Johnson : la double inconstance

par Rantanplan
lundi 21 octobre 2019

Dans la pièce de Marivaux intitulée « la double inconstance », la manipulation est omniprésente : le Prince, par le biais de ses hommes de mains, tente de faire changer les sentiments de Silvia pour Arlequin, et vice versa. Le drame qui se joue révèle la différence entre le monde de Silvia et Arlequin qui sont campagnards et simples, et celui de la Cour du Prince, plein d’intrigues et de représentations. La double lettre de Johnson à l’UE n’est pas sans rapport avec cette intrigue.

Le Premier ministre britannique avait déclaré au début de la semaine dernière qu’il envisageait de négocier avec l’Union Européenne pour s’affranchir de l’Union Européenne sans que les règles essentielles soient modifiées : commerce, voyages, partage de données et, surtout, droits de millions de citoyens européens vivant au Royaume-Uni, et inversement, détails qui faisaient l’objet d’un accord déjà signé par Theresa May, mais que le Parlement avait rejeté à trois reprises.

Samedi dernier 18 octobre, il a envoyé au président du Conseil européen, Donald Tusk, une lettre "non signée" pour demander une prolongation de la date limite du 31 octobre fixée pour le Brexit. Cette lettre faisait uniquement apparaitre le titre de Premier ministre du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. Il avait l'intention de passer un nouvel accord sur le Brexit avec l'UE mais il a été contraint de demander une prolongation en raison de la loi « Benn Act » qui le contraint à le faire après un vote défavorable du parlement sur sa proposition.

Dans une autre lettre, Johnson a demandé aux responsables de l'UE de ne pas accorder une telle prolongation car cela causerait un retard, qu'il a qualifié d’ "erreur".

Il a également envoyé une lettre à des députés britanniques et à leurs pairs, avertissant que l'UE pourrait rejeter la demande de délai supplémentaire, et a ajouté qu'il "ne négocierait pas de retard" : "Je vais dire à l'UE ce que j'ai dit au public britannique pendant mes 88 jours en tant que Premier ministre : un retard supplémentaire n'est pas une solution".

Tusk a tweeté pour confirmer qu'il avait reçu la demande de délai et qu'il allait maintenant consulter les dirigeants européens "sur la manière de réagir".

En fait, Johnson avait déjà envoyé une lettre à Donald Tusk en insistant sur le fait que tout irait bien si l'UE acceptait simplement de renoncer à l'un des éléments centraux de l'accord de retrait : la question de la frontière irlandaise. Et en effet, le problème est que la future frontière terrestre du Royaume-Uni avec l'Union européenne traverserait l'île d'Irlande, séparant la République d'Irlande, qui fait partie de l'UE, des comtés de l'Irlande du Nord, qui font partie du Royaume-Uni. Les Brexiters britanniques affirment qu'ils veulent une véritable frontière avec l'UE, avec des limites à la libre circulation et un système réglementaire et tarifaire différent. Ils disent également qu'ils veulent respecter l'accord de paix signé le vendredi Saint de 1998, qui repose sur une frontière réellement ouverte sur l'île. Mais ils ne veulent pas non plus qu'il y ait de délimitation faisant de l'Irlande du Nord une zone à part du Royaume-Uni. Comme l'a expliqué Merkel : "ce n'est pas si simple à première vue". En fait, compte tenu de l’intransigeance contradictoire sur laquelle campent les Brexiters, c'est même impossible.

Mais pour Johnson, c’est possible, et même facile, de tout avoir, tout et son contraire. Le problème ne consiste pas simplement à garder la frontière irlandaise suffisamment ouverte (il a dit que son gouvernement « ne mettrait en aucun cas en œuvre des contrôles douaniers ou tout autre type de contrôles à la frontière, en Irlande du Nord. »), mais également de reconnaître et respecter le statut de la République d'Irlande en tant que membre de l'Union européenne. Comment ce statut pourrait-il être maintenu si la frontière entre l'Irlande et le Royaume-Uni, la frontière extérieure de l'UE devient un trou noir ? Comme le dit Macron, l'objectif est double : « stabilité en Irlande et intégrité du marché unique ». La crédibilité déjà entamée de l'Irlande pourrait être compromise si le Royaume-Uni post-Brexit l’utilisait pour avoir des relations commerciales sur les marchés de l’UE sans respecter les règles de l’UE ou en échappant à ses taxes (ce qui est sans doute perçu comme un avantage par Johnson) ou si l’Irlande était contrainte de durcir sa frontière avec les États-Unis et les autres membres de l’UE pour faire plaisir aux Brexiters.

Les Irlandais ont plus à perdre que quiconque d'un mauvais accord qui obère leur avenir européen. Or, l'idée répandue chez les Brexiters, c’est que l'Irlande est économiquement dépendante du Royaume-Uni, qu'elle serait perdue sans les Britanniques, alors que c’est de moins en moins vrai. En 1953, lorsque Winston Churchill était premier ministre, 91% des exportations irlandaises étaient destinées au Royaume-Uni. Aujourd'hui, ce chiffre est de 11% et il est en baisse.

Johnson a insisté sur le fait que le Royaume-Uni partirait avec ou sans accord le 31 octobre.


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