L’amiral Wilhelm Canaris : le cerveau de l’Abwehr contre la folie nazie

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 4 avril 2025

Dans l’ombre du IIIe Reich, un homme courageux a joué un double jeu mortel : Wilhelm Canaris, amiral et chef de l’Abwehr, le service de renseignement militaire allemand. Soutien initial d’Adolf Hitler, il devint son adversaire secret, tissant une toile de résistance au cœur même de la machine nazie. Entre courage, ambiguïté et sacrifice, son histoire incroyabe révèle les fissures d’un régime monstrueux à l'idéologie mortifère.

 

Un marin devenu espion

Wilhelm Franz Canaris naît le 1er janvier 1887 à Aplerbeck, près de Dortmund, dans une famille bourgeoise d’origine italienne installée en Rhénanie depuis le XVIIIe siècle. Fils d’un maître de forges, il grandit dans un milieu conservateur, imprégné de valeurs patriotiques et militaires. À 18 ans, en 1905, il rejoint la marine impériale allemande, où son intelligence vive et son goût pour l’aventure le propulsent rapidement. La Première Guerre mondiale révèle son talent : officier sur le croiseur Dresden, il est capturé par les Britanniques aux Falklands en 1914, mais s’évade spectaculairement du Chili, traversant les Andes à cheval pour regagner l’Allemagne. Ce fait d’armes forge sa légende.

De retour au pays, Canaris est recruté par les services de renseignement naval. En 1916, il opère en Espagne sous couverture, organisant un réseau d’espionnage pour surveiller les navires alliés. Sa maîtrise de l’espagnol, son charisme discret et son audace en font un agent d’exception. Après la guerre, il s’engage dans les Freikorps, milices nationalistes luttant contre les communistes, et participe au réarmement clandestin de la marine allemande, défiant le traité de Versailles. En 1932, promu capitaine, il incarne l’élite militaire allemande, un homme de devoir au service de la nation.

 

 

Pourtant, sous cette façade rigide, Canaris cache une sensibilité complexe. Catholique fervent, il réprouve les excès idéologiques et les brutalités. Lorsque Hitler accède au pouvoir en 1933, Canaris y voit d’abord une chance de restaurer la grandeur allemande. Le 1er janvier 1935, il prend la tête de l’Abwehr, recommandé par son prédécesseur le capitaine de vaisseau Conrad Patzig et soutenu par le SS-Gruppenführer Reinhard Heydrich, chef du SD, avec qui il entretient une amitié ambiguë. À ce poste, il devient les yeux et les oreilles du Reich mais aussi, bientôt, son pire cauchemar intérieur.

 

 

Un soutien initial au nazisme qui s’effrite

Au début, Canaris partage les idéaux nationalistes d’Adolf Hitler. Comme beaucoup d’officiers, il abhorre la République de Weimar, qu’il juge faible et imposée par les Alliés. Le projet hitlérien de réarmement, notamment naval, et la rupture avec le traité de Versailles le séduisent. En 1935, il propose même l’idée d’identifier les Juifs par une étoile jaune. Une suggestion qui, ironiquement, préfigure sa future rupture avec le régime. Sous sa direction, l’Abwehr devient une machine redoutable : elle infiltre les pays voisins, soutient les "cinquièmes colonnes" en Europe et fournit des renseignements cruciaux pour les victoires éclair de 1939-1940, comme l’invasion de la Pologne ou de la France.

 

 

Mais les premières fissures apparaissent dès 1938. La Nuit de Cristal, en novembre, le révolte profondément. Témoin des pogroms, il confie à un proche : "C’est la fin de l’Allemagne que nous aimions". La brutalité nazie, qu’il avait peut-être sous-estimée, heurte sa morale chrétienne et son sens de l’honneur militaire. En parallèle, ses voyages en Pologne occupée, où il découvre les massacres perpétrés par les Einsatzgruppen, achèvent de le détourner d’Hitler. L’homme qui avait cru en un renouveau nationaliste comprend que le Führer mène le pays à la ruine.

 

 

Dès lors, Canaris entame un jeu dangereux. Officiellement loyal, il commence à saboter les plans nazis en sous-main. Il avertit les Alliés, via le Vatican, de l’invasion imminente des Pays-Bas et de la Belgique en mai 1940, bien que les changements de dates par Hitler rendent ses alertes peu crédibles. Il protège aussi des agents antinazis au sein de l’Abwehr, comme Hans Oster, son adjoint, et Hans von Dohnanyi. Ce double jeu, risqué face à la vigilance de Heydrich, le bras droit du Reichsführer-SS Heinrich Himmler, marque le début de son opposition active, un chemin sans retour vers la trahison.

