L’anglais en Inde et dans l’UE

par Krokodilo
mercredi 26 août 2009

Il m’a semblé utile de rapporter un extrait de l’entretien du Nouvel Observateur de cette semaine avec Tarun Tejpal, écrivain et journaliste, fondateur de la revue « Tehelka », qui dénonce régulièrement des scandales d’État, ce qui vaut à ce courageux journaliste de vivre depuis des années sous protection policière.

 
Question du NO (Nota : sur le roman de Tarun Tejpal) : « Vos cinq assassins sont tous issus de milieux défavorisés, mais certains appartiennent à des castes dites « supérieures »... »
 
« La caste est une des failles les plus profondes qui divisent la société indienne. Mais il y en a des dizaines d’autres : la religion, la classe, la langue, l’ethnie... Par exemple, tous mes assassins sont victimes de la fracture linguistique qui fait de l’anglais le plus grand marqueur de classe en Inde. La classe supérieure, qui possède l’argent et l’éducation, est anglophone depuis trois cents ans. Que l’on soit intelligent, travailleur ou non, il suffit de connaître l’anglais pour appartenir à cette élite, en fait une infime minorité. J’ai appris l’anglais à ma naissance, je parle, le rêve, je pense, j’écris en anglais. Mais 90% des Indiens doivent fournir un effort gigantesque pour acquérir quelques bribes de cet outil de domination. Les anglophones sont en fait les nouveaux brahmanes, et j’ai vu de nombreux jeunes gens pleins de mérite détruits pour un manque de maîtrise de l’anglais. Leur estime de soi est en miettes, ils se sentent comme des nains face à cette langue. »
 
Le rapprochement de ces déclarations avec un récent communiqué de l’UE ne manque pas de sel, car celle-ci fait preuve d’un bel humour noir en voyant une convergence avec l’Inde dans la gestion de la diversité linguistique et du plurilinguisme :
 
« L’Union européenne et l’Inde, qui comptent chacune 23 langues officielles, signent une déclaration commune sur le multilinguisme ».
 
« L’anglais peut être utilisé pour des motifs officiels et le pays comporte 22 langues officielles régionales. Cette riche diversité linguistique existe depuis le début de l’histoire de l’Inde et, au niveau local, elle est considérée comme tout à fait naturelle.
Cette similitude avec l’Union européenne concernant le paysage linguistique fait de l’Inde un interlocuteur privilégié pour l’Europe en matière de multilinguisme. Cette déclaration conjointe prévoit l’organisation de discussions et l’échange de bonnes pratiques sur une base régulière. »
 
Je renvoie à mon article d’Agoravox, où figure également un long extrait de l’opinion de Gandhi sur l’anglais en Inde.
 
Justement, ne sommes-nous pas en train de fabriquer dans l’UE un système de castes basé sur les langues ? 
 
Avec au sommet les « native english », seigneurs incontestés qui obtiennent de nombreuses dérogations (« opt-out ») et des offres d’emploi privilégiées, une classe dirigeante suivie à distance respectueuse par les « fluent english », le plus souvent acquis à leur cause, ces deux castes européennes dominant alors ensemble la plèbe des Européens qui ne maîtrisent pas la langue officieuse de l’Europe.
 
Cette vision des choses peut paraître excessive, alarmiste, monomaniaque, paranoïaque, anglophobe, anti-américaine (du nord, of course), parmi les qualificatifs les plus fréquents que nous avons pu lire. Pourtant, cette caste dominante a déjà ses filières, ses écoles d’élite nichées au coeur de la république : les sections dites "européennes" (ou internationales), où se développe un enseignement bilingue français-anglais, accessoirement allemand : les voies royales vers un anglais « fluent » par lesquelles les élites s’autoreproduisent déjà.
 
Le tout paré de belles envolées lyriques qui voient dans l’enseignement de matières scolaires (histoire, maths, etc.) dans une langue étrangère - comprenez "l’anglais" - le modèle éducatif de demain ! Le dogme nouveau est arrivé...
 
Quant aux privilèges des « native english » en matière d’embauche, même si les petites annonces les camouflent maintenant sous l’appellation « or same level », on en trouve encore quelques exemples lorsqu’il n’a pas été jugé nécessaire d’avancer masqué, tant l’évidence d’une UE anglophone est présente dans les esprits de nos dirigeants. Un exemple récent est rapporté par le site L’Observatoire du plurilinguisme ».
 
« Un moment fort des Assises européennes du plurilinguisme à Berlin (18-19 juin 2009) a été quand Jean-Loup Cuisiniez, représentant du syndicat CFTC, a présenté deux cas de recrutement ethnique.
 
