L’affaire du collier de la reine (1784-1786) : escroquerie, scandale et crise de la monarchie
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 28 février 2025
Imaginez un bijou si somptueux, si extravagant, qu'il en devint le symbole de tous les excès d'une époque. L'affaire du collier de la reine, c'est l'histoire de 2 800 carats de diamants qui ont cristallisé les rancœurs, les frustrations et les aspirations d'un peuple au bord de la révolte. Bien plus qu'une simple escroquerie, ce scandale royal fut le reflet d'une société en pleine décomposition, où l'opulence indécente de la cour contrastait tragiquement avec la misère noire du plus grand nombre.
Le joyau de la discorde : un collier aux reflets funestes
Dans le Versailles opulent et décadent de la fin du XVIIIe siècle, un bijou exceptionnel allait devenir le pivot d'une affaire retentissante. Il s'agissait d'une rivière de diamants, un collier composé de 647 pierres précieuses, soigneusement sélectionnées et assemblées, pour un total impressionnant de 2 800 carats. Cette œuvre d'art, fruit du talent et du savoir-faire des joailliers parisiens Charles-Auguste Boehmer et Paul Bassenge, avait été commandée vers 1772 par le roi Louis XV, alors au faîte de sa gloire, pour sa favorite, Madame du Barry (Jeanne Bécu, comtesse du Barry), une femme d'une beauté et d'une influence considérables.
La mort soudaine de Louis XV, le 10 mai 1774, emporté par la variole, laissa le collier impayé et les joailliers dans une situation financière délicate. L'objet, d'une valeur estimée à 1,6 million de livres (une somme astronomique équivalente à des dizaines de millions d'euros aujourd'hui), était pratiquement invendable sur le marché français. Boehmer et Bassenge, désespérés de trouver un acquéreur, tentèrent à plusieurs reprises de le proposer à la nouvelle reine, Marie-Antoinette, mais celle-ci, soit par manque d'intérêt, soit par conscience du coût exorbitant, refusa à chaque fois. Il existe une anecdote célèbre, qui dit que la reine aurait un jour, après la naissance de son fils, le dauphin, suggéré avec ironie à Boehmer d'utiliser les diamants pour orner un vaisseau de guerre, un "cadeau" plus approprié.
Ce collier devint rapidement bien plus qu'un simple assemblage de pierres précieuses. Dans un contexte de crise économique et sociale grandissante, où la misère du peuple contrastait avec le faste de la cour, il devint un symbole de l'opulence et de l'indifférence de la monarchie. Il cristallisait le ressentiment populaire et alimentait les critiques acerbes à l'encontre de la reine, déjà accusée de gaspiller les finances publiques. Ce bijou, destiné à parer, allait paradoxalement devenir une arme, un instrument de destruction massive pointé vers le cœur même de la royauté. La rumeur publique, amplifiée par les pamphlets et les caricatures, commençait à associer le collier à l'image d'une reine dépensière, superficielle et totalement déconnectée des réalités.
Les acteurs du drame : entre ambition, naïveté et perfidie
L'affaire du collier fut une tragédie humaine, un jeu de dupes complexe mettant en scène des personnages aux motivations troubles et aux destins entrelacés. Au premier plan, Marie-Antoinette, reine de France, épouse de Louis XVI, était une figure déjà largement impopulaire. Sa réputation, ternie par des rumeurs d'infidélité, d'extravagance et d'ingérence dans les affaires de l'État, la rendait vulnérable. Bien qu'entièrement innocente dans l'escroquerie du collier, son image négative, savamment entretenue par ses ennemis, la transforma en coupable idéale aux yeux de l'opinion publique. Son dédain supposé pour le peuple et son train de vie luxueux au Petit Trianon, loin des regards de la cour, alimenta les fantasmes et les critiques.
Face à la reine, le cardinal Louis-René-Édouard de Rohan, prince de Rohan et grand aumônier de France, était un personnage complexe, à la fois puissant et profondément naïf. Issu d'une des plus grandes familles nobles de France, les Rohan, il jouissait d'une immense fortune et d'une influence considérable. Cependant, son ambition démesurée et son désir obsessionnel de regagner les faveurs de Marie-Antoinette, dont il était tombé en disgrâce en 1772 suite a des propos désobligeants a son égard lors de son ambassade à Vienne, le rendirent aveugle et le transformèrent en marionnette entre les mains de la comtesse de La Motte. Il était décrit par ses contemporains comme un homme vaniteux, crédule et facilement influençable, des traits de caractère qui allaient sceller son destin.
