Johnny Hallyday : l’émotion de la France d’avant

par Paul Arbair
mardi 12 décembre 2017

L’incroyable vague d’émotion suscitée par la disparition de Johnny Hallyday reflète l’amour porté par une grande partie des Français à un artiste qui, au fil des années, en était venu à faire partie de leur patrimoine populaire. Elle traduit aussi l’émoi d’une France qui voit là partir un des ses symboles, et qui se sent un peu partir avec lui.

Un chanteur populaire est mort, et un pays entier s’est arrêté. A la télévision, à la radio, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, dans les chaumières et les cafés, on n’a plus parlé quasiment que de cela, pendant plusieurs jours. Les politiques, les célébrités, les anonymes : tout le monde y est allé de son émotion, de sa peine ou de son souvenir. Puis vint l’incroyable hommage populaire : un million de Français dans les rues de Paris, quinze millions devant leurs écrans de télévision, une descente des Champs-Elysées, une cérémonie religieuse en présence du président de la République en exercice ainsi que de ses deux prédécesseurs. Une cérémonie à la fois religieuse et « rock’n’roll », dans une église monumentale remplie de dignitaires en costumes sombres et de « bikers » en blousons cloutés, entourée d’une foule immense et transie d’amour pour l’idole disparue…

On a beau chercher, on ne trouve dans l’Histoire aucun équivalent de ce qui s’est passé ces derniers jours en France. Pas plus dans l’Histoire de France que dans celle d’aucun autre pays, d’ailleurs. Jamais dans l’Histoire humaine la mort d’un artiste populaire n’a donné lieu à une telle manifestation de ferveur et d’amour de la part de tout un peuple, ou presque. Et il est difficile d’imaginer que la mort d’un autre chanteur puisse à l’avenir susciter quelque chose de similaire, en France ou ailleurs.

Pour beaucoup d’étrangers, cette communion nationale autour d’une « rock star » dont la plupart n’ont jamais entendu parler apparaît quelque peu surréaliste, comme une de ces fantaisies gauloises qu’ils ont souvent du mal à comprendre. Pour certains Français, même s’ils restent discrets, elle apparaît quelque peu excessive. Johnny Hallyday méritait-il vraiment tout ce barnum ? Méritait-il cette incroyable adulation de « fans » innombrables, lui qui n’a jamais fait qu’interpréter des chansons écrites et composées par d’autres ? Méritait-il vraiment ce tapage médiatique et cette communion populaire sans précédent, lui qui n’avait jamais prétendu être un exemple ou un prophète ? Méritait-il cet hommage des dignitaires de la République, lui qui avait depuis longtemps réussi à s’ouvrir les portes du pénitencier fiscal français dans lequel sont enfermés ses adorateurs, et qui aura choisi pour dernière demeure un petit paradis caribéen pour exilés fiscaux ?

Au fond, peu importe que Johnny ait ou non mérité tout ceci. Le fait est que sa mort a suscité une ferveur sans précédent parmi les Français, et qu’elle a donné lieu à cet hommage étonnamment émouvant d’un pays à un artiste qu’il aimait profondément et à un homme en qui il se reconnaissait.

De l’Amour

De l’amour, la France en avait en effet pour l’ancienne idole des jeunes, qui aura occupé le haut de l’affiche pendant presque six décennies. Déboulant au tournant des années 60 dans un pays encore marqué par le souvenir de la guerre et de l’Occupation et empêtré dans la débâcle de son aventure coloniale finissante, Johnny avait immédiatement conquis le cœur d’une jeunesse alors nombreuse et avide de liberté et de légèreté. Avec son nom de scène américain, son look à la James Dean, ses mouvements inspirés d’Elvis et sa voix puissante, il s’était immédiatement imposé comme la première vedette rock en France, en chantant au départ essentiellement des traductions et adaptations de tubes américains ou anglais. Belle gueule et déjà « bête de scène », il était alors devenu la première idole des « adolescents » français du baby-boom, cette nouvelle classe d’âge qui façonnera le pays dans les décennies suivantes. Le premier « sex symbol » de cette génération également, adulé par les jeunes filles en transe et inspirant les jeunes garçons ébahis. Il deviendra ainsi la star incontestée de la période yé-yé, vague de fraîcheur juvénile soufflant sur une Ve République naissante.

