Je récuse cette cour

par Daniel Arnaud
samedi 28 mars 2009

Yvan Colonna vient d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises spéciale de Paris pour l’assassinat du préfet Erignac le 6 février 1998 à Ajaccio. Ce verdict a été rendu au nom du peuple français. En République, effectivement, la Nation est souveraine et les détenteurs d’une autorité, quelle qu’elle soit, n’en sont que les mandataires.

Cependant, le bon fonctionnement des institutions suppose le respect par ces derniers du contrat social, en d’autres termes du droit qu’ils sont censés garantir et appliquer ; sinon, l’appareil d’Etat rompt la confiance qui le lie aux citoyens et perd sa légitimité. Le peuple souverain n’est plus tenu alors de le reconnaître. Or, dans l’affaire Colonna, il semble qu’un tel lien n’ait pas été assuré. Dès sa mise en cause par les membres du commando, en 1999, le berger de Cargèse, qui nie toute implication, se voit jeter en pâture à la meute au mépris de la présomption d’innocence. Plusieurs hauts responsables des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, dont la séparation s’avère illusoire, en font l’assassin idéal ; celui qu’il s’agit de condamner d’abord et d’appeler à comparaître ensuite, juste pour la forme. Leurs déclarations, abondamment relayées par les médias une décennie durant, érigent la culpabilité en dogme, valent lettre de cachet et signifient la résurgence d’une sorte d’obscurantisme. L’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques sont violés d’une manière particulièrement grave par deux ministres de l’Intérieur.

C’est avec raison que la défense pointera les errements de l’enquête initiale, dénoncera certaines pratiques de la Division nationale anti-terroriste (DNAT), et stigmatisera une instruction menée exclusivement à charge. D’un procès-verbal antidaté aux pièces qu’on ne juge pas utile de lui communiquer, elle mettra en outre en lumière une volonté évidente de truquer un jeu qui n’en est pas un.

Le jugement en première instance, en 2007, parvient à donner une impression d’équité qui, en réalité, n’existe pas sur le fond. Il consacre « une situation dans laquelle l’accusé devait faire la preuve de son innocence alors qu’il n’a pas été exigé de l’accusation qu’elle établisse sa culpabilité » et se signale par « une forme de répugnance à prendre en compte les éléments à décharge », relève dans son rapport la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).



Dans l’affaire Colonna, et le déroulement du procès en appel est venu le confirmer, lorsqu’un témoin oculaire direct ne reconnaît pas l’accusé, c’est qu’il se trompe ; lorsqu’un expert déclare qu’il n’a pas la taille du tireur, c’est qu’il n’est pas fiable ; lorsqu’un ancien collaborateur du préfet Erignac introduit le doute, c’est qu’« il veut se donner de l’importance ». Tout ce qui est susceptible de contredire le dogme accusatoire se trouve rejeté comme hérétique, jusqu’à la demande d’une reconstitution qui pourrait pourtant contribuer à la manifestation de la vérité. Ce n’est pas le droit qui est à l’œuvre à la cour d’assises spéciale de Paris, mais une Inquisition usurpant les compétences d’une Justice sereine et impartiale. D’où la rupture définitive du 11 mars 2009, qui voit l’accusé et ses défenseurs refuser la servitude volontaire : ils ne cautionneront pas un processus relevant à la fois du retour au Moyen Age et de la nostalgie de l’Ancien Régime. Lors de son réquisitoire, l´avocat général sera d’ailleurs pris en flagrant délit de présomption de culpabilité lorsqu’il osera cette formule extraordinaire : « si Yvan Colonna voulait prouver son innocence, c´est ici qu´il fallait le faire ». S’il entendait requérir contre l’accusé, c’est à cet égard l’accusation qu’il a fini par confondre, puisque dans une démocratie la charge de la preuve lui incomberait.

Condamner le berger de Cargèse, « qu’il soit coupable ou innocent », pour reprendre la formule de Maurras à l’encontre de Dreyfus, permet à l’appareil d’Etat de solder l’affront du 6 février 1998 et d’affirmer qu’on ne défie pas impunément le pouvoir. Il s’agit essentiellement d’un rite expiatoire. Un acquittement n’aurait du reste pas été autre chose qu’un camouflet adressé à l’ensemble des enquêteurs et des hauts responsables qui n’ont eu de cesse de postuler la culpabilité. Tous avaient donc un intérêt direct à entendre prononcée la sentence.

Nous sommes à nouveau, après l’arrêt du 27 mars 2009, confrontés à un choix entre deux systèmes de gouvernement.

L’un n’hésite pas à sacrifier les libertés individuelles chèrement acquises sur l’autel de la raison d’Etat ; c’est celui des Morcerf, des Danglars et des Villefort qui, motivés par de sombres intérêts particuliers, détournent les institutions et envoient Dantès pourrir au château d’If. L’autre met les institutions au service des hommes au lieu de s’en servir pour les broyer ; c’est la République qui, fidèle à l’humanisme et aux Lumières, s’obstine à dérouler un fil qui court depuis Voltaire jusqu’à aujourd’hui, en passant par Zola.

Le citoyen que je suis choisit pour sa part le second et ne reconnaît par conséquent aucune légitimité à la cour d’assises spéciale de Paris pour rendre un verdict en son nom.

Aussi la récuse-t-il à son tour.


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