Jean-Michel Aphatie et les fantōmes d’Oradour-sur-Glane : quand la provocation brūle l’histoire

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 8 mars 2025

Un micro s’allume, une voix s’élève et, soudain, le passé s’embrase. Le 25 février 2025, sur les ondes de RTL, Jean-Michel Aphatie, figure médiatique aux accents volontiers provocateurs, lâche une bombe : "Les nazis se sont comportés comme nous l’avons fait en Algérie", évoquant des "centaines d’Oradour-sur-Glane" perpétrés par la France coloniale. En un instant, le plateau s’électrise, les réseaux sociaux s’enflamment et l’histoire elle-même est convoquée au tribunal de l’opinion publique.

 

 

Une tempête dans le studio : genèse d’une polémique

Mardi 25 février 2025, la matinale de RTL ronronne dans son rythme habituel. La routine.Thomas Sotto et Amandine Bégot animent, Florence Portelli, vice-présidente LR de la région Île-de-France et maire de Taverny, débat face à Jean-Michel Aphatie, éditorialiste connu pour ses prises de position tranchées et son ancrage à gauche. Le sujet du jour : les tensions entre la France et l’Algérie, ravivées par le refus d’Alger de reprendre certains expulsés. Puis, sans crier gare, Aphatie lâche sa grenade : "Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ?". Stupeur sur le plateau. Sotto réagit : "On s’est comportés comme des nazis ?". Et Aphatie de surenchérir, toute honte bue : "Les nazis se sont comportés comme nous, nous l’avons fait en Algérie".

 

 

Le ton est posé, presque professoral, mais les mots claquent comme des coups de fouet. Florence Portelli s’indigne : "C’est horrible de dire ça, une insulte au peuple français !". Sotto tente de temporiser, mais le mal est fait. Il est trop tard. En quelques heures, la séquence devient virale. Sur X, les réactions fusent : Éric Ciotti (UDR) fustige un "prédicateur algérien", Jordan Bardella (RN) dénonce une "falsification odieuse". L’Arcom, saisie par des auditeurs, ouvre une instruction le lendemain, tandis que RTL, sous pression, met Aphatie "en retrait" le 5 mars, faute d’excuses de sa part. Une tempête médiatique est née, mais d’où vient cette affirmation ?

À 66 ans, Jean-Michel Aphatie n’est pas un novice mais un vieux briscard de la presse écrite, de la radio et de la télévision. Journaliste politique aguerri, passé par Le Monde, Canal+, France Info, il s’est forgé une réputation de franc-tireur, souvent aligné sur une gauche critique du passé colonial français. Ses chroniques acerbes, son ton mordant sur Quotidien avec Yann Barthès, en ont fait une figure clivante : adulé par certains pour son audace, honni par d’autres pour ses saillies jugées complaisantes envers les récits anticolonialistes. Ce 25 février, il ne déroge pas à sa ligne. Évoquant les "enfumades" – ces grottes algériennes où des tribus furent asphyxiées par l’armée française au XIXe siècle –, il semble vouloir secouer une France qu’il juge amnésique.

Mais son parallèle avec Oradour-sur-Glane, village martyr de 1944 où 643 civils furent massacrés par des Waffen-SS, dépasse largement les bornes pour beaucoup. Pourquoi ce choix ? Une provocation calculée ? Une conviction sincère. Contacté par Arrêt sur Images, il se dit "ni meurtri, ni choqué" par sa mise en retrait forcée, louant même la "compréhension" de RTL. Pourtant, son refus de nuancer alimente le feu : est-il un martyr de la liberté d’expression ou un révisionniste en herbe ? L’histoire, elle, attend des preuves, pas des postures.

Cette sortie ne tombe pas dans le vide. Les relations franco-algériennes sont à cran : l’attentat de Mulhouse du 22 février, commis par un Algérien sous OQTF, a ravivé les querelles sur l’immigration et les expulsions. Alger, inflexible, rejette les rapatriements, tandis que Paris, sous Bruno Retailleau, menace de sanctions. Dans ce climat, les mots d’Aphatie résonnent comme une torche jetée sur un baril de poudre. La droite et l’extrême droite, promptes à défendre un roman national héroïque, y voient une trahison, un comportement anti-France et pro-algérien. La gauche, elle, oscille : certains, comme L’Humanité, saluent un "rappel historique", d’autres gardent un silence gêné.

