Journalistes

par Bruno Hubacher
mardi 28 juin 2022

Ne mordez pas la main qui vous nourrit.

La nouvelle conception des relations internationales, vue par le président américain Woodrow Wilson (1913 – 1921), fut en complète rupture avec le consensus isolationniste, formulé par le président James Monroe, un siècle avant lui (1817 – 1825). Basée sur la pensée du philosophe allemand Emmanuel Kant, celle-ci reposa, mise à part l’abandon de l’isolationnisme, sur l’autodétermination des peuples, ainsi que sur la promotion des valeurs américaines dans le monde, telle que la démocratie et le modèle économique capitaliste.

Le 8 janvier 1918, devant le Congrès américain, il présenta son fameux plan de sortie de la Première guerre mondiale, projet de quatorze points, visant à rendre aux peuples leur droit à l’autodétermination, lançant par la même occasion l’idée de la création d’une entité supranationale, la Société des Nations, précurseur des Nations Unies, censée préserver la paix dans le monde pour les générations futures, un vadémécum, élaboré par 150 académiciens, des géographes, historiens et politologues, sous la direction du diplomate Edward House. Un poste clé dans ce dispositif fut attribué à un certain Walter Lippmann, père du néolibéralisme et concepteur du « journalisme moderne ».

L’idéalisme wilsonien fut diversement apprécié par les vainqueurs, avec scepticisme par ceux qui préféraient l’ancien ordre mondial, colonial, à un nouvel ordre mondial, potentiellement géré par les Etats-Unis d’Amérique, comme le président du Conseil des ministres français, Georges Clemenceau qui, en apprenant la nouvelle, s’exclama : « Quatorze points ? C’est ambitieux. Dieu n’avait trouvé que dix. »

Toujours est-il, le traité de Versailles, non ratifié d’ailleurs par le Congrès américain, toujours attaché à la tradition non-interventionniste, permit finalement de mettre de l’eau dans le vin wilsonien, avec les conséquences qu’on connaît.

Il fallait attendre la fin de la Deuxième guerre mondiale pour que l’idéalisme wilsonien vécut sa renaissance avec la création des Nations Unies et toute sa ribambelle d’organisations supranationales spécialisées, comme le Fonds monétaire international FMI, la Banque mondiale, OMS, OMPI, OIT, UNESCO, FAO etc. sous la houlette des Etats-Unis cette fois-ci. 

Entre temps Walter Lippmann eut loisir de méditer sur le libéralisme et ses travers, notamment le danger qu’il représentait pour la suprématie de la classe dirigeante, issue du capitalisme patriarcal du 19ème siècle, une époque à laquelle le peuple savait se tenir à carreau. On avait donc intérêt à l’encadrer ce libéralisme, de préférence par une nouvelle forme d’autoritarisme, plus moderne, le néolibéralisme.

Etant donnée que, selon Walter Lippmann, le commun des mortels est incapable de formuler ne serait-ce que le début d’une pensée politique, il faut lui en fabriquer une. A cet effet on « délègue la pensée » à une élite intellectuelle qui se réunit régulièrement dans le cadre de nouvelles institutions, inventées par Lippmann, les « Think tanks » ou « groupes de réflexion », dont les élucubrations des experts sont censées servir aux élus de bien gérer la chose publique. Et pour mieux faire passer la pilule auprès du grand public, les médias serviront de courroie de transmission en diffusant la « propagande bienveillante » sortie des cercles initiés. 

En 1938 le faiseur d’opinion organisa à Paris le fameux colloque Walter Lippmann, une réunion de 26 économistes et penseurs libéraux, sur le thème « les causes du déclin du libéralisme », conférence servant de modèle plus tard à la célèbre Société du Mont Pèlerin, animée par le regretté Friedrich August von Hayek, économiste autrichien, père spirituel de la non moins regrettée Lady Thatcher, défunte Premier ministre britannique.

A l’issue de la Deuxième guerre mondiale débuta le programme secret « Operation Mockingbird », initié par Frank Gardiner Wisner, directeur des opérations de l’Office of Strategic Services OSS, destiné à infiltrer les médias dans le but de diffuser la propagande atlantiste et néolibérale, impliquant plus de 3'000 journalistes pour des rétributions parfois dérisoires.

