« L’anti-racisme » dévoyé, un leurre ? Les limites d’une enquête de G. Wallraff déguisé en Noir
par Paul Villach
jeudi 27 janvier 2011
Dans le cadre d’une soirée « Théma » intitulée « Le racisme au quotidien », ARTE a diffusé, mardi 25 janvier, un film de Günter Wallraff, « Noir sur blanc, voyage en Allemagne ».
Un spécialiste de l’information extorquée par quiproquo
On ne présente plus Günter Wallraff, l’auteur de « Tête de Turc », livre paru en 1986 qui relate les tribulations d’Ali, un immigré Turc en Allemagne, en butte à l’hostilité de son entourage et contraint aux travaux pénibles et dangereux.
Il incarne le journalisme d’investigation qui n’a rien à voir avec celui qui se contente de relayer l’information inédite communiquée à un journaliste sans coup férir par des sources clandestines au service de causes diverses. Günter Wallraff pratique le quiproquo de l’infiltration qui lui permet d’obtenir de ses interlocuteurs, abusés sur son identité, des informations habituellement cachées par autocensure puisque nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire : c’est ce qu’on nomme une « information extorquée » car arrachée à l’insu et/ou contre le gré de l’émetteur. En 2010, Florence Aubenas a publié un livre « Le quai de Ouistreham » qui est, lui aussi, le résultat d’une enquête menée dans les même conditions sur la vie des travailleuses précaires (1).
Günter Wallraff a procédé par caméra cachée portative doublée de celle d’un complice.
Le noir bilan d’un voyage en Noir
Comme son titre l’insinue, le film de Günter Wallraff présente le bilan de son voyage en camping-car à travers l’Allemagne, déguisé en Noir, prétendument originaire de Somalie. Il est allé de Dusseldorf en Haute Bavière, de la Saxe en Brandebourg pour revenir à Cologne. Visage et mains maquillés, couvert d’une perruque crépue, il a testé dans différents milieux les réactions des gens à la présence d’un homme noir d’âge mûr, solitaire ou accompagné d’un ami ou d’une famille, et parlant un allemand châtié, appris, explique-t-il à l’occasion, au Goethe Institut.
- Dans les espaces publics
Ainsi le voit-on circuler dans des espaces publics : au café, dans des jardins ou des parcs, une fête foraine, aux abords d’un stade où vient de se jouer un match de football, dans le train parmi les supporters. L’attitude des gens oscille manifestement entre l’incorrection, la méfiance et la moquerie, voire l’agression. On refuse de lui parler sur un banc. Un adolescent qui joue au ballon avec lui, est bientôt emmené par sa mère. Des femmes changent de table au café quand il vient s’y asseoir, la serveuse le rudoie. Intéressé par l’achat d’une montre de prix dans une bijouterie, il ne peut l’essayer : on ne lui la laisse qu’avec le dispositif anti-vol. On refuse de répondre à sa demande sur le résultat d’un match ou on rétorque par des plaisanteries. Un supporter l’agresse verbalement dans le train et lui demande de dégager : il en viendrait aux mains si un policier dans les parages ne l’en avait pas dissuadé.
- Administration, recherche d’emploi et location d’un appartement
A-t-il plus de chance dans la recherche d’un travail, une administration pour l’obtention d’un permis de chasse, ou la location d’un logement ? Il se heurte à des tracasseries qu’un Allemand de souche ne connaît pas : il lui est demandé des documents pour prouver qu’il n’est pas immigré clandestin, y compris son ami immigré qui l’accompagne, naturalisé depuis longtemps : on lui demande de revenir avec ces documents. Mais l’accueil pour un travail dans le BTP reste ouvert.
En revanche, le permis de chasse paraît inaccessible, on y met les conditions d’un examen qui n’existe pas et, devant son insistance, on le menace de la police s’il ne s’en va pas. La location d’un appartement est aussi difficile : la propriétaire est très réticente, elle lui conseille de réfléchir, mais avoue tout net à d’autres personnes ne pas vouloir de Noir dans l’immeuble. Sur un terrain de camping, on voit d’un aussi mauvais œil qu’il vienne s’installer avec sa famille en camping-car et caravane : il risque de faire fuir les autres clients.