Le premier, manifeste, est le fait de l’organisation internationale de normalisation, l’ISO, dont le siège est à Genève, qui inscrit en toute lettre dans son annonce de recrutement ci-dessous la condition "English mother tongue". A ce tarif-là, le petit Danois, qui pourtant parle parfaitement anglais, est d’emblée exclu. »
 
Toutes les manifestations du type journée du plurilinguisme, semaine des langues, mois de la diversité, année de la communication européenne (elle s’est achevée...) ne sont que de la poudre aux yeux, des jeux du cirque destinés à faire oublier la réalité d’une Europe toujours plus anglophone.
 
La diversité des langues est une réalité de l’Europe, y compris en France même ; elle existe autant que la pluie ou le soleil, il n’est nullement nécessaire de la promouvoir ou de la commémorer comme une victoire du passé ! A moins que justement, on ne la rappelle que parce que chacun sent qu’elle disparaît ?
 
Ce dont il faudrait discuter, c’est du fonctionnement linguistique des institutions européennes et de la communication entre Européens.
 
Même à l’échelon national, la question de la langue d’enseignement demeure un sujet de doutes et de tâtonnements : le fait de pouvoir recevoir un enseignement dans sa propre langue commence à être perçu comme un droit, mais sur le plan logistique, c’est tout simplement impossible dans les pays dotés de nombreuses langues ou dialectes.
 
Quant aux pays qui ont choisi d’avoir plusieurs langues nationales officielles, on lit tous les jours à quel point c’est tout sauf évident à gérer, une source de tensions et de difficultés logistiques.
 
Par exemple, il y a loin de la théorie « A Berne, chacun parle sa propre langue et comprend celle de l’autre. », à la pratique : « Cela suppose une connaissance minimale du français pour les Alémaniques et de l’allemand pour les francophones. Les italophones se trouvent dans une situation particulière. Parce qu’ils sont très minoritaires, ils partent du principe que l’italien n’est pas suffisamment répandu et s’expriment plutôt en allemand ou en français pour être sûrs de bien se faire comprendre. »
Un article du Temps rapporté par L’Observatoire du plurilinguisme
 
Les citoyens d’un pays doté de plusieurs langues officielles sont donc en pratique très loin d’être égaux.
 
C’est exactement ce que nous construisons avec l’UE : une Europe où les « native english » sont plus égaux que les autres – selon l’immortelle formule.
 
D’une manière générale, nos sociétés sont nettement moins bien organisées que nous le croyons, et sur les questions linguistiques nous en sommes à peine aux tâtonnements, dans lesquels la passion et le dogme tiennent lieu d’argument.
 
 Il suffit de considérer en France la difficile question des langues régionales dans le système scolaire et dans l’administration, pour en être convaincu. Deux exemples parmi tant d’autres :
 
A la Réunion
« Le ministre de l’Éducation nationale Luc Chatel confirme les propos tenus hier par le recteur Mostafa Fourar : “Le créole a toute sa place comme langue vivante régionale”. »
 
Ou en Corse 
« Le conseil municipal de Portivechju se prononce en faveur de la langue corse (07h01)
(Alex Bertocchini - Alta Frequenza) - Le conseil municipal de Portivechju a adopté il y a quelques jours la charte de la langue corse. (...) On peut citer pêle-mêle la signalétique bilingue, y compris dans les écoles, ou encore la mise à disposition de formulaires bilingues pour les actes les plus courants, comme les mariages ou les actes de naissance. Selon le groupe politique U Riacquistu, c’est une très bonne chose, mais la prudence doit être de mise afin de passer de l’affichage à la réalisation. »
 
A l’étranger, en Estonie :
Estonie : l’inspection linguistique entend bannir le russe des administrations
 
Au Sénégal, article Signalé par le site Inttranews
« Dakar, Sénégal (Walf Fadjri) - Le fait de dispenser l’enseignement exclusivement en français engendre divers effets pervers graves : des taux de redoublement et d’abandon très élevés, coupure entre instruits et non-instruits, ainsi qu’entre gouvernants et gouvernés, faible rentabilité de l’enseignement, faible pourcentage de scientifiques et de techniciens compétents, grande insuffisance d’initiatives constructives, accroissement du nombre des sans emploi, des pauvres, des délinquants...On le sait depuis longtemps, l’utilisation des langues nationales dans l’enseignement et l’administration est une nécessité, mais la manière d’y parvenir n’est pas évidente. »
 
Les hommes se sont posés sur la Lune mais, en matière de communication internationale, voire nationale, nous n’en sommes qu’aux balbutiements, nous tâtonnons à la recherche d’une solution fonctionnelle, d’une harmonie sociale.
 
Il est dommage que les pressions politiques et économiques en faveur de l’anglais empêchent tout débat dans l’UE sur un sujet qui nous concerne tous.

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