Contrairement à certains des rockeurs de cette époque, Johnny aura su évoluer dans les années et les décennies suivantes au gré des tendances musicales, flirtant avec la vague hippie à la fin des années 60, avec le rock progressif au début des années 70, avec la pop à paillettes dans les années suivantes, puis avec les chansons à texte dans les années 80. A chaque fois, il aura su s’entourer de collaborateurs lui composant les tubes qui lui permettaient de rester le chanteur français le plus populaire. Les générations d’artistes se succédaient, mais Johnny restait, trônant au firmament de la culture populaire française, et rassemblant des foules de plus en plus énormes lors de ses concerts. Ses chansons étaient certes écrites et composées par d’autres, mais elles étaient écrites et composées pour lui, pour sa voix si forte et pour sa présence scénique si puissante, qui en faisaient un interprète hors pair. Dans les années 90 et 2000, il deviendra essentiellement un rockeur de stade, faiseur de « shows » de plus en plus spectaculaires, avant d’endosser ces dernières années un air de crooner rock vieillissant et désabusé.

Au total, presque soixante ans sous les projecteurs, et une carrière unique, sans équivalent dans les annales de la chanson française. Soixante ans d’un succès parfois fluctuant mais jamais démenti, cinquante albums studio, des dizaines de numéro un au hit parade, plus de quarante disques d’or, et plus de 110 millions d’albums vendus – ce qui en fait tout simplement la plus grande « rock star » non anglophone de l’Histoire. Et surtout, 183 tournées et des milliers des concerts qui ont attiré plus de 28 millions de personnes, et des spectacles restés dans la mémoire de ceux qui y ont assisté.

Comme on a pu le constater ces derniers jours, l’amour porté par les Français à Johnny Hallyday dépassait cependant largement le seul cadre artistique. C’est également un homme que le peuple a pleuré, un homme dans lequel, apparemment, il se reconnaissait. Un homme venant d’un milieu modeste, qui n’avait pas démarré du meilleur pied dans la vie, mais qui avait su s’élever au sommet et y rester contre vents et marées. Abandonné par son père à seulement quelques mois, élevé par sa tante, Jean-Philippe Smet n’avait pas beaucoup fréquenté l’école. Enfant de la balle, il avait très tôt été embarqué dans une existence saltimbanque au gré des tournées de ses cousines danseuses. Cette enfance pauvre et itinérante avait probablement forgé son « envie d’avoir envie », son envie de toujours vivre par et pour le public, sans réserve et sans retenue. Elle avait également forgé le caractère d’un homme simple, que tous ceux qui l’ont connu ou approché disaient profondément abordable et sincère. Un homme généreux, dans la vie comme sur scène. Un homme pudique une fois sorti de scène, qui se décrivait lui même comme timide. Un homme qui a toujours eu conscience de son statut mais n’en a semble-t-il jamais nourri une quelconque vanité.

Une part de nous-mêmes

Ce sont précisément ces caractéristiques qui ont permis à Johnny Hallyday d’être quasi universellement respecté dans le monde du spectacle et d’être aimé et admiré par les personnalités les plus diverses, y compris celles qui semblaient très éloignées de son univers. Ce sont ces caractéristiques qui lui ont permis, au cours de sa longue carrière, de fréquenter et d’être aimé des présidents comme des motards, des notables comme des taulards, des nantis comme des smicards, des intellos – certains d’entre eux en tout cas – comme des prolos. Ce sont ces caractéristiques qui en ont fait une présence familière, presque familiale, pour plusieurs générations de Français. Au fil des années, il en était venu à faire partie du patrimoine populaire, comme aucun artiste avant lui, et vraisemblablement comme aucun artiste après lui. Abandonné et ignoré par son père, Johnny avait été adopté et aimé par la France. Et alors qu’il était seul à assister aux funérailles de son père en 1989 à Bruxelles, c’est toute un peuple qui semble s’être recueilli pour lui ces derniers jours. A son grand bonhomme, le peuple reconnaissant…