- Dans les espaces privés
Ses tentatives d’intégration à un groupe privé ne sont pas plus heureuses. On prend ses distances avec lui dans un club de randonnée : l’un des marcheurs est même heureux d’avoir un parapluie pour se défendre à l’occasion. Des conditions fantaisistes lui sont imposées quand il veut acheter une maison avec jardinet. Il n’a pas plus de succès auprès d’un club de dressage de chiens policiers : on augmente les prix, 250 euros le droit d’entrée au lieu de 60. Il insiste vainement pour entrer dans un club de danse : on exige une carte d’adhésion qu’on ne délivre pas, on lui demande de revenir. Et quand, dans un café, il offre des fleurs à une femme qu’il invite ensuite à danser, il est prié de payer et de quitter les lieux : on lui fait savoir qu’il n’est pas le bienvenu au milieu de « gens qui eux se connaissent tous ». Dans un autre, il se fait clairement chasser de façon injurieuse : « L’Afrique aux singes, l’Europe aux blancs ! »
Si l’on excepte l’accueil dans l’ entreprise de BTP, pourvu qu’il ait ses papiers en règle, une fête où une fillette lui offre une couronne et un couple dans un café qui prend sa défense, Kwami, le somalien joué par G. Wallraff, n’est vraiment pas le bienvenu en Allemagne : il suscite même, chez certains, de la haine, et, chez beaucoup, du mépris et du dégoût.
Une enquête au goût d’inachevé : "le racisme", une appellation d’origine mal contrôlée
Cette enquête laisse pourtant un goût d’inachevé. La notion de racisme que certains continuent à croire univoque ne l’est plus depuis longtemps. L’intolérance ou la distance gardée envers autrui ne s’explique pas toujours de façon simpliste par une discrimination « raciale » et encore moins par la croyance à la supériorité d’une « race » sur une autre. De vagues notions de génétique ont conduit à écarter le concept de « race », puisqu’il n’a pas de sens dans l’espèce humaine. En revanche, celui de culture reste bien fondé. Or, l’enquête de G. Wallraff se focalise sur « la race » et non sur la culture.
Quand il a étudié la soumission à l’autorité entre 1960 et 1963 à l’Université de Yale aux USA, Stanley Milgram a pris soin d’assortir son expérience centrale de variantes pour mesurer les effets importants de facteurs variables qui pouvaient influencer le degré de soumission à l’autorité : la proximité ou l’éloignement entre le moniteur et l’élève qu’il martyrisait en lui envoyant des décharges électriques à chaque erreur, le laboratoire de recherche ou une salle ordinaire, la solitude du sujet étudié ou son accompagnement d’un collègue de même statut, etc. Milgram a ainsi étudié les effets de 18 facteurs.(2)
L’enquête de G. Wallraff ne prend en compte aucun facteur susceptible d’influencer l’accueil de l’immigré noir dans les groupes qu’il rencontre. Or, on est fondé à penser que des variations pourraient être observées.
1- L’apparence physique
L’apparence physique est un premier facteur d’acceptabilité de la personne, quelle que soit sa couleur : « Le médium est le message », dit Mac Luhan. G . Wallraff offre sous son déguisement une apparence peu avenante sinon rébarbative. Qu’en serait-il si une jeune femme noire comme Mme Rama Yade se présentait ? À en juger par le parcours que cette jeune femme d’une trentaine d’années a effectué en France, secrétaire d’État et maintenant ambassadeur de France à l’Unesco, elle n’a pas suscité le rejet raciste dénoncé par l’enquête malgré sa couleur noire, mais exercé au contraire une séduction qui lui a même fait brûler les étapes et qui montre que la couleur est un facteur discrimant très relatif et non absolu comme le fait croire l’enquête de G. Wallraff.
2- Les signes extérieurs d’appartenance à une classe sociale aisée
Les signes extérieurs d’appartenance à une classe sociale aisée ne sont pas davantage testés. Tout juste le sont-ils quand G. Wallraff prétend acheter une maison avec jardinet. S’il se porte candidat, on peut supposer qu’il en a les moyens. Mais son allure extérieure ne le montre guère. De même quand il prétend acheter une montre de prix dans une bijouterie, il a beau avoir enfilé un costume, il ne paraît pas soigné de sa personne : la vendeuse se méfie et ne lui laisse la montre qu’avec le dispositif anti-vol.