Le 26 février, l’Arcom confirme son enquête et les plateaux télé s’emballent. Cyril Hanouna, sur Europe 1, tonne : "C’est peut-être ce que j’ai entendu de plus grave depuis longtemps". À Oradour-sur-Glane, le maire, Philippe Lacroix, s’offusque : "Comparer ça à l’Algérie, c’est du révisionnisme !". La polémique dépasse Aphatie : elle devient un miroir des fractures françaises sur la mémoire coloniale, entre repentance et déni. Mais les faits, eux, que disent-ils vraiment ?

 

 

Oradour-sur-Glane et l’Algérie : une comparaison sous le scalpel de l’histoire

Le 10 juin 1944, Oradour-sur-Glane, paisible bourg du Limousin, bascule dans l’abîme. La 2e division SS "Das Reich", en route vers la Normandie où les Alliés viennent de débarquer, encercle le village. En quelques heures, 643 habitants – hommes fusillés dans des granges, femmes et enfants brûlés vifs dans l’église – périssent dans une exécution méthodique. Une seule femme, Marguerite Rouffanche, échappe au brasier. Selon l’historien Guy Perlier (Oradour-sur-Glane : mémoire d’un massacre, 2004), c’est un "acte de terreur planifié", visant à punir une région soupçonnée de résistance. Les ruines, laissées intactes, sont aujourd’hui un mémorial, visité chaque année par des dizaines de milliers de Français, dont le président Emmanuel Macron en juin 2024.

 

 

Ce massacre n’est pas un cas isolé – Lidice en Tchécoslovaquie, Marzabotto en Italie –, mais il incarne la barbarie nazie : une idéologie raciale, un système génocidaire, une guerre totale. Les SS ne visaient pas une conquête territoriale, mais une annihilation symbolique. Comparer cela à l’Algérie coloniale, c’est poser une équivalence lourde : la France a-t-elle orchestré des massacres d’une même nature, d’une même ampleur, d’une même intention ? Les archives, patiemment et soigneusement épluchées, répondent par la négative. Sans l'ombre d'un doute.

La conquête de l’Algérie, entamée en 1830 sous le règne du roi Charles X, est un chapitre sanglant. Les "enfumades", citées par Aphatie, en sont un symbole : en 1844-1845, le général Bugeaud ordonne d’asphyxier des tribus rebelles dans des grottes, comme à Dahra (800 morts selon Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer, 2005). D’autres massacres marquent cette période : El-Ouffia (500 morts en 1832), Zaatcha (1 000 morts en 1849). L’historien Alain Ruscio (La Première Guerre d’Algérie, 2025) recense des dizaines d’opérations brutales entre 1830 et 1871, souvent pour mater des révoltes ou imposer la soumission. La guerre d’indépendance (1954-1962) ajoute son lot de violences : Sétif (1945, 1 500 à 20 000 morts selon les estimations), torture, exécutions sommaires.

Mais ces exactions tragiques, si atroces soient-elles, diffèrent fondamentalement d’Oradour-sur-Glane par leur contexte et leur logique. La colonisation visait à conquérir et exploiter, pas à exterminer une population entière pour des motifs raciaux. Sylvie Thénault, spécialiste au CNRS (Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, 2012), insiste : "Il n’y a pas eu d’équivalent à Oradour. Les violences françaises étaient massives, mais inscrites dans une guerre de contrôle, pas dans un projet génocidaire". Les "centaines " d’Aphatie sont exagérées : aucun historien ne documente une telle échelle systématique comparable aux 643 morts d’un seul jour à Oradour.

Le nazisme repose sur une idéologie d’éradication : la Shoah (6 millions de Juifs), les massacres slaves (10 millions de civils). En Algérie, la France a tué – peut-être 300 000 Algériens sur 132 ans, selon Benjamin Stora (Histoire de l’Algérie coloniale, 1991) – mais pour asseoir un pouvoir, pas pour anéantir une race. Ferghane Azihari, dans Le Figaro, le 26 février 2025, note que la colonisation a aussi aboli des pratiques comme la dhimmitude des Juifs ou l’esclavage local, nuance absente chez Aphatie. Dire que "les nazis se sont inspirés de nous" inverse la chronologie : les enfumades précèdent Adolf Hitler, mais rien ne prouve un lien direct. Robert Paxton (La France de Vichy, 1972) montre que le nazisme puise dans l’antisémitisme européen, pas du tout dans le colonialisme français. 