Au fond, et même s’il était de bon ton dans certains milieux parisiens de railler parfois sa simplicité et celle de ses fans, Johnny était depuis longtemps devenu, pour reprendre les mots du président Macron, « une part de nous-mêmes, une part de la France ». Avec Johnny, et c’est sans doute ce qui explique l’énorme émotion populaire suscitée par son décès, c’est donc une part d’elle-même que la France a le sentiment de perdre. Une part de ce que la France est, ou plus exactement de ce qu’elle a cru être. Une part de ce qu’elle a peut-être brièvement été, de ce qu’elle aimerait vraisemblablement être à nouveau. Une France heureuse, au moins dans nos souvenirs, celle des fameuses « Trente Glorieuses ». Une France où la vie semblait plus simple, où la jeunesse pouvait se permettre d’être insouciante, voire même inconsciente. Une France qui avait foi dans le progrès, qui pensait que le mérite et le travail payaient, qu’un avenir prometteur tendait les bras à chacun, pour peu qu’il en ait l’envie. Une France où un « prolo » vaguement rebelle pouvait devenir l’idole des jeunes puis du pays tout entier, et le rester.

La France d’avant

La France de Johnny, celle qui s’en va en partie et symboliquement avec lui, c’est la France d’avant. La France d’avant les errements du progrès, dans laquelle les avancées technologiques semblaient encore devoir profiter à tous. La France d’avant l’essoufflement de la croissance, et dans laquelle on pouvait encore se permettre d’ignorer ses amers effets secondaires. La France d’avant les ratés de la méritocratie, dans laquelle il ne semblait pas nécessaire de savoir profiter du système pour pouvoir y trouver sa place. La France d’avant le doute perpétuel et la dépression nationale sans fin aussi, dans laquelle l’identité française ne semblait pas encore malheureuse ou honteuse.

A en juger par la composition du public venu assister à la cérémonie parisienne d’hommage au chanteur, la France de Johnny c’est aussi la France d’avant la diversité. Il y avait là essentiellement des blancs, issus des classes populaires et des classes moyennes, et peu de membres des « minorités visibles ». Le philosophe et académicien Alain Finkielkraut l’a relevé, qui a déclaré que c’est « le petit peuple des petits blancs » qui était descendu dans la rue pour rendre hommage à Johnny, et que « les non-souchiens brillaient par leur absence ». Ces propos ont bien entendu suscité un tollé immédiat sur les réseaux sociaux, parce qu’ils sont volontairement provocateurs, et parce qu'ils émanent de Finkielkraut... Mais le sociologue Dominique Wolton, marqué à gauche, n’a pas déclaré autre chose au micro de France 2 : « dans ce rassemblement français, dans cette harmonie, dans cette espèce de grâce, il n’y a pas eu la présence de ce qui fait l’identité française dans son extraordinaire diversité ».

Ce n’est donc pas tout le pays qui a célébré Johnny : une partie de la France d’aujourd’hui ne s’est pas approprié ce patrimoine culturel là, et ne s’y reconnaît pas vraiment. La France est devenue une société multiculturelle, et une société multiculturelle est, par définition, une société dans laquelle existe une multiplicité de références et de référents culturels, qui sont souvent éloignés les uns des autres et peuvent parfois être antagonistes. Une société multiculturelle est, autrement dit, une société dont la dynamique structurante est le fruit d’une tension permanente entre l’unité et la diversité, tension qui libère souvent une énergie créative supérieure à celle qui existe dans les sociétés plus culturellement homogènes, mais qui tend également à questionner et fragiliser sans cesse le patrimoine culturel commun. Au delà des qualités propres de Johnny Hallyday ou de son incroyable longévité, c’est sans doute cette nouvelle donne sociologique et culturelle qui rend impossible qu’un artiste puisse désormais jamais acquérir un statut fédérateur comparable à celui qu’il avait acquis au sein de la société française. Et c’est peut-être aussi la conscience diffuse de cette impossibilité, symbole d’une unité culturelle évanescente, qui explique l’intensité de l’émotion ressentie ces derniers jours.


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