Or, il suffit de regarder aujourd’hui autour de soi pour se rendre compte que la couleur ne modifie nullement les relations de gens dont l’aspect extérieur trahit sinon la propriété d’une fortune du moins l’aisance. Nombre de joueurs de l’équipe de France de football le montrent, tout comme le tennisman-chanteur Noah.
3- L’intrusion de l’inconnu
L’intrusion de l’inconnu n’a rien à voir non plus avec la couleur de sa peau. On tolère plus ou moins qu’une personne inconnue s’immisce soudainement dans ses relations ou ses affaires de façon impromptue.
Or, c’est souvent ce que fait Günter Wallraff en voulant lier connaissance et en importunant sans le vouloir les personnes qu’il aborde et qui n’ont pas forcément envie de répondre : qu’il cherche à entrer dans un cercle de randonneurs ou de consommateurs dans un café, il se présente d’abord en intrus avant d’être Noir.
4- La culture
La différence de culture est un facteur qu’on ne peut écarter non plus d’une chiquenaude pour expliquer une intolérance. Un exemple apparaît pourtant dans l’enquête. Il survient au cours de la visite de l’appartement que G. Wallraff, déguisé en Somalien, envisage de louer. Sans doute la propriétaire se montre-t-elle réticente. Mais le Somalien ne fait rien pour la rassurer : il conteste les charges qui comprennent l’entretien de l’escalier commun dans l’immeuble ; il se propose de les réduire en donnant lui-même le coup de balai !
Nul ne peut nier que des modes de vie peuvent entrer légitimement en conflit et expliquent les distances que l’on garde envers autrui.
5- La représentation de l’immigré dans le contexte de la mondialisation
Le contexte de la mondialisation a enfin profondément changé l’image de l’immigré. La faute à qui, quand des entreprises sont délocalisées pour profiter des salaires de misère de pays pauvres et que des immigrés sont encouragés à venir même clandestinement dans un pays riche pour pousser les salaires à la baisse ? L’immigré est regardé comme un adversaire. Peut-on en faire le reproche à ceux qui voient leur salaire stagner depuis 25 ans quand une ploutocratie s’enrichit au point qu’on enregistre des écarts de salaire de 1 à 400 SMIC et plus ? Là encore, la couleur n’entre guère en ligne de compte dans le rejet éventuel, mais la seule concurrence économique déloyale encouragée par une ploutocratie devenue un ennemi intérieur.
ARTE a diffusé, a-t-on dit, le film de G. Wallraff dans le cadre d’une soirée « Théma » intitulé « Le racisme au quotidien ». N’est-ce pas aller un peu vite en besogne que de taxer de « racistes » tous ces gens qu’a rencontré Kwami Ogonno, le Somalien joué par G. Wallraff ? Il ne s’agit pas d’excuser des primates comme ces supporters qui professent encore « un racisme » originel conforme aux stéréotypes inculqués par l’Histoire. Une minorité continue d’exister qui n’apprendra jamais rien. On n’efface pas en quelques années les préjugés inculqués par cinq siècles d’Histoire. Chaque groupe enseigne à ses membres pour sa propre conservation une image de lui-même par rapport aux autres groupes : l’individu est ainsi au centre de six cercles concentriques où lui sont inculqués des réflexes selon l’âge, le sexe, l’ethnie, la nation, la classe sociale et la famille. Il importe seulement d’admettre que l’accueil d’autrui ou son rejet ne se limite pas au phénotype de la couleur : un contexte économique mondial et une interaction entre les individus interfèrent pour régir ces relations. En l’oubliant, mais avec les meilleures intentions du monde, l’émission d’ARTE ne contribue-t-elle pas, par une approche simpliste du « racisme », à culpabiliser les Européens pour faciliter le fonctionnement d’une économie mondialisée qui enrichit une minorité et appauvrit une majorité ? Paul Villach
(1) Paul Villach, « Le quai de Ouistreham » de Florence Aubenas : le courage de "l’information extorquée" », AgoraVox, 24 février 2010.
(2) Paul Villach, "Le suicide collectif de la secte du Temple du Peuple : une explication salutaire de Stanley Milgram", AgoraVox, 31 janvien 2008.