L’anneau d’or brandi cet été dans Paris par des mendiants : « le leurre du pied dans la porte »

par Paul Villach
mardi 1er septembre 2009

L’affairisme humanitaire use depuis longtemps des roueries du leurre d’appel humanitaire : par l’exhibition du malheur d’autrui mis hors contexte pour éviter tout questionnement rationnel, il suscite d’abord le réflexe inné de voyeurisme pour capter l’attention ; puis, par une distribution manichéenne des rôles identifiant bien les victimes opposées aux bourreaux, il stimule le réflexe de compassion et le réflexe de culpabilité pour déclencher la pulsion de don.

 Voici que la mendicité sur voie publique innove à son tour en ne se contentant plus de la seule et traditionnelle exhibition du malheur d’autrui pour solliciter la générosité des passants.
 
"Le leurre du pied dans la porte

"

Il n’était pas rare à Paris, par exemple, dans le courant de l’été, de se voir arrêté par une personne qui se baissait soudain pour apparemment ramasser au sol quelque chose et se relevait en brandissant un anneau d’or, sinon en cuivre. Elle le tendait alors en silence, de l’air de dire qu’on venait de le perdre ou que, si c’était quelqu’un d’autre, il était gracieusement offert en cadeau. On pouvait être tenté de l’accepter. Et c’était dans ce court instant d’hésitation, que la personne donatrice s’empressait de glisser en échange sa demande d’une pièce de monnaie pour manger.

Ce leurre est bien évidemment le leurre du pied dans la porte. Comme son nom l’indique, pour se faire ouvrir la porte fermée d’une maison par son occupant, il ne sert à rien de la pousser avant d’avoir obtenu qu’elle soit d’abord entrouverte, juste le temps de caler son pied dans l’entrebâillement contre le chambranle. C’est alors qu’on peut, en poussant cette fois, avoir l’espoir de l’ouvrir entièrement. Cette image illustre la technique qui consiste à demander peu à une personne dans un premier temps pour lui demander ensuite beaucoup plus, avec plus de chance d’y réussir (1).

 

Son mécanisme

 

Solliciter une pièce de monnaie directement, comme le font beaucoup de mendiants dans la rue, tend, en effet, à susciter la répulsion ou l’indifférence : les gens passent le plus souvent leur chemin. En revanche, commencer par faire un cadeau à la personne ciblée permet d’abord d’entrer en relation de la manière la plus agréable qui soit. Est évidemment attendue de sa part en retour une égale bienveillance : il n’est pas d’usage de répondre de manière brutale à quelqu’un qui se montre si aimable.

 Le piège est de se laisser glisser l’anneau dans la main, dans le court instant d’hésitation avant sa prise de décision. Car, qu’on le garde ou le rende, on se met dans le plus grand embarras. Il est difficile de le garder alors qu’on n’en est pas propriétaire : on est ainsi incité à donner en remerciement le pourboire demandé. Mais le rendre sans-façon et donc refuser le cadeau si gentiment offert n’est pas moins délicat. Cela frise la rebuffade gratuite envers l’aimable donateur : le don d’une pièce évite de s’y exposer. Le leurre du pied dans la porte permet ainsi au mendiant d’accroître ses chances d’obtenir ce qu’il convoite, sous réserve qu’il ne soit pas le énième de la journée à venir faire son manège, comme ça a été parfois le cas dans Paris.

  G.-R Funhouser, dans « Le pouvoir de persuasion » (2), raconte une expérience personnelle similaire. En voyage dans les Îles Vierges américaines avec sa compagne, une jeune fille avait surgi devant eux et lui avait glissé d’office une fleur dans la pochette de sa chemise : « Voulez-vous, demandait-elle dans le même élan, lutter contre la faim dans le monde ? Les gens donne en général un dollar. » Sans savoir nommer le leurre dont il était la cible, il explique bien l’embarras où il était pour s’en sortir honorablement : partir avec la fleur ou la rendre sèchement, ces deux conduites lui étaient apparues comme impossibles. Il avait donc donné son dollar. Quelques jours après, il avait surpris la même jeune fille en train de faire son numéro auprès d’un autre touriste avec le même succès.

Le commerce use très souvent du leurre du pied dans la porte. C’est par exemple la possibilité de consulter gratuitement chez soi un livre envoyé par voie postale et de le réexpédier si on n’en est pas satisfait. L’expérience montre que ceux qui rechignent à le réexpédier et donc gardent l’ouvrage par paresse sont plus nombreux que ceux qui font l’effort de le renvoyer. Les supermarchés associent souvent le leurre du pied dans la porte à un produit d’appel au prix intéressant. Une fois en magasin, le client appâté finit toujours par faire un tour dans les rayons et par acheter autre chose. Une publicité de Carrefour parue dans Le Monde y ajoute même le leurre de la prise de décision précipitée en posant la question suivante : «  À ce prix jusqu’à quelle heure y en aura-t-il ? On ne sait pas… » Autrement dit, précipitez-vous en magasin si vous voulez en avoir ! Dans les établissements scolaires, la technique consiste à remettre entre les mains des élèves et de leurs parents les traditionnelles photos de classe avec consigne de les rapporter si elles sont jugées indésirables : le plus souvent, cette méthode a raison de l’atermoiement des clients hésitants. Paul Villach 

 

(1) J.-L. Beauvois, R.-V. Joule, « La psychologie de la soumission », La Recherche, n° 2002, septembre 1988.

(2) G. Ray Funkhouser, « Le pouvoir de persuasion », Editions Le Seuil, Paris, 1989.


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