L'âme noire de cette intrigue, la véritable instigatrice de l'escroquerie, fut Jeanne de Valois-Saint-Rémy, comtesse de La Motte (connue aussi sous le nom de Jeanne de La Motte-Valois). Descendante illégitime d'Henri II, roi de France, par un bâtard anobli, elle était une femme d'une intelligence redoutable, dotée d'un charme manipulateur et d'une absence totale de scrupules. Elle avait grandi dans la pauvreté, malgré ses origines nobles, et nourrissait une ambition dévorante de retrouver le rang et la fortune qu'elle estimait lui être dus. Elle était mariée à Nicolas de La Motte, un officier de gendarmerie, qui devint son complice dans l'affaire. Elle s'entoura également d'autres personnages clés, comme Rétaux de Villette (Marc-Antoine Rétaux de Villette), un faussaire talentueux chargé de rédiger les fausses lettres de la reine, et Nicole Le Guay (aussi connue sous le nom de Nicole d'Oliva ou "baronne d'Oliva"), une jeune prostituée dont la ressemblance avec Marie-Antoinette allait jouer un rôle crucial dans la supercherie.
L'échafaudage de la tromperie : un piège diabolique
À partir de 1784, Jeanne de La Motte, usant de son titre de noblesse et de son charme, se rapprocha du cardinal de Rohan. Elle se présenta à lui comme une amie intime et confidente de la reine Marie-Antoinette, affirmant avoir ses entrées à Versailles et son oreille. Exploitant habilement la vanité et le désir du cardinal de regagner les faveurs royales, elle tissa patiemment sa toile. Elle lui fit croire que Marie-Antoinette souhaitait secrètement acquérir le fameux collier de diamants, mais qu'elle ne pouvait le faire ouvertement, de peur de choquer l'opinion publique et de déplaire au roi Louis XVI.
Le stratagème reposait sur une correspondance falsifiée, un échange de lettres prétendument écrites par la reine. Rétaux de Villette, le faussaire recruté par Jeanne de La Motte, imita avec talent l'écriture de Marie-Antoinette, mais commit une erreur cruciale : il signa les lettres "Marie-Antoinette de France", une signature que la reine n'utilisait jamais, se contentant de "Marie-Antoinette". Cette erreur, qui aurait pu révéler la supercherie, passa inaperçue aux yeux du cardinal, aveuglé par son désir de plaire. Les lettres, de plus en plus pressantes, exprimaient le désir supposé de la reine et chargeaient le cardinal de cette mission secrète et délicate, le flattant et le manipulant à chaque ligne.
Pour achever de convaincre le cardinal, une rencontre nocturne fut soigneusement orchestrée dans les jardins de Versailles, en juillet 1784. Nicole Le Guay, la jeune prostituée choisie pour sa ressemblance avec Marie-Antoinette, joua le rôle de la reine. Dans la pénombre, sous un bosquet, elle remit au cardinal une rose et une lettre, confirmant prétendument l'accord de la reine pour l'achat du collier. Rohan, complètement dupé, tomba à genoux devant celle qu'il croyait être la souveraine. Le 1er février 1785, le cardinal, agissant en tant qu'intermédiaire, signa le contrat d'achat du collier auprès de Boehmer et Bassenge. Il s'engagea à payer le prix exorbitant en quatre versements échelonnés. Le collier fut remis à un homme se présentant comme un valet de la reine, en réalité, un complice de Jeanne de La Motte.
Le dévoilement et la chute : un scandale aux conséquences incalculables
L'escroquerie, qui semblait si parfaitement orchestrée, commença à se fissurer lorsque les échéances des paiements approchèrent. Boehmer et Bassenge, ne voyant rien venir, devinrent de plus en plus inquiets. Ils tentèrent à plusieurs reprises de contacter le cardinal de Rohan, mais celui-ci, se croyant toujours couvert par la reine, éludait leurs demandes. Finalement, en juillet 1785, n'y tenant plus, les joailliers décidèrent de s'adresser directement à Marie-Antoinette, espérant obtenir des éclaircissements.