 

Le maître du double jeu : résistance et subterfuge

Chef de l’Abwehr, Canaris dispose d’un pouvoir unique : il contrôle un réseau mondial d’espions et peut manipuler l’information à sa guise. Dès 1938, il soutient discrètement des complots contre Hitler, comme celui orchestré par le général Ludwig Beck. Ces tentatives échouent, mais Canaris persévère. En 1941, il orchestre le sauvetage de centaines de Juifs, dont le rabbin Yossef Schneerson, chef des Loubavitch, en les faisant passer pour des agents de l’Abwehr vers l’Espagne ou l’Amérique du Sud. Ce geste, risqué sous le nez de la Gestapo, témoigne de son humanité.

 

 

Son rôle dans les relations germano-espagnoles est tout aussi révélateur. Ami proche de Franco, qu’il conseille lors de l’entrevue d’Hendaye en 1940, Canaris sabote les plans d’Hitler pour envahir Gibraltar (opération Félix). Il convainc Franco de rester neutre, arguant qu’une invasion britannique est improbable. Une intox qui protège les Alliés. À Paris, fin 1943 ou début 1944, il rencontre secrètement le chef du réseau Jade-Amicol pour proposer une paix séparée à Winston Churchill, qui refuse. Ces initiatives, bien que souvent infructueuses, fragilisent le régime de l’intérieur.

 

 

Pourtant, Canaris n’est pas un résistant classique. Il ne prend jamais les armes lui-même et maintient une façade de loyauté. Cette ambiguïté alimente les débats : certains, comme l’historien Eric Kerjean, le dépeignent comme un opportuniste jouant sur tous les tableaux. Mais les témoignages de survivants, comme celui d’Erich Kordt, insistent sur son courage silencieux. "Il a protégé tant d’entre nous", écrit Kordt, soulignant son refus de parler sous la torture. Canaris incarne ainsi une résistance subtile, faite de ruse plus que d’éclat.

 

Le complot du 20 juillet 1944 et la chute fulgurante

Le point culminant de son opposition survient avec l’attentat du 20 juillet 1944. Organisé par Claus von Stauffenberg, ce complot vise à éliminer Hitler et à négocier avec les Alliés. Canaris n’y joue pas un rôle direct, mais il en est informé et le couvre. Lorsque la bombe explose au Wolfsschanze sans tuer le Führer, la répression s’abat. Le 23 juillet, Canaris est arrêté chez lui, à Berlin. Ses journaux, découverts plus tard à Zossen, révèlent des années de sabotage et de contacts avec la résistance. Une preuve accablante.

 

 

Interné au camp de concentration de Flossenbürg, il endure des mois de tortures. Le SS-Standartenführer Walter Huppenkothen, chargé de son interrogatoire, le décrit comme un homme brisé mais inflexible. Le 8 avril 1945, un tribunal d’exception le condamne à mort pour haute trahison. Le lendemain, nu et humilié, il est pendu avec un fil de piano, aux côtés d’Oster et du pasteur Dietrich Bonhoeffer. "Je meurs pour mon pays", aurait-il murmuré, selon un gardien. Deux semaines plus tard, les Alliés libèrent le camp ; trois semaines après, Hitler se suicide.

La fin de Canaris est à l’image de sa vie : tragique et paradoxale. Soutenu par des figures comme Allen Dulles, futur chef de la CIA, qui le voit comme un résistant clé, il reste controversé. Pour certains, comme Werner Best, il n’a jamais rompu avec le régime qu’il servait. Pourtant, son exécution, si proche de la chute du Reich, symbolise un ultime acte de défi, un sacrifice dont l’écho résonne encore.

 

Héritage et énigmes d’un héros ambigu

Après la guerre, Canaris devient une figure disputée. Pour les uns, il est un héros de la Schwarze Kapelle, l’« Orchestre noir » de la résistance militaire. Le mouvement Loubavitch propose même son inscription parmi les "Justes" à Yad Vashem pour avoir sauvé des Juifs. Des historiens comme Heinz Höhne saluent son rôle dans la protection des opposants, tandis que des survivants, tel Dietrich Bonhoeffer, lui doivent leur survie temporaire. Son action a sans doute retardé certains plans nazis, sauvant des vies au passage.

Mais d’autres voix, comme celle d’Eric Kerjean, le dépeignent en nationaliste ambigu, fidèle au Reich jusqu’à un certain point. Ses succès initiaux – l’infiltration des réseaux alliés, la répression de la Résistance à l’hôtel Lutetia – rappellent qu’il a d’abord servi Hitler. Reinhard Gehlen, premier chef des services secrets ouest-allemands, parle d’une "mauvaise réputation" persistante. Cette dualité fait de Canaris un miroir des dilemmes de l’époque : peut-on être à la fois bourreau et sauveur ?

Aujourd’hui, son histoire captive par son humanité. Imaginez cet homme frêle, fumant sa pipe dans son bureau berlinois, jonglant entre ordres nazis et actes de rébellion. Sa vie, tissée d’ombres et de lumière, interroge notre propre capacité à défier l’injustice. Canaris n’était pas un saint, mais un homme ordinaire dans une époque extraordinaire et c’est peut-être là sa plus grande force.


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