L’an 2000 n’est plus ce qu’il était !

par Luc-Laurent Salvador
vendredi 7 septembre 2012

C’est un fait : l’an 2000 est passé, il est dépassé, il n’est plus qu’une chimère de sorte que n’avons plus rien dans la conscience collective qui nous porte à espérer et vers quoi nous pourrions, tous ensemble, nous diriger. . . Il y a là en soi quelque chose d’assez effrayant lorsqu’on y songe car cette absence d’espérance commune signe sans équivoque possible une dynamique de décomposition du genre humain qui, en tant que telle, laisse augurer le pire.

Etant né avec la dernière vague des babyboomers, j’ai grandi dans l’économie heureuse des « trente glorieuses » et les lendemains qui chantent de la science en marche, avec l’an 2000 comme horizon enchanté.
 
L'An 2000, on en avait plein la bouche durant ces belles années 60. Nous vivions alors en conscience une ère dite « moderne » qui, de Spoutnik à Apollo en passant par le formica et les réfrigérateurs, devait nous porter vers le prodigieux futur sur lequel ouvrait le troisième millénaire. Rien, semblait-il alors, ne devait être trop beau, trop difficile ou trop cher pour ce nouvel âge d'or de l'humanité. La science, la technologie et la raison allaient gouverner pour le bien de tous sans qu’aucune limite ne s’impose a priori. Le possible serait fait actualité et l'impossible n'aurait qu'à bien se tenir.
 
Les livres d'images, les slogans, les noms de marques (Biologie 2000, Chimie 2000, Boutons 2000, etc.) œuvraient tous à imprimer ce bel imaginaire dans des esprits qui étaient d'autant mieux disposés à s’abandonner à cette aspiration que le souvenir de la précédente guerre était encore vif. Après Hiroshima, nous étions un peu comme des enfants au pied du dieu Science & Technologie. Celui-ci, par la manifestation de sa puissance, nous portait aux espoirs les plus fous, comme aux peurs les plus légitimes.
 
De loin en loin, nous pouvions craindre d’entendre la troisième guerre mondiale frapper à nos portes, mais au lieu de tiédir notre passion pour l'avènement d'un âge de la science et de la raison souveraines, ceci ne faisait que la renforcer.
 
A présent que nous connaissons la noirceur de l’aube du troisième millénaire, force est de reconnaître que, contrairement à tout ce dont nous avions pu rêver au cours du XXe siècle, les choses ressemblent bien davantage à l’Apocalypse selon St Jean qu’aux visions futuristes de Jules Verne.
 
Quel choc pour les babyboomers, ces enfants chéris de la société de consommation qui, lors de cette fameuse nuit du 21 juillet 1969, les yeux embués de sommeil, ont vu Neil Armstrong poser le pied sur la lune et ont ainsi pu croire, au moins un temps, que le rêve de l’an 2000, était en train de se réaliser.
 
Dorénavant, les babyboomers savent non seulement que ce rêve de la science et de la raison régissant les affaires humaines n’est pas devenu réalité et qu’il n’y a plus moyen qu’il le devienne de leur vivant, mais, plus grave, personne n’y songe plus et c’est à peine si nous en gardons le souvenir.
 
C’est un fait : l’an 2000 est passé, il est dépassé, il n’est plus qu’une chimère de sorte que nous avançons (ou nous régressons) sans plus rien dans la conscience collective qui nous porte à espérer et vers quoi nous pourrions, tous ensemble, nous diriger. Tout au contraire, ce qui nous reste à partager, ce sont plutôt des peurs ou des perspectives qui porteraient au pessimisme le plus noir. Il y a là en soi quelque chose d’assez effrayant lorsqu’on y songe car cette absence d’espérance commune signe sans équivoque possible une dynamique de décomposition du genre humain qui, en tant que telle, laisse augurer le pire.
 
J’en commencé à prendre confusément conscience de cela à la fin des années 90. C’est alors que j’ai entrepris la rédaction d’un livre portant le titre du présent article. L’idée de ce livre s’est d’abord présentée comme le besoin urgent de dresser le constat exhaustif de tout ce qui dans le quotidien de la fin du XXe siècle montrait que, malgré son imminence, nous étions dramatiquement en-deçà de l’idéal incarné par l’an 2000, que ce soit au niveau alimentation, santé, environnement, travail, transport ou démocratie.
 
