Journal d’Anne Frank : procès en vue

par Fergus
mardi 1er décembre 2015

Le 1er janvier 2016, le « Journal d’Anne Frank » tombera dans le domaine public. Dès lors, il pourra être publié par n’importe quel éditeur sans autorisation d’ayants-droit. Une perspective que refusent les gestionnaires suisses de la Fondation Anne Frank, bien déterminés à conserver les droits de cette œuvre à la fois si forte et si emblématique de la traque des Juifs par les nazis durant la 2e Guerre mondiale...

Quatre membres de la famille Frank, trois membres de la famille Van Pels et un médecin du nom de Fritz Pfeffer, tous juifs, ont trouvé refuge en 1942 dans un appartement secret d’Amsterdam attenant aux locaux de l’entreprise* d’Otto Frank, le père d’Anne. Durant deux ans, ils ont pu, notamment grâce à la complicité de la Néerlandaise Miep Gies, échapper aux rafles des nazis. Dénoncés en août 1944, les huit résidents clandestins de « L’annexe » ont été déportés vers les camps de concentration d’Auschwitz, Bergen-Belsen, Mauthausen et Theresienstadt (Terezin). Sept sont morts dans ces camps ou lors des transferts. Parmi ces victimes, Annelies Marie, universellement connue sous le nom d’Anne Frank. La jeune fille est décédée quelques semaines avant l’arrivée des troupes alliées au camp de Bergen-Belsen. Elle était âgée de 15 ans.

C’est dans l’appartement secret d’Amsterdam où elle est restée cachée jusqu’au son arrestation que la jeune fille a, entre le 13 juin 1942 et le 1er août 1944, rédigé sur un cahier ce journal dans lequel elle raconte sa vie amstellodamoise avant l’arrivée des Allemands, puis son existence de recluse dans l’espace confiné de « L’annexe » : une vie clandestine faite d’espérances et de craintes, mais aussi émaillée de réflexions sur son identité d’adolescente juive, et riche en anecdotes sur cette pesante et injuste réclusion. Retrouvé par Miep Gies peu après l’arrestation, le texte a été précieusement conservé par l’amie des Frank dans l’espoir d’être remis à la jeune fille à son retour des camps nazis.

Anne n’est pas revenue. Seul son père a survécu à l’horreur du camp d’Auschwitz. C’est donc à lui que Miep Gies a remis le manuscrit en 1945. Deux ans plus tard, en 1947, était publié à Amsterdam, à l’initiative d’Otto Frank, le « Journal d’Anne Frank », considéré depuis comme l’un des plus poignants témoignages de cette époque de terreur infligée au peuple juif par les nazis. Traduit initialement en 55 langues, l’ouvrage a été publié pour la première fois en français chez Calmann-Levy en 1950.

Créée en 1963 à Bâle par Otto Frank, la Fondation Anne Frank s’est donnée pour mission d’utiliser les droits d’auteur perçus sur les ventes du Journal d’Anne Frank à des activités de bienfaisance et à l’entretien du souvenir de la jeune fille. Naturellement, il ne viendrait à l’idée de personne de critiquer ce choix, dicté à la conscience d’Otto Frank par le drame atroce qu’ont vécu sa famille et ses amis, déportés comme lui dans des conditions abominables.

Or, les ressources de la Fondation risquent de subir le contrecoup de l’accès au domaine public des droits d’édition du Journal d’Anne Frank. Hors de question pour les gestionnaires de la Fondation qui entendent contourner le problème en faisant valoir qu’Otto Frank doit être considéré comme co-auteur du Journal dans la mesure où c’est une version expurgée par ses soins des éléments trop personnels et remaniée par quelques « coupés-collés » manuels qui a été publiée à son initiative en 1947 aux Pays-Bas. Otto Frank étant décédé en 1980, c’est donc à la date du 1er janvier 2051 (70 ans après sa mort, et non 70 ans après le décès d’Anne) que les droits de l’ouvrage devraient tomber dans le domaine public si l’on en croit les juristes de la Fondation.

En cela, ils ont reçu le soutien de différentes personnalités qui mettent en avant le risque de dénaturation de l’œuvre par des négationnistes. Une menace que réfute l’avocate et députée du Calvados Isabelle Attard dont les grands-parents ont eux-mêmes été victimes de la Shoah : « Seuls les droits patrimoniaux du Journal (original) d’Anne Frank disparaîtront ce 1er janvier. Les droits moraux, eux, sont imprescriptibles en France. L’auteur jouit donc au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre (Article L121-1 du CPI). Les ayants-droit pourront toujours poursuivre en justice ceux qui feraient une adaptation irrespectueuse du Journal d’Anne Frank. » Interviewé en octobre 2015 par le magazine Le Point, Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé en droit de l’édition, ne dit pas autre chose, ajoutant même au qualificatif « inaliénable » celui d’« imprescriptible ». 

La députée du Calvados va toutefois plus loin que cette prise de parole, exprimée sur son blog et réitérée le mercredi 25 novembre dans une interview donnée par son porte-paroles au journal britannique The Guardian  : dès le début de l’année 2016, Isabelle Attard mettra en ligne le texte néerlandais intégral du Journal d’Anne Frank, en escomptant qu’une traduction rapide en français vienne en faciliter la lecture par le plus grand nombre. Si l’on en croit The Times of Israël du samedi 27 novembre, Olivier Ertzscheid, maître de conférences à l’université de Nantes et chercheur en sciences de la communication, en fera de même. Tous deux sont déterminés à affronter, le cas échéant, des actions en justice qui pourraient être intentées à leur encontre par les gestionnaires de la Fondation Anne Frank.

Le fait que « Mein Kampf  » entre également dans le domaine public le 1er janvier 2016 (70 ans après la mort du « Führer » à Berlin) est pour Isabelle Attard et Olivier Ertzscheid un élément supplémentaire de motivation : il serait en effet inacceptable à leurs yeux que le Journal d’Anne Frank soit écarté de la libre publication dont bénéficiera le livre-programme d’Adolf Hitler. Ce serait en quelque sorte donner symboliquement raison au crime sur la vertu. Et d’une certaine manière bafouer la mémoire d’Anne Frank.

Qu’adviendra-t-il en 2016 de cette polémique éditoriale ? Ira-t-on vers un procès sur les droits de publication du Journal d’Anne Frank ? En l’état actuel des positions de chacun, cela semble inévitable, le paradoxe dans cette affaire étant que les différentes parties agiraient toutes au nom de la mémoire de la jeune martyre juive.

 

Il s’agissait de la société Opteka, au n°263 du Prinsengracht

 


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