec une vision nébuleuse sur l’œil gauche en raison des gouttes destinées à dilater la pupille. Après un badigeon désinfectant, on me colle un papier sur le visage qui dégage la zone opératoire. L’œil gauche, celui qui va être opéré reste le seul à « voir ». Le chirurgien arrive, il parle très doucement. Il me demande si je sens la moindre chose. Comme c’est le cas, il me rajoute une dose d’anesthésiant sur l’œil (que je sens noyé par un liquide). Je ne dois rien sentir. La lumière de fond est bleue. Le sédatif qu’on a dû m’administrer me semble sans effet ou inexistant mais je me sens vraiment très bien. J’entends une sorte de vibration mécanique, comme une pompe, pendant que le chirurgien opère et que je vois son « aspirateur-broyeur » à ultrasons dans mon champ visuel. Pendant ce temps, mon œil me semble constamment aspergé, car je vois passer des « vagues », mais je ne saurais dire si c’est à l’extérieur ou à l’intérieur. Sans aucune sensation douloureuse, confortablement allongé, dans un quasi-silence, c’est assez plannant, j’ai presque l’impression d’être dans un rêve. Au bout de cinq minutes, le chirurgien me colle une coquille perforée sur l’œil gauche et c’est terminé, on me ramène au box où je vais pouvoir prendre un petit déjeuner.
 
Je suis aux anges. Tout va bien. Ma compagne me ramène sur le coup de midi et en fin d’après-midi, je pourrai aller assister à une conférence et prendre maintes fois la parole. Aucun effet de somnolence ou de stupeur n’est constaté.
 
Le lendemain, je repasse au cabinet et l’ophtalmologue (qui ne m’a pas opéré et qui m’avait déconseillé l’opération) ôte la coquille et s’assure que tout va bien. C’est le cas. J’ai l’œil rouge mais c’est normal, ça passera. Ma vision dépasse toute espérance : 15/10. Je ne savais pas que ça existait.
 
A partir de là, je ne vais pas cesser d’aller d’extases en extases en constatant l’incroyable qualité de ma nouvelle vision, surtout que j’avais toujours l’œil droit pour faire la comparaison. Alors que ce dernier avait été jusqu’à présent le meilleur et de loin, il apparaissait tout à coup en piètre état. Bref, il ne soutenait plus la comparaison.
 
Pour vous donner une idée, c’est un peu la différence que vous avez quand vous visionnez une ancienne série TV sur un vieux poste de télévision et qu’ensuite vous passez à un récent téléviseur full HD LED pour y visionner une de ces séries modernes tournées en vidéo HD et où vous pouvez voir le moindre pore briller sur la peau des acteurs filmés en gros plan.
 
Eh bien, c’est ça se faire opérer de la cataracte : c’est passer de la vieille TV couleur avec des images fades et floues à la TV full HD LED avec contraste à 5.000.000 : 1. Vous voyez alors tout avec une intensité et une netteté dont vous aviez perdu le souvenir si tant est que vous ayez déjà vu comme cela. La clé de cette vision tient à la capacité de contraste qui se remarque dans la perception des reflets. L’œil opéré en voit partout avec une netteté fantastique. Tout votre environnement quotidien est transcendé, au moins tant que vous ne vous habituez pas à tant d’éclat. L’eau, le métal, la peau, les cheveux, les fibres des habits, vous découvrirez que tout autour de vous est l’occasion d’accrocher la lumière et de la faire scintiller à perte de vue. C’est une féérie, un enchantement au sens propre du terme.
 
Pour moi ça a même été un vrai miracle, car contrairement à ce qui avait été prévu, je n’avais pas une vision nette sur l’infini mais seulement dans la zone entre un demi et un mètre, c’est-à-dire, la zone idéale puisque c’est là où je passe le plus clair de mon temps au quotidien, quand je fais ma toilette, que je me prépare à manger, que je travaille sur l’ordinateur ou que je suis en conversation intime avec mes proches.
 
Ce que j’avais désiré, mais à l’égard de quoi on ne m’avait pas laissé de choix, le Ciel me l’avait accordé. Alléluia !
 
L’œil droit m’apparaissait dorénavant catastrophique et j’avais hâte qu’il soit opéré. Heureusement je n’ai attendu que trois semaines et là, rebelote, le miracle s’est reproduit.
 
A nouveau, j’ai « obtenu » une certaine myopie qui, même si elle diffère très légèrement de celle de l’œil gauche, me permet d’avoir mes deux yeux bien coordonnés. Je retrouve donc la vision en relief intense, maximum, qui est pour moi vitale puisqu’elle me donne le sentiment d’être dans la réalité et non pas dans un mauvais film. Quand je pense qu’entre les deux opérations, le chirurgien m’avait proposé d’avoir un œil « myope » et un œil calé sur l’infini ! Comme je tiens tellement à mon relief, j’ai eu la force de refuser cette proposition. Je ne le regrette pas. Je plains ceux qui ne voient que d’un œil.
 
Quoi qu’il en soit, l’œil droit a alors retrouvé une éclatante supériorité sur le gauche, puisqu’il a atteint 20/10 d’acuité visuelle, c’est-à-dire, pour moi, quelque chose d’inouï ou plutôt de prodigieux !
 
Résultat des courses : je ne parviens pas à comprendre qu’on m’ait déconseillé ces opérations. Un des ophtalmologues à qui j’avais parlé de cette idée selon laquelle on décide d’opérer quand il y a gêne ne m’avait-il pas dit « Il y a gêne quand on 2 ou 3 en vision. » ? Je frémis à l’idée que j’aurais pu l’écouter.
 
Ça paraît fou, mais je pense qu’il ne savait pas ce qu’il disait. C’est là où on voit, je crois, le défaut de formation des médecins dans le domaine de la psychologie.
 
Combien d’années de gênes et de souffrances aurais-je dû traverser avant d’arriver à 2 ou 3 d’acuité visuelle ? Les critères objectifs, c’est bien mignon mais ça ne rend pas compte du vécu, du ressenti. J’étais en enfer alors que j’avais 8 et 10. Alors attendre d’avoir 2 ou 3 aurait été une pure folie. L’enfer, c’est quand toutes vos habitudes sont profondément perturbées. Quand on ne peut plus aller à la plage ni contempler des paysages qu’au crépuscule, qu’on doit fermer toutes les fenêtres chez soi et éviter autant que possible de sortir, qu’on ne peut quasiment plus conduire ni le jour, ni la nuit, seulement au crépuscule.
 
En conclusion, je ne suis pas spécialiste, vous n’êtes pas obligé de me croire, mais si une cataracte vous est diagnostiquée, ne jouez pas la carte de l’attentisme, vous aurez tout à y gagner si j’en juge par mon expérience personnelle qui, vous l’aurez compris, tient proprement du féérique.
 
L’article à suivre abordera les conséquences pratiques liées à l’opération de la cataracte et à la perte de l’accommodation qui en découle. Je ferai aussi quelques conjectures sur les causes possibles et les stratégies de prévention à envisager.

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