L’affaire Érignac/« Paris-Match » devant la Cour européenne des droits de l’homme

par Paul Villach
lundi 17 septembre 2007

Vendredi 14 septembre 2007, « Paris-Match » a fait appel devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’affaire de la publication par l’hebdomadaire, le 12 février 1998, de la photo du cadavre du préfet Érignac assassiné à Ajaccio (Corse) le 6 février précédent.

Le 14 juin 2007, il avait été estimé par la chambre ordinaire de la CDHE que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, garantissant la liberté de la presse et le droit d’informer, n’avait pas été méconnu par la justice française.

Une procédure soutenue par la profession des reporters

- Le jour même de la publication, la famille du préfet avait aussitôt porté plainte et le tribunal avait fait droit à sa demande sans aller jusqu’à la saisie de l’hebdomadaire : cette photo, soutenait-il, était « une atteinte intolérable aux sentiments d’affection des demandeurs ».
- Interjetant appel, Paris-Match avait vu le jugement confirmé et la Cour de cassation avait ensuite rejeté son pourvoi. En 2001, après épuisement des voies de recours nationales, Paris-Match s’était donc tourné vers la Cour européenne, dénonçant dans l’arrêt de la juridiction française une violation de l’article 10. Il aura donc fallu attendre six ans pour que la Cour rejette le recours de Paris-Match. L’affaire suscite une grande émotion dans la profession des reporters. Une pétition a été lancée depuis le festival « Visa pour l’image », le rendez-vous annuel du photojournalisme à Perpignan, au début de septembre : c’est « le droit à l’information par l’image », dénonce-t-elle tout de go, qui est menacé.

Le réflexe du voyeurisme comme politique commerciale

On peut être étonné que la profession saisisse cette occasion pour défendre une si noble cause. En revanche, on ne l’est pas du magazine Paris-Match qui justifie par « le droit de savoir » « le choc des photos » dont il a fait son fonds de commerce.
Les catastrophes, naturelles ou provoquées par les hommes, lui fournissent leurs lots réguliers d’images de cadavres, de blessés, de proches épargnés en larmes, que des escouades de photo-reporters traquent jusqu’à la nausée. Et Dieu sait si les tremblements de terre, les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les cyclones, les famines, les guerres, les attentats, les accidents de toute nature, les infanticides peuvent charrier des flots incessants de victimes, squelettiques, nues, épouvantées ou hagardes, sanguinolentes, grimaçant de douleur, agonisant, martyrisées, exécutées sommairement ou après un simulacre de procès ! Ainsi, en septembre 2001, le magazine exhibait-il, par exemple, une jeune femme en sang, victime de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, affalée contre un mur entre ses deux enfants, en état de prostration, avec comme titre ce délicat contraste de couleurs : « Toulouse : voile noir sur la ville rose ». On se souvient aussi que Paris-Match n’avait pas craint de publier la photo extorquée du président Mitterrand sur son lit de mort en janvier 1996.
Tous les cadavres sont "exquis" pour cet hebdomadaire. Ce sont des leurres efficaces pour capter l’attention des clients convoités. L’exhibition du malheur d’autrui est un stimulus qui ne rivalise qu’avec celle du plaisir d’autrui - ou de sa simulation - pour déclencher le réflexe de voyeurisme, puis la pulsion d’achat attendue du client.

L’information par l’image d’ "un cadavre exquis"

- Le problème, cependant, est de savoir ce que « le droit de savoir » gagne, à l’exhibition d’un cadavre. Qu’est-ce que la posture rituelle d’un ancien président sur son lit de mort ou le cadavre d’un préfet de la République assassiné, gisant dans son sang sur un trottoir, livrent donc comme information supplémentaire au lecteur qui veut savoir ? Qu’ils sont bien morts ? Qu’ils sont sereins ou recroquevillés ?
- Les rituels chers aux dictatures ou à l’Église catholique ont une fonction politique. L’exposition de la dépouille parée du « guide bien-aimé » ou du pape adulé vise au rassemblement du peuple des sujets ou des fidèles dans un moment d’affliction contagieuse autour du "père" disparu pour vivre collectivement une déréliction qui appelle instamment de ses vœux la prochaine tutelle du successeur. Et en publiant ces images, Paris-Match, contribue à cette manipulation des esprits.
- Mais le cadavre d’un préfet assassiné ou celui d’un ancien président sont-ils autre chose qu’un leurre pour susciter le réflexe de voyeurisme à des fins commerciales ? Il semble, en effet, que le réflexe de voyeurisme entraîne, par une sorte de dépression intérieure, une restriction du champ de perception et donc du désir de savoir ; le lecteur fait le vide autour du leurre qui provoque sa fascination jusqu’à s’enfermer en lui-même. Le malheur d’autrui lui offre l’occasion d’un bienfaisant ressaisissement de soi face au sort qui a frappé autrui, mais dont il a, lui-même, jusqu’à présent réchappé. Il vit une sorte d’exorcisme de ses peurs qui ne le porte pas forcément à s’intéresser à l’analyse de l’événement. Le cadavre remplit son champ visuel comme un bandeau sur ses yeux.
- On ne voit donc pas ce que l’exhibition d’un cadavre enseigne de plus à des lecteurs ? En revanche, on voit très bien ce qu’elle rapporte de plus à un journal qui vise plus la stimulation des réflexes primaires de sa clientèle potentielle que sa réflexion. Le comble, c’est que ça ne l’empêche pas de s’ériger en magistère moral décidant du Bien et du Mal. Paris-Match excelle en la matière, distribuant chaque semaine ses éloges et ses blâmes, hissant les uns sur les autels, couvrant les autres d’opprobre.

Loin d’être mis en péril par cette décision judiciaire européenne, « le droit à l’information » ne s’en trouverait-il pas plutôt affirmé ? Les photos de ces « cadavres exquis » ne prennent-elles pas une place démesurée dans une page de journal ? Leur éviction ne devrait-elle pas permettre à l’enquête et à l’analyse de trouver un espace qui, jusqu’ici, leur est chichement mesuré par cette priorité accordée abusivement à la stimulation des réflexes au détriment de la réflexion ? Faut-il s’en plaindre, sauf à se résigner à prendre le journal allemand BILD pour modèle ?




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