Karl Marx : une connaissance particulière de l’économie d’entreprise

par Aimé FAY
lundi 28 mai 2018

Il y a 200 ans, le 5 mai 1818, naissait Karl Marx (mort en 1883 1). Philosophe politique et révolutionnaire − aussi éminent journaliste international − Marx est passé à la postérité, tout comme son ami et souvent co-auteur 2 Friedrich Engels (1820-1895), pour leurs volumineux écrits inhérents à leur thèse, quasi mortifère, entre le prolétaire (l'ouvrier) et le capitaliste 3 (le bourgeois).

Quel a été le principal l'objet de leur lutte ?

Toute leur vie, ils ont reproché au capitaliste de s'approprier 50% de la valeur du travail effectué par le prolétaire. Ces 50% sont nommés, par Marx : survaleur, surtravail, travail impayé, profit ou encore plus-value 3. Tous ces termes sont synonymes pour Marx : "La plus-value, c'est-à-dire la partie de la valeur totale des marchandises dans laquelle est incorporé le surtravail, le travail impayé à l'ouvrier, je l'appelle le profit." 4. Dans Le Capital 5, Marx écrit : "L'ouvrier a donc travaillé la moitié du jour pour lui-même et l'autre moitié pour le capitaliste."

Cette façon de voir l'économie d'entreprise 3, c'est-à-dire l'organisation par le capitaliste (aujourd'hui nommé : patron ou entrepreneur 3) du "vol" systématique de 50% de la valeur du travail du prolétaire (aujourd'hui nommé : salarié ou employé), est à nouveau confirmée par Engels, en 1891, 3 ans avant la fin de sa vie, dans l'introduction qu'il fait à l'édition allemande de Travail salarié et capital, où il décline, à nouveau, sa vision du compte d'exploitation générale d'une entreprise :

"Supposons qu'un ouvrier − un ajusteur − ait à usiner une pièce qu'il termine en une journée. La matière première − le fer et le laiton − coûte 20 marks. La consommation de la machine à vapeur, l'usure de cette même machine, du tour et des autres outils avec lesquels l'ouvrier travaille représentent, calculées pour une journée et pour sa quote-part, la valeur d'un mark. Nous avons supposé que le salaire de l'ouvrier est 3 marks pour une journée. Mais le capitaliste tire de son client (acheteur de la pièce usinée par l'ouvrier (NdA)) un prix de 27 marks, c'est-à-dire 3 marks de plus que les frais engagés. D'où viennent ces 3 marks qu'empoche le capitaliste ?" 6

Pour Engels, comme pour Marx − dans d'autres exemples totalement analogues de son œuvre − les frais engagés par le capitaliste se résument en totalité et uniquement : à l'achat de la matière première, à la consommation de la machine, à l'usure des machines et des outils utilisés par l'ouvrier, et au salaire de ce dernier. Une fois ces frais retranchés du prix de vente, le patron empoche, ce que les deux compères appellent : le profit, la plus-value, le travail impayé, etc.

Cependant, n'est-ce là que les seules dépenses faites par le capitaliste, pour que l'ouvrier puisse travailler ?

L'erreur historique commise par Marx et Engels, qui conduira selon nous à l'échec de la mise en œuvre du marxisme, c'est que les frais engagés par le capitaliste ne se limitent absolument pas à l'énumération qu'ils décrivent. Le compte d'exploitation générale qu'ils décrivent est tronqué ! Où sont passés les frais nécessaires pour créer l'entreprise, la faire tourner au quotidien et, surtout, la pérenniser ?

- qui a apporté l'argent 3 ou le crédit 3 pour construire les locaux, l'usine ou l'atelier, acheter les machines et les outils, le mobilier de bureau, même maigre des lieux ?

- qui a apporté l'argent ou le crédit pour acheter la matière première nécessaire à la production ?

- qui a apporté les capitaux 3 nécessaires au fonds de roulement 3. Fonds qui permet de payer, notamment les salaires avant d'encaisser le produit des premières ventes ?

- Avec quel argent est payé le personnel administratif, comptable et autre ?

- Avec quel argent sont payés les impôts 3, les taxes et cotisations diverses ?

