Jacques Le Goff et les origines de l’Europe
par hommelibre
mercredi 2 avril 2014
L’Histoire n’est pas une branche très fun à l’école. Apprendre des dates, les faits accomplis par quelques personnages connus, est réducteur du passé humain. Ecolier, je demandais toujours comment vivaient les gens du peuple, ce qu’ils pensaient. Le Moyen-Âge a été à cet égard un modèle de la désinformation officielle.
L’historien français Jacques Le Goff, décédé hier, faisait partie des ceux qui ont modifié la manière de rendre compte de l’Histoire des humains. Avec quelques autres il est sorti des chemins officiels où l’on présentait la période médiévale comme une barbarie obscure. Le Goff, Jacques Heers, Virginie Pernoud, Jacques Duby, ont participé à un nouvel angle de lecture du passé. Ils ont montré que cette société médiévale était structurée sur des bases de mutualité et d’ordre. Le seigneur local n’était pas ce potentat ayant droit de vie ou de mort sur ses gens. Il était à la fois protecteur et garant de la justice sur un territoire donné, à une époque peu centralisatrice.
J’ai déjà développé la question du Moyen-Âge, avec de nombreuses références à un autre grand historien novateur, Jacques Heers. Ces historiens comme Jacques Le Goff ne se sont pas contentés d’être des chroniqueurs du passé, rendant compte des dates des grandes batailles et des forces en présence. Ils sont allé chercher des informations concrètes sur la vie des gens. Archives religieuses, chroniques judiciaires, témoignages, archives des transactions de terres ou de bien au sein de la population, éléments artistiques, archéologiques, littéraires, tout ce qui pouvait illustrer la vie au quotidien a été et est encore aujourd’hui recherché, analysé, recoupé, confronté, afin de tenter d’obtenir une image réaliste des modes de vie, des préoccupations, des courants de pensée dans cette vaste période dite du Moyen-Âge.
Légende noire ou époque créative
Un nouveau courant de pensée s’établissait, en rupture avec l’acceptation du destin et des limites reconnues par la religion, laquelle religion était au Moyen-Âge un idéal profond et élevé de vie bien plus qu’une simple contrainte. Dieu était le symbole de la limite individuelle, la garantie de l’honnêteté des relations humaines et de leurs fondations. Avec Dieu, mentir est une violence faite à soi-même, à sa propre conscience. Sans Dieu, mentir n’est qu’un préjudice à autrui.
La période qui a suivi la Révolution est d’ailleurs marquée par le désir et l’affirmation d’une toute-puissance humaine, dont la théorie du genre est un avatar moderne. Ce mouvement peut toutefois trouver son origine dans la période où les croyants chrétiens ont été perçus comme co-auteurs de la venue de la justice de Dieu sur Terre. De subissants, ils se sont mis à contribuer à l’oeuvre spirituelle, ce qui est spécifique au christianisme et qui a ouvert la porte à la démocratie.
Jacques Le Goff a participé à dénoncer la Légende noire, à montrer un Moyen-Âge non pas obscurantiste mais lumineux, malgré aussi ses limites. A cette époque les pèlerinages permettaient non seulement une ascèse personnelle mais aussi la rencontre de cultures différentes et le développement d’une dimension européenne consciente. Une époque créative, imaginative, qui a produit des auteurs de renoms. Qui a instauré la trève dans les guerres, a construit les cathédrales, étudié les classiques grecs.
L’importance du corps
Dans une interview au magazine Le Point en 2011, Jacques Le Goff précise à propos du chant grégorien :
« C'est une musique qui engage le corps, dont vous avez toujours souligné l'importance pour les hommes du Moyen Âge...
Oui, elle participe de la joie du corps. Or l'un des antagonismes fondamentaux du Moyen Âge, c'est justement le rapport au corps, objet de deux sentiments contradictoires : il est humilié, parce qu'il est l'objet du péché d'Adam et Ève, et les moines le mortifient par le jeûne, l'abstinence ou même la flagellation. Mais, en même temps, le christianisme est la seule religion qui considère comme un dogme la résurrection des corps et qui estime que les élus auront un corps glorieux au paradis.
Mais au quotidien, comment vit-on son corps ?
Pour le Moyen Âge, le sens principal, c'est l'oeil. Cela s'explique en partie par la théologie médiévale. Si les cinq sens sont une notion qui nous vient de l'Antiquité, les sociétés postérieures ont donné une importance plus ou moins grande à tel ou tel de ces sens. Pour les théologiens du Moyen Âge, surtout à partir du XIII siècle, Dieu est lumière. C'est donc la vue qui est le sens le plus proche de Dieu. Ce qui n'empêche pas que l'odorat ou le toucher soient très importants. Mais l'oeil, c'est aussi très sensuel ! Le Moyen Âge a été d'ailleurs
Le Goff a souligné l’importance du corps au Moyen-Âge, dont l’époque actuelle est redevable. Le résumé de son ouvrage Une histoire du corps au Moyen-Age dit ceci : « Le corps a trop longtemps été oublié par l'histoire et les historiens. Or, il constitue l'une des dynamiques majeures de l'Occident. De l'abstinence des prêtres aux délices du pays de cocagne, du christianisme au paganisme, du rire au don des larmes dont Saint Louis était dépourvu, de la mode vestimentaire aux sports, du célibat à l'amour courtois, d'Héloïse à Abélard jusqu'à Saint François, le corps est le siège d'une tension fondamentale. »
Le Goff est sorti des sentiers battus symbolisés par l’aphorisme réducteur de Marx qui définissait le religion comme « l'opium du peuple ». Pour l’historien on ne peut aborder le fait religieux avec nos lunettes d’aujourd’hui. Il précise par ailleurs que si Moyen-Âge a posé les bases de la conscience collective en termes d’européens ou de chrétienté, le christianisme y a contribué, qui a porté les germes de la laïcité, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
L’Histoire de notre passé aide à comprendre notre époque, si collée sur elle-même, dotée de si peu de recul, sorte de « modernité effarée » pour citer l’historien, croyant qu’elle a inventé l’humanité avec les Droits humains. La réalité est différente. Jacques Le Goff nous invite à s’en rendre compte par nous-mêmes. Son étude de l’époque médiévale est une somme de connaissances transmises dans de nombreux ouvrages. On ne peut aujourd’hui qu’encourager à lire ou relire Jacques Le Goff.
Par quoi commencer ? Le choix est vaste et difficile tant l’historien a touché à presque tous les aspects. Quelques pistes :
Mais il y a aussi et surtout un "beau" Moyen Âge, et les enfants l'adorent. C'est celui des chevaliers et des tournois, des châteaux forts et des cathédrales, des jongleurs et des troubadours, des foires et des pèlerinages. Le Moyen Âge, c'est aussi la quête du Graal, la légende des chevaliers de la Table ronde, le roman de Tristan et Iseut, Notre Dame de Paris, les anges, les saints, les fées et les monstres, le combat de Carnaval et le Carême...Enfin, c'est au Moyen Âge que naît l'Europe, l'unité de sa culture dans la diversité de ses pays et de ses langues.