Le premier indice de ce que quelque chose n’allait pas, fut pour moi le malaise éprouvé lorsque dans le métro du début des années 90, je pris conscience que la RATP construisait... des escaliers en béton.
Encore et toujours ces mêmes vieux ouvrages avec lesquels les humains montent et descendent leurs bâtisses comme leurs villes depuis des milliers d’années ! Même si la patine de l’histoire leur confère ici et là un charme indéniable, à l’approche de l'an 2000, dans le sous-sol parisien, ils m’apparaissaient fabuleusement anachroniques. Car lorsqu'il s'agit de les gravir avec ses bagages, un corps usé ou simplement la fatigue d'une journée de travail et/ou de déplacements, ils peuvent devenir un vrai calvaire. 
Comment pouvait-on encore construire ces choses-là, me demandais-je, quand d’innombrables personnes âgées et moins âgées allaient devoir les arpenter durant des années voire plutôt des décennies, bien au-delà de l’an 2000 ? Quels étaient les technocrasses capables d'une telle rigueur à l'égard de l'usager et d’une telle irrévérence vis-à-vis des idéaux communs qui font le ciment d’une société ?
 
J’étais à l’époque incapable d’envisager que la réalisation des rêves de l’an 2000 ne soit pas notre projet de société. J’étais incapable de soupçonner que cette belle imagerie puisse n’être qu’une gentille propagande destinée à masquer le plus longtemps possible une sordide réalité. J’étais naïf. Je croyais encore à l’idée que les politiciens œuvrent au bien public.
 
Quoi qu’il en soit, j’ai bien vite renoncé à toute comptabilité précise du désastre car j’ai vite compris que le plus grave était, de loin, cette dés-espérance qui se marquait dans la perte dramatique de signification de l’an 2000 et l’absence de toute vision d’un avenir susceptible de prendre le relais.
 
C’est au beau livre de Georges Steiner, « Dans le château de Barbe-bleue » que je dois cette intuition. Il y évoquait une saisissante manière de comprendre l’entrée en guerre de l’Europe dans la première guerre mondiale : celle-ci se serait nourrie de l’ennui et du dépit ressentis après qu’aient été largement déçus les espoirs qu’avaient engendrés la révolution française, les révolutions scientifiques comme les conquêtes napoléoniennes en tant qu’elles préfiguraient la possibilité d’un nouvel ordre mondial faisant table rase du passé et de ses archaïsmes.
 
Sevrées de leurs rêves, les populations mondiales semblaient alors comme disposées au sacrifice ultime, seul capable de restaurer le grand frisson de la verticale, des valeurs transcendantes, dans la morne plaine des platitudes bourgeoises.
 
Bien sûr, cela pouvait n’être qu’une interprétation outrageusement simpliste de la machinerie socio-économico-politique à l’origine du conflit. Néanmoins, j’avais de nombreuses raisons de penser qu’il y avait là une intuition psychologiquement très juste et prodigieusement intéressante car toujours actuelle.
 
 Ainsi par exemple, aussi endoctriné qu’il soit par les médias de la société de consommation, l’individu, même « post-moderne », ne peut probablement pas ne pas ressentir une forme de rancœur et peut-être même une rage grandissante au fur et à mesure qu’il découvre comment ses besoins, ses convictions et ses valeurs sont piétinés autant que pervertis par « les puissances de ce monde ».
Il me semblait que tels des enfants qui passent leur colère sur ce qui leur résiste ou tels ces « peuples premiers » qui — lorsque leur société se délite et vacille sous l’effet délétère de conflits grandissants — savent « organiser » sans délai le chaos, c’est-à-dire, la crise d’où naîtra l’exutoire, le sacrifice salvateur, des populations frustrées pourraient bel et bien consentir, voire délibérément coopérer à la destruction de ce monde en étant portées tout à la fois par une satisfaction maligne [1] et par l’espoir que de la destruction pourra naître enfin un monde meilleur.
 