L’opération fut reprise en 1954 par le premier directeur de la Central Intelligence Agency CIA, Allen Dulles, et continuait à fonctionner jusqu’aux années 70. A en croire le témoignage de l’ancien journaliste du quotidien allemand « Frankfurter Allgemeine Zeitung » Udo Ulfkotte, décédé en 2017, la pratique perdure. (Gekaufte Journalisten, 2014)

Il ne croyait pas si bien dire. On connaissait le rôle des « sévices secrets » américains, depuis leur création, dans le « maintien de l’ordre international et la défense des valeurs démocratiques », on connaît moins le volet « médias » ou « propagande bienveillante ».

En contraste avec les beaux jours de la Guerre froide, actuellement, à l’ère d’internet, les choses ne se passent plus en secret.

Ainsi le « Think tank » ou « groupe de réflexion » écossais « Institute for Statecraft », dédié à la « propagation de la démocratie », fondé par d’anciens miliaires qui « pensent que les gouvernements occidentaux devraient être mieux informés au sujet des agissements d’espions russes (Wikipedia) », financé par le Département de la défense britannique, le Département d’Etat des Etats-Unis, l’Otan et la multinationale américaine » Meta », anciennement « facebook », affiche fièrement sa mission sur son site internet. (1)

Le fait que quasi l’ensemble des médias, inclus les médias alternatifs, grâce au réseau « pro-démocratie » du milliardaire Pierre Omidyar (2), soit déjà sous contrôle, ne satisfait pas le consensus atlantiste, qui traque les quelques poches de résistance qui restent, tels que l’ancien reporter de guerre du « New York Times », Chris Hedges en leur imposant la censure, ou en les privant des cotisations de leurs lecteurs en bloquant l’accès aux systèmes de paiement tel que « Paypal » (Omidyar ?), ainsi arrivé aux sites d’information américains « Consortium News » et « Mintpress », ou tout simplement en salissant leur réputation dans le cas du site « Grayzone ».

Le chevalier blanc pour la cause de la démocratie dans ce cas apparaît en la personne d’un journaliste, comment en pouvait-il être autrement, le britannique Paul Mason, ex-star du service public BBC et Channel 4, fréquent contributeur au quotidien de gauche « The Guardian », ancien trotskiste et agent dormant en mission au sein du Parti Labour, conspirant en secret, avec succès, contre « l’ennemi public numéro un », Jeremy Corbyn.

Un échange d’emails auquel le site d’information « Grayzone » a eu accès (3), implique, outre le sémillant journaliste Paul Mason, Amil Kahn, CEO de « Valent Projects » (4), une organisation dédiée à la lutte contre la désinformation, Emma Briant, une académicienne britannique, spécialiste en propagande, désinformation, guerre de l’information et surveillance, ainsi que Andy Pryce, au service du Ministère britannique des affaires étrangères, section désinformation et médias.

En une sorte de « brainstorming », le quartet, dévoué corps et âme à la propagation de la démocratie et des valeurs occidentales, brasse des idées, comment décrédibiliser, voire ridiculiser les journalistes, contributeurs du site d’information « Grayzone ».

Dans un tout autre registre du domaine de l’information, ou désinformation, c’est selon, franco-français cette fois-ci, plus amusant peut-être, on apprend ces jours-ci, sur le site d’information français « Fakir », le témoignage d’un (e) journaliste pigiste (5), agissant « tantôt en tant qu’experte en économie, expert en géopolitique de l’énergie » tantôt en tant que « journaliste écrivain gabonais, consultant en énergies renouvelables et solutions alternatives » tantôt « en tant qu’ancienne infirmière cadre devenue consultante dans la santé », tantôt « professeur d’histoire géographie spécialiste des questions africaines, chargé d’études techniques actuarielles » tantôt « entrepreneur rédacteur en chef, juriste spécialisée en droit de l’internet, consultant en nouvelles technologies, auditeur risques à l’international...de la junte militaire thaïlandaise ». 

Comme quoi, ne mords pas la main qui te nourrit.

 

  1. La fabrique de l’intox - Le blog de Bruno Hubacher (tdg.ch)
  2. Que cache Pierre Omidyar ? - AgoraVox le média citoyen
  3. Leaked emails expose Paul Mason’s collusion with senior British intelligence agent - The Grayzone
  4. Valent Projects (valent-projects.com)
  5. Moi, journaliste fantôme au service des lobbies… - Journal Fakir (fakirpresse.info)

 

British “Watchdog” Journalists Unmasked as Lap Dogs for the Security State (mintpressnews.com)


Lire l'article complet, et les commentaires