« Jeepable », ou pourquoi l’espéranto est linguistiquement génial

par Krokodilo
jeudi 8 octobre 2009

J’ai récemment lu cette phrase : « on peut s’y rendre par un sentier jeepable ».
Comme moi, vous aurez compris de quoi il s’agissait : l’auteur n’a pas voulu dire que le sentier, tel un « transformer » de dessin animé, pouvait se métamorphoser en jeep après quelques contorsions, ni que la vidange des jeeps de collection était autorisée sur le bord du chemin, mais tout simplement que ce sentier était praticable en jeep.


Euh… avant tout, rassurez-moi : vous avez compris la même chose ? Ouf.
Ce n’est pas un exploit, me direz-vous, mais tout de même - si on y réfléchit, c’est assez étonnant : ce mot « jeepable », association du substantif « jeep » et du suffixe « -able » ne se trouve dans aucun de mes dictionnaires, je ne l’avais jamais vu auparavant, et pourtant je l’ai immédiatement compris.

Lorsque l’auteur de cette phrase a eu besoin du concept, il a intuitivement fabriqué ce mot sur le modèle bien connu de "faisable", "incroyable", "enviable", "valable" et du classique mais bien peu galant « baisable » ; après quoi, nous, lecteurs, avons immédiatement compris le néologisme.

La langue est un outil étonnant, car même si très peu de langues ont dépassé les mille ans d’existence sans être transformées au point de devenir autres, les mécanismes grammaticaux et les schémas de pensée des différentes langues ont bien des points communs.

La plupart fonctionnent ainsi – du moins la plupart de celles que j’ai étudiées sur les 6000 et quelques que la Terre compte ! - par association d’idées, par juxtaposition de concepts, en faisant largement appel à l’intuition et à la contextualité (chère à la langue anglaise).

Certains amateurs de langues construites souhaiteraient une langue quasi-mathématique, où un mot n’aurait qu’un sens et un seul, mais cette vision d’une langue est totalement abstraite, contraire à la réalité linguistique telle que nous la connaissons depuis des siècles, en un mot : inhumaine.

L’espéranto a ceci de génial qu’il a systématisé le fonctionnement naturel de notre esprit : ce suffixe « -able », qui correspond en espéranto à « -ebl », est applicable à toute racine, quelle qu’elle soit, du moment que le résultat a un sens.

Et le principe s’étend à tous les affixes (préfixes et suffixes), comme, par exemple, « neĵipebla », en français « injeepable », qui serait compréhensible aussi, quoique surprenant et de peu d’utilité. On lui préfèrerait probablement une périphrase, comme : impraticable en jeep.

Comme quoi, les langues sont des objets vivants, qui évoluent dans le sens que nous leur donnons. Les dictionnaires ne reflètent jamais qu’un instantané de la langue, chassant des termes désuets, acceptant de nouveaux vocables, même redondants comme "coach" (entraîneur, précepteur, répétiteur, gourou, mentor, etc.)
 
Beaucoup d’écrivains ont parsemé leur oeuvre de néologismes. Dumas disait qu’on peut violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants, il en est de même avec les langues.
Créoles, verlan, SMS, les langues vivantes sont une matière en perpétuel mouvement, en pleine évolution sous nos yeux.
Personnellement, j’aime bien « essencerie », les station-services de l’Afrique francophone, et le désormais classique « courriel » qui fait presque jeu égal avec « mél » ou « mail ».
 
Dans la plupart des langues, les siècles ont accumulé des obstacles (sémantiques, étymologiques) à une généralisation de l’usage des affixes, restreignant notre liberté langagière.
 
Parallèlement, il y a souvent un trop-plein, comme pour les noms de métier qui peuvent finir par "ier" (plombier), "-iste" (trompettiste), "-eur" (chanteur), "-ien" (politicien), "-ome" (agronome), voire d’autres finales (astronaute, pilote, maire, militaire).

Autre mécanisme, la dérivation, qui n’est pas toujours possible en français :
"frère" donne "fraternel", mais "cousin" ne donne pas "cousinel", ni "cousal", ni "cousoïde".
En espéranto, la dérivation (ici adjectivale) est systématiquement possible : "frato" donne "frata", "kuzo" donne "kuza".