- qui paie le dividende 3 des actionnaires, propriétaires du capital social 3, afin qu'ils soient rémunérés de l'argent apporté pour créer l'entreprise, et aussi, qu'ils soient prêts à remettre, de nouveau, la main à la poche pour son développement, ses futurs investissements 3 ?

- quid du paiement des frais financiers, notamment bancaires : intérêts, agios, commissions diverses ?

- …

- quel argent est mis en réserve pour maintenir le système de production concurrentiel, c'est-à-dire au niveau de l'état de l'art, comme l'on dit aujourd'hui ?

- …

- enfin, qui paie le salaire du patron, c'est-à-dire du capitaliste qui dirige l'entreprise et a été l'initiateur du projet, probablement avec ses propres deniers ?

Si l'on ajoute tous ces frais, oubliés par Marx et Engels dans leur compte d'exploitation générale, ce ne sont pas 3 marks qu'empoche le capitaliste, dans l'exemple supra, mais une perte de plusieurs marks qui conduira à la fermeture de l'entreprise et au licenciement de tous ses ouvriers !

Avoir oublié tant de frais dans tous leurs calculs, montre qu'ils méconnaissaient profondément l'économie d'entreprise et le B-A BA d'un compte d'exploitation générale pourtant simple, surtout à leur époque. Cela paraît toute fois assez logique compte tenu du parcours les deux philosophes révolutionnaires, dans le monde du travail réel, car :

- Marx 7 n'a jamais mis les pieds dans une entreprise. Il méconnaissait l'économie en général et celle de l'entreprise tout particulièrement. Sa culture, énorme, était cependant uniquement livresque. Elle a dû impressionner Engels lors de leur première rencontre, en 1844, à Paris.

Marx, fils de bourgeois (père avocat), méconnaissait même les notions basiques de la gestion du budget de son propre foyer ! Bourgeois relativement pauvre, mais dépensier, Marx n'a jamais su faire vivre sa famille (et sa domesticité) sans l'aide financière qu'il a constamment demandée à Engels − eh oui, cela semblait lui être dû ! Friedrich, son fidèle et indéfectible ami, souvent co-auteur et surtout son mécène jusqu'à sa mort. Il dut même adopter le fils que Marx a eu avec l'une de ses bonnes : Hélène Demuth.

- Engels 8, lui non plus n'a jamais mis les mains dans la graisse. Fils d'un important industriel allemand, propriétaire d'usines de filature de coton en Angleterre, Friedrich Engels serait qualifié aujourd'hui de riche fils à papa. Pourtant, il aurait pu se mettre à la gestion d'entreprise quand son père l'a envoyé, pour cela, en 1842, à l'âge de 22 ans, dans l'une de ses usines anglaises, à Manchester. Littéraire et philosophe de formation, Friedrich se fait alors journaliste durant 2 ans. Excellent, il écrit, à l'âge où beaucoup sortent à peine d'une adolescence tardive, un livre dense, remarquable et très argumenté de faits réels, publié en 1844 : La situation de la classe ouvrière en Angleterre. Il y constate l'état misérable et mortifère dans lequel se trouvent les ouvriers de la Révolution industrielle anglaise : des hommes, des femmes et des enfants de 8 ans et plus ! Personnes qu'Engels nomme 9 alors indifféremment : prolétaires, classe ouvrière, classe indigente et prolétariat. Autant de matériaux qui seront rapidement nécessaires à toute l'œuvre de Marx, et peut-être aussi à celle de Charles Dickens. D'ailleurs, qui pouvait rester incensible aux situations de misère décrites, quasiment en direct, par Engels ? Qui le peut encore aujourd'hui, ayant lu son livre ?

Cela étant, l'essentiel de l'œuvre de Marx et d'Engels repose essentiellement sur des comptes d'exploitation générale aux frais tronqués. Pourtant, leur analyse de l'économie d'entreprise va aboutir à 3 grandes prophéties : "l'abolition du salariat 10, "le triomphe du prolétariat et la chute de la bourgeoisie11 ; et à un mot d'ordre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" 12

Marx n'a jamais pensé à mettre en œuvre ses idées. C'était avant tout un philosophe. Un philosophe hors-sol, dirait-on aujourd'hui.

Engels, riche héritier, dès 1860, de parts importantes dans les filatures de son père, aurait pu, lui, mettre en œuvre ses idées révolutionnaires. Il ne le fit pas ! Pourquoi ? Le saura-t-on un jour ?