C’est pourquoi j’avais pensé devoir éveiller les consciences quant au risque inhérent au fait d’entretenir une représentation collective essentiellement négative ou dénuée de toute forme crédible d’espérance en l’humain. Une des grandes lois de la psychologie est, en effet, que toute représentation tend à favoriser sa propre réalisation. Si nous attendons le pire de l’humain, nous avons toute chance d’obtenir le pire, d’une manière ou d’une autre. C’est ce qu’on appelle une prophétie auto-réalisatrice.
 
Mes tendances à la procrastination étant ce qu’elles sont, cette intuition est restée à l’état de brouillon et même si, — une douzaine d’années plus tard, après que le monde ait eu à connaître le 11 septembre 2001, puis les guerres d’Afghanistan, d’Irak, du Liban, de Lybie, de Syrie et bientôt d’Iran, après que le monde ait aussi connu Fukushima — je peux légitimement penser que la réalité a validé mes sombres pressentiments, je mesure à quel point cette lueur de conscience était alors fragile et impuissante car aveugle et, plus exactement, ignorante de l’ampleur proprement cosmologique des échéances que nous affrontons.
 
Si je vois les choses ainsi à présent, c’est-à-dire, avec l’idée que tout cela a du sens et que nous sommes bel et bien entrés dans l’Apocalypse, c’est que, durant ces tribulations de la pax americana, j’ai fait ce que tout un chacun fait lorsque son monde s’écroule : j’ai tenté d’en reconstruire une représentation plus cohérente, débarrassée des naïvetés comme, par exemple, de croire que les gouvernements, même ceux prétendument démocratiques, se soucient réellement de protéger leurs populations.
 
Je disposais pour cela de la formidable grille de lecture que constitue l’anthropologie générale de René Girard. J’en avais auparavant recherché les fondements du côté de la psychologie du développement et cela m’avait amené à une théorie de la construction mimétique de la réalité à partir de laquelle il m’a été possible de faire sens non seulement des « théories du complot » mais surtout, des complots eux-mêmes, notamment ceux consistant en des opérations « sous faux-drapeau ». En effet, j’essaierai de le montrer le moment venu, ces dernières obéissent complètement à la logique du « bouc-émissaire » que Girard a analysé tout au long de son œuvre.
 
J’ai donc fait ce à quoi Girard a toujours invité ses lecteurs : « faire fonctionner » sa théorie, la mettre à l’épreuve des faits. Cela m’a procuré la divine jouissance de l’artisan qui, disposant de bons outils, parvient sans entrave à réaliser le projet qu’il avait imaginé. Le psychologue étasunien Csikszentmihaly parle d’un état de flux, c’est-à-dire, d’un état de conscience qui advient lorsqu’on peut tenir les objectifs qu’on s’était fixés alors que leur réalisation constituait un véritable défi.
 
Le fait est que durant toutes ces années de recherches fébriles, débridées, mais enthousiasmantes, j’ai constamment ressenti la vérité du proverbe latin Felix qui potuit rerum cognoscere causas qui se traduit par « Heureux celui qui peut connaître les causes des choses »
 
Les paranoïaques éprouvent, il est vrai, la même félicité face à la cohérence de leurs raisonnements. Je ne cherche donc pas à tirer argument de ce ressenti. Comme je ne suis pas, je l’espère, au bout de ce chemin de réflexion, j’ai bien conscience que les « lumières » dont je me satisfais à présent pourraient m’apparaître aussi fragiles que celles dont je pensais disposer à la fin des années 90 si l’occasion m’est donnée de les contempler pareillement, avec au moins une décennie de recul.
Mais on m’accordera, j’imagine, le droit de croire qu’il n’en sera rien et qu’il m’est apparu quelque chose qui pourra, pour bonne part, résister à l’épreuve du temps, c’est-à-dire, de l’expérience. On m’accordera le droit de présenter l’ensemble de mes conjectures comme une « théorie » à laquelle je crois profondément tant il est bien clair qu’il ne s’agit pas d’un savoir que je prétendrais détenir, seulement d’un ensemble d’hypothèses qui, me semble-t-il, font émerger une « vision du monde » (weltanschauung ou worldview) dont la cohérence est, a minima, intéressante.
 