L’espéranto a été construit pour être simple et régulier. Ce que les critiques qualifient d’artificiel est en fait rationnel, c’est-à-dire débarrassé des scories qui font le charme des langues mais aussi leur immense difficulté et leur incroyable gourmandise en mémoire - comme nos ordinateurs !

Simplicité, économie de mémoire, rigueur, « intuitivité », ces qualités proviennent tout simplement de la généralisation de mécanismes courants.

En fait, la juxtaposition d’idées concerne davantage les substantifs que les affixes. Ce mécanisme s’appelle l’agglutination, très fréquente en espéranto, qui permet de former des mots à partir du vocabulaire de base, ce qui économise là aussi de la mémoire : les embruns des vagues est ainsi de la poussière de mer (poétique, non ?) : « marpolvo ».
 
En français aussi, on utilise l’agglutination : aqua/culture, moto/nautisme, psycho/drame, mais cette méthode est souvent remplacée par l’interposition de la préposition « de » : « bord de mer » - « marbordo » en espéranto.

Les mots-valises sont une variante de l’agglutination, « néologisme formé par l’amalgame de deux autres mots existants » (Littré), comme courriel (courrier + électronique), ou « vélib » (vélo + liberté).

Dans les langues flexionnelles (ou fusionnelles, ou synthétiques), les éléments qui s’assemblent peuvent se voir modifiés, raccourcis comme ici pour « vélib » ou « courriel ».
Dans les langues agglutinantes, les radicaux demeurent inchangés, et « courriel » se traduit en espéranto par « ret-mesaĝo » (message d’Internet).

L’espéranto est finalement l’enfant de toutes les langues, une synthèse de ce que l’esprit humain a mis des siècles à peaufiner ; pas la perfection, mais la plus efficace et la plus internationale des langues construites.

Le but étant de proposer au monde une langue véhiculaire très largement plus facile à apprendre (au moins dix fois), donc accessible au plus grand nombre, même à ceux qui ont peu de temps à consacrer à l’apprentissage des langues étrangères, ou peu d’occasions de pratiquer avec des natifs.
C’est aussi une langue équitable, chacun devant fournir un effort similaire, une langue dans laquelle chacun retrouve des éléments familiers et des éléments étranges car étrangers.
Ce qui n’empêche nullement d’apprendre l’anglais selon les besoins professionnels, ou la langue d’un pays d’expatriation.
Et puis, quel plaisir d’apprendre une langue que l’Éducation nationale persiste à refuser, même en option au baccalauréat ! Un pied-de-nez au nationalisme, à l’obscurantisme et au conservatisme.

L’honnête homme du XXIe siècle se doit d’avoir des notions d’espéranto, comme l’a fort bien dit Tolstoï :

"Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen en consacrant quelques temps à l’étude de l’espéranto sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut pas se refuser à faire cet essai." (Léon TOLSTOÏ (1828 - 1910), écrivain russe)
(Site Vortareto – citations)

Et si le vocabulaire est plus facile pour nous, Européens, ce n’est pas une langue indo-européenne, car c’est une langue agglutinante comme le chinois et le vietnamien ; sa plus grande facilité que le français ou l’anglais est une réalité également pour tous les Asiatiques.

Laissons conclure un linguiste :

"La nécessité logique d’une langue internationale dans les temps modernes présente un étrange contraste avec l’indifférence et même l’opposition avec laquelle la majorité des hommes regarde son éventualité. Les tentatives effectuées jusqu’à maintenant pour résoudre le problème, parmi lesquelles l’espéranto a vraisemblablement atteint le plus haut degré de succès pratique, n’ont touché qu’une petite partie des peuples.
La résistance contre une langue internationale a peu de logique et de psychologie pour soi. L’artificialité supposée d’une langue comme l’espéranto, ou une des langues similaires qui ont été présentées, a été absurdement exagérée, car c’est une sobre vérité qu’il n’y a pratiquement rien de ces langues qui n’ait été pris dans le stock commun de mots et de formes qui ont graduellement évolué en Europe."

(Edward SAPIR, linguiste américain, Encyclopaedia of Social Sciences, 1950, vol. IX, p. 168)

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