Finalement, c'est un russe, Vladimir Ilitch Oulianov (1870-1924), qui, ayant écrit : "La théorie de la plus-value constitue la pierre angulaire de la théorie économique de Marx." 13 va mettre en œuvre les idées économiques de Marx et d'Engels. Il le fera, en 1922, au niveau de tout un pays, en créant l'Union soviétique. D'autres pays, plus tard, suivront son exemple : d'abord, sous la contrainte, les pays dits de l'Est (PECO), puis la Chine de Moa, la Corée du Nord de Kim Il-sung, Cuba de Castro, etc. Pour se faire, Oulianov inaugure le concept de capitalisme d'État 3, indispensable à toute économie dirigée et centralisée. Ce russe est plus connu sous son nom d'usage : Lénine.

Lénine mit en œuvre les 3 prophéties de Marx et d'Engels (cf. : supra). Il essaiera vainement de réaliser le mot d'ordre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Tous ses successeurs, notamment Staline (1878-1953), poursuivront sa démarche avec grande application, et même parfois de manière sanguinaire. Gorbatchev (1931- ) y mit fin, en 1985.

Finalement, le 26 décembre 1991, l'expérience marxiste, plus couramment appelée communiste, se termine. L'empire soviétique s'écroule et se disloque. Les investisseurs occidentaux, arrivés telle une meute affamée, trouvent une économie dans laquelle le sous-investissement des entreprises manufacturières − hors celles militaires et spatiales − datait presque de l'époque où Lénine avait mis en œuvre les idées du compte d'exploitation générale de Marx et d'Engels. Rien, dans les entreprises soviétiques, n'avait été mis en réserve pour renouveler les investissements et les mettre au niveau de l'état de l'art, c'est-à-dire à un niveau proche de celui des pays à économie de marché.

Rétrospectivement, les pays dits communistes n'ont pas eu de chance. Il aurait suffi que Marx et Engels connaissent mieux l'économie d'entreprise, notamment son compte d'exploitation générale. Mais l'histoire aurait été différente et les deux compères seraient restés des inconnus.

S'il fallait retenir une leçon à propos de la philosophie marxiste de l'économie d'entreprise, c'est que : les idées, les thèses, les théories, les politiques et les idéologies exprimées verbalement ou par écrit, parfois empreintes de sophisme, ne sont jamais en échec. Seule leur mise en œuvre, c'est-à-dire leur réalisation sur le terrain, pourra l'être ! L'Histoire fourmille d'exemples, et Karl Marx est au centre de l'un des plus célèbres.

 

1- L'année de naissance de John Maynard Keynes (1883-1946).

2- Notamment les plus connus : La Sainte Famille (1844), Le Manifeste du Parti communiste (1848), Le Capital (livres 2 et 3 après la mort de Marx).

3- Voir définition dans : Le capital en quelques mots, Éditions L'Harmattan, Paris, 2015.

4- Dans : Salaire, prix et profits, Chap. 11 : Les diverses parties entre lesquelles se décomposent la plus-value. Les 3 premières lignes.

5- Volume I, Troisième section, chap. IX, p. 168 (Édition Champs Flammarion, Paris, 1985).

6- Friedrich Engels, note d'introduction à l'édition allemande de 1891 de Travail salarié et capital (Édition Science Marxiste, Montreuil-sous-Bois, 2009).

7- Extrait de : Karl Marx, homme du XIXe siècle, par Jonathan Sperber, Édition PIRANHA, 2017.

8- Extrait de : Engels, le gentleman révolutionnaire, par Tristram Hunt, Édition Flammarion, 2009.

9- Préface d'Engels, le 15 mars 1845, à la nouvelle édition de : La situation de la classe ouvrière en Angleterre.

10- Les derniers mots du texte : Salaire, prix et profit (publié en 1891 par Engels).

11- La dernière phrase du chap. I : Bourgeois et Prolétaires, du Manifeste du parti communiste (texte d'Engels et de Marx).

12- Les derniers mots du Manifeste du parti communiste (texte d'Engels et de Marx).

13- Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, Chap. I, p. 8, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1954.

Crédits photos : Wikipédia et Chevalannonce.com

 


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