 

 

La comparaison hasardeuse d’Aphatie, si elle veut choquer, rate sa cible. Les faits historiques, montrent des violences coloniales graves, mais distinctes par leur ampleur, leur méthode et leur finalité. Oradour-sur-Glane reste unique ; l’Algérie, un autre drame.

 

Les enjeux d’un dérapage : mémoire, politique et vérité

La France de 2025 vit avec un passé colonial mal digéré. Le rapport Stora (2021) appelait à "regarder l’histoire en face", mais le débat reste miné. À gauche, certains, comme Jean-Michel Aphatie, poussent pour une repentance éternelle sans filtre ; à droite, on glorifie un empire civilisateur. Oradour-sur-Glane, lui, est un totem intouchable : toucher à ce symbole, c’est risquer l’anathème. Agathe Hébras, petite-fille d’un rescapé, tweete le 26 février : "C’est irresponsable". Les habitants d’Oradour, interrogés par France 3, se disent "blessés" par ce parallèle indigne.

Ce clash révèle une guerre des mémoires. L’Algérie, plus de 60 ans après l’indépendance, reste un abcès : les harkis, les pieds-noirs, les massacres du FLN (comme à Melouza, 300 morts en 1957) sont éclipsés par le récit anticolonial. Aphatie, en forçant le trait, rallume ces braises, mais au prix d’une simplification qui dessert sa cause. Car si les violences françaises sont indéniables, les "centaines d’Oradour" n’existent que dans son souffle, pas dans les faits.

Les tensions avec l’Algérie – sanctions douanières, crise migratoire – donnent à cette affaire une résonance diplomatique touteparticulière. Alger, qui cultive un narratif victimaire, pourrait s’en saisir, bien que ses propres exactions (massacres islamistes des années 1990) soient tues. Aphatie devient malgré lui un pion dans un échiquier plus vaste, où la nuance s’efface au profit des postures.

En tant que journaliste, Aphatie se devait de vérifier, contextualiser, nuancer. La déontologie – Charte de Munich, 1971 – exige "exactitude" et "respect des faits". Or, son assertion, sans chiffres précis ni sources solides, flirte avec l’hyperbole. Sylvie Thénault, dans Actu.fr, le 26 février, rectifie : "Dire ‘centaines d’Oradour’, c’est faux". Les historiens, eux, travaillent avec prudence : Benjamin Stora évoque "des dizaines de massacres", pas des centaines de tueries ciblées comme Oradour.

Jean-Michel Aphatie n’est pas historien, mais sa parole pèse. En inversant la chronologie ("les nazis comme nous"), il suggère une influence improbable, contredite par les experts. Son rôle d’éditorialiste l’autorise-t-il à tordre les faits pour provoquer ? Non, répond la rigueur : un journaliste informe, il n’invente pas. Ce dérapage, s’il visait à réveiller les consciences, a surtout semé la confusion, au détriment de la vérité qu’il prétend servir.

 

Une leçon dans les ruines

Jean-Michel Aphatie s’est perdu dans un parallèle bancal. Les archives parlent : la France a ensanglanté l’Algérie, par cupidité, par brutalité, par peur. Mais les "centaines d’Oradour-sur-Glane" n’ont pas existé ; ni dans l’ampleur, ni dans l’intention, ni dans la méthode. Le nazisme, abominable machine de mort industrielle, ne s’est pas inspiré des grottes enfumées de Bugeaud.

 

 

Cette controverse, née dans un studio de radio parisien, finit dans les ruines d’une mémoire fracturée. Elle montre un pays qui peine à panser ses plaies, où les mots deviennent des armes. Aphatie a profondément tort, non pas dans son cri contre l’oubli, mais dans son excès qui déforme. La vérité, elle, se trouve dans les chiffres froids de Benjamin Stora, les témoignages bruts des serfs algériens, les silences d’Oradour-sur-Glane. Pas dans un micro qui hurle plus fort que les faits.

Alors que l’Arcom délibère et que RTL temporise, une leçon demeure : l’histoire n’est pas un slogan. Elle demande patience, humilité et précision. Qualités dont semble totalement dépourvu Jean-Michel Aphatie...

 

 

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