La reine, en apprenant l'existence de cette prétendue transaction, fut stupéfaite et furieuse. Elle nia catégoriquement avoir jamais eu l'intention d'acheter le collier, et encore moins d'avoir chargé le cardinal de Rohan d'une telle mission. Elle informa immédiatement Louis XVI de la situation. Le roi, d'abord incrédule, fut rapidement convaincu de l'escroquerie et de la gravité de l'affaire. Il réalisa que le scandale, s'il venait à être rendu public, pouvait avoir des conséquences désastreuses pour la monarchie, déjà fragilisée.
Le 15 août 1785, jour de l'Assomption, un coup de théâtre se produisit à Versailles. Le cardinal de Rohan, en habit de grand aumônier, s'apprêtait à célébrer la messe devant la cour, lorsqu'il fut arrêté, sur ordre du roi, par le baron de Breteuil. L'arrestation, publique et spectaculaire, fut un choc pour l'assistance. Rohan fut emmené à la Bastille, symbole de l'arbitraire royal. Jeanne de La Motte fut arrêtée quelques jours plus tard, le 18 août, à Bar-sur-Aube, où elle menait grand train avec l'argent de l'escroquerie. Ses complices, Rétaux de Villette et Nicole Le Guay, furent également appréhendés. L'enquête révéla rapidement les détails sordides de la machination, le dépeçage du collier et la vente des diamants à Londres et à Paris.
Le procès, qui s'ouvrit devant le Parlement de Paris le 22 mai 1786, fut un événement majeur, suivi avec passion par toute la France. Le Parlement, une cour de justice composée de nobles et de magistrats, était alors en conflit ouvert avec la monarchie, cherchant à limiter le pouvoir royal. Le procès du collier devint une occasion pour le Parlement d'affirmer son indépendance et de défier l'autorité du roi. Malgré les preuves accablantes contre Jeanne de La Motte et ses complices, le verdict, rendu le 31 mai 1786, fut surprenant. Le cardinal de Rohan, à la grande surprise générale, fut acquitté. Le Parlement, influencé par l'opinion publique et par son opposition à la reine, le considéra comme une victime de la manipulation, un homme crédule et naïf, mais pas un complice. Jeanne de La Motte, en revanche, fut reconnue coupable et condamnée à une peine sévère : elle fut fouettée publiquement, marquée au fer rouge d'un "V" pour "voleuse" sur les deux épaules, et emprisonnée à perpétuité à la Salpêtrière, l'hôpital-prison pour femmes de Paris. Rétaux de Villette fut banni du royaume, tandis que Nicole Le Guay, dont le rôle avait été jugé mineur, fut acquittée. Nicolas de la Motte, qui avait réussi à fuir en Angleterre, fut condamné par contumace aux galères à perpétuité.
Les répercussions d'un scandale : bien plus qu'une simple escroquerie
L'affaire du collier eut des conséquences désastreuses et durables pour la monarchie française, bien au-delà du simple préjudice financier. Bien que la reine Marie-Antoinette fût totalement innocente, l'opinion publique, déjà largement hostile à son égard, la considéra comme coupable. Le scandale renforça sa réputation de femme dépensière, manipulatrice et immorale, alimentant la haine et le ressentiment à son encontre. Les pamphlets et les caricatures, qui circulaient abondamment, la dépeignirent comme une reine avide et sans scrupules, prête à tout pour satisfaire ses caprices.
L'acquittement du cardinal de Rohan, perçu comme un camouflet pour la reine et le roi, souligna la défiance croissante envers l'autorité royale. Le Parlement de Paris, en s'opposant ouvertement à la volonté du couple royal, démontra sa puissance et son indépendance. L'affaire révéla au grand jour les tensions profondes qui existaient entre la monarchie et les institutions judiciaires, préfigurant les conflits qui allaient éclater lors de la Révolution.
L'affaire du collier contribua également à amplifier le rôle de l'opinion publique. Les journaux, les pamphlets, les rumeurs et les conversations dans les salons et les cafés façonnèrent l'image de la reine et influencèrent le cours des événements. L'affaire démontra la puissance de la désinformation et de la manipulation de l'opinion, un phénomène qui allait prendre une ampleur considérable dans les années suivantes. Plus qu'une simple escroquerie, ce fut un catalyseur.