Si j’imagine que le « ce que je crois » d’un psychologue concernant la « réalité ultime » pourrait intéresser le lecteur, c’est que le proverbe latin cité plus haut traduit une tendance absolument générale de l’esprit humain : tous autant que nous sommes, nous recherchons une « maîtrise cognitive de l’environnement », c’est-à-dire que nous voulons comprendre le monde, les hommes et nous-mêmes.
Nous voulons aller au-delà de l’apparence et accéder aux choses elles-mêmes. Nous voulons connaître les causes des choses et même, pour parler comme Etienne Chouard, les « causes des causes ». Nous voulons, en somme, connaître l’envers des cartes, l’envers des causes, l’envers des choses.
 
Dans la série d’articles à suivre, je m’efforcerai de présenter cette « représentation du monde » sous la forme de ce que l’on pourrait appeler — pour parler comme les physiciens — une « théorie de tout » dont j’ai vécu la construction un peu comme on vit une « initiation ».
Car, au travers d’une véritable réaction en chaîne intellectuelle à criticité permanente, les lectures, visionnages, réflexions, recherches et expériences de ces dernières années ont transformé ma vision purement darwinienne, mécaniste et émergentiste de l’homme en une conception qui, pour faire sens de l’Histoire et sens de l’Homme, a dû intégrer ces dimensions religieuse, métaphysique, et spirituelle qui, dès l’origine, ont présidé au devenir de l’humain et dont la modernité, comme la science ont pensé pouvoir faire l’économie.
 
Le parcours qui se présage est a priori des plus sombres puisqu’il va de l’origine sacrificielle des cultures humaines à l’apocalypse présente en passant par l’interminable procession des violences sans nom qui ont fait l’histoire humaine. Cependant, si je propose ici cette sorte de roman anthropologique ou cosmogonique bricolé et largement inachevé, c’est avec l’espoir qu’il puisse, à sa mesure, contribuer à un rassemblement autour d’une vision de l’Homme qui nous mette en paix avec notre histoire et avec nous-mêmes.
 
C’est cela à quoi contribue le projet d’information collective qu’est Agoravox. Grâce à la diversité de ses sources d’informations comme à celle des points de vue qui s’y affrontent, ce site est devenu, me semble-t-il, le « dernier salon où l’on cause » vrai, vu que, pour l’essentiel, les médias sont devenus de monstrueuses « mécaniques graissées », des « fabriques du consentement » à la pensée unique d’où l’on « ressort toujours avec l’envie d’hurler » [2] lorsqu’on a une once de lucidité.
 
En clair, je crois qu’il s’agit d’un combat à mener où chacun a à faire sa part en fonction de ses possibilités pour construire une réalité qui soit aussi éloignée que possible des mensonges qui mènent le monde depuis la nuit des temps.
 
Maintenant que l’an 2000 n’est plus et que l’avenir a perdu presque tout attrait, il est urgent, je crois, d’œuvrer à rendre le présent habitable en construisant dès que possible un « vivre ensemble réconciliés » autour d’une histoire partagée.
 
Cela veut dire en particulier que, si tant est que des acteurs ou des groupes humains puissent sembler tenir dans mon roman cosmogonique des rôles préjudiciables à leur image, il importe de préciser que même si elle apparaissait avérée par des faits historiques, leur éventuelle implication dans tel ou tel désastre n’impliquerait de ma part aucune mise en accusation et, bien sûr, aucun rejet, car précisément, l’Histoire qui me semble se dessiner est, certes, une histoire de violence mais c’est aussi probablement une histoire qui nous rassemble en cela qu’il s’agit, je crois, d’une histoire de rédemption à laquelle, nous sommes tous invités à participer en prenant notre « patate chaude » lorsque nous y sommes prêts plutôt qu’en cherchant à la passer à notre voisin.
 


[1] Semblable à celle qui s’est, par exemple, manifestée ici et là à l’annonce des évènements du 11 septembre 2001.
[2] Pour reprendre les paroles de la belle chanson « Je vis » de Maurice Benin.

Lire l'article complet, et les commentaires