L’antisémitisme génocidaire de Heidegger, banqueroute de la philosophie ?
par Stéphane Domeracki
vendredi 20 octobre 2017
Dans un article qu'il s'imagine cinglant, Jean-Luc Nancy s'en prend à tous ceux qui selon lui s'érigeraient en simples inquisiteurs de la pensée de l'être, incapables qu'ils seraient de saisir la dimension tragique et authentique du nazisme heideggerien. Mais qu'est-ce qui appelle à penser, quand la sénilité post-moderne en arrive à justifier l'horreur et les complices d'un régime criminel au nom de la nécessité de penser ? S'agit-il d'une dangereuse propension de la philosophie, laquelle selon Arendt, "n'est pas tout à fait innocente" ? Non, d'Epictète à Jankélevitch, de Platon à Cavaillès, la philosophie est une tradition noble, quand bien même certains entendent la mêler avec les eaux troubles, brunes, dans leur lubie désormais intenable, qui est de sauver coûte que coûte les textes du nazi Heidegger.
La seule faillite est celle de la post-modernité
La faillite de "la" "pensée" heideggerienne ne concerne en aucun cas la philosophie, mais seulement ceux qui accolent à ce point cette "pensée" à celle-ci qu'ils n'arrivent pas à l'imaginer sans ses supposés "apports" ; ils sont d'autant plus loin d'être en mesure d'envisager que leur maître a littéralement parasité l'histoire des philosophes dignes. Tous ces porte-voix et portefaix de la Gesamtausgabe sont au mieux des cas sociologiques ambulants donnant du grain à moudre à Pierre Bourdieu et Louis Pinto : l'incapacité à atteindre un discours véritablement scientifique, c'est-à-dire apte à préciser et renouveler ses approches passées, apparaît de façon spectaculaire dans l'effondrement gâteux d'un Jean-Luc Nancy, qui préfère couler avec le bateau en rejoignant l'orchestre plutôt que d'espérer une place sur un canot de sauvetage. Celui-ci pourrait être figuré par l'humilité philosophique consistant à admettre, loin du "naufrage du prophète" (comme le nomme François Rastier), que l'ordre de la publication les a bien évidemment induit en erreur, pour ne rien dire des trafics des textes, auto-censures, reconstructions stratégiques a-postériori. Mais le lieutenant de Strasbourg préfère de loin donner dans cette mégalomanie consistant à s'en prendre à ceux qui se blotiraient, dit-il dans "le politiquement correct" - - il est certain que c'est un acte glorieux de rebellion, que de continuer à vanter celui qui appelait à méditer la "prédestination à la criminalité planétaire de la juiverie internationale." Prendre ainsi en otage l'idée-même de courage philosophique pour la mettre au service d'un antisémitisme génocidaire, celui d'un penseur ami d'Eugen Fischer, ne devrait appeler de notre part qu'un haussement d'épaule, tant il s'agit d'une farce. Mais celle-ci est sinistre lorsqu'elle perdure depuis des décennies, en particulier chez des représentants célèbres de la discipline. Ce qui est "incorrect", c'est précisément l'incapacité à se corriger, à s'enfoncer avec délice dans ses erreurs, en particulier en vantant, comme son analogue allemand Peter Trawny, un "droit à l'errance" concernant les propos sur l'Holocauste. L'irresponsabilité notoire promue en méthode philosophique an-archique et souveraine a-t-elle encore de beaux jours devant elle dans l'héxagone, où un pathos nietzschéo-heideggerien continue de scander "l'innocence du devenir" des bourreaux S.S., et à charger les victimes ?
D'une prise d'otage symbolique
C'était entendu depuis si longtemps : après l'effondrement, en temps libéraux, du référent-maître Marx, Heidegger était décrété "plus grand penseur du vingtième siècle" - - si ce n'est plus grand penseur de tout l'Occident, tant il avait récapitulé et donné son sens à toute la tradition métaphysique. C'était sans prendre en compte les volumes suivants de ses éditions supposées complètes, où apparaît toujours davantage qu'à ses yeux, cette histoire aurait été infiltrée et pervertie par le poison judéo-chrétien, menant fatalement, en dernière ligne, à l'avènement du nihilisme, du dernier homme, facilitée par ceux qui diffusent l'esprit calculant de la technique, et in fine l'avènement des camps d'exterminations eux-mêmes, qui seraient le symbole criant de cette dérive de la machination computative empêchant "la" "pensée" de se déployer. Dans cette mesure, quiconque ne conviendrait pas avec un Giorgio Agamben qu'Auschwitz symboliserait tout le destin de l'Occident et en particulier de ses développements philosophique passerait au mieux pour un couard, au pire pour un incompétent. Ce qui est érigé comme thèse indiscutable, sous le haut-patronnage des tenants de la post-modernité, pave le chemin d'enfer menant à la thèse qu'il nous faudrait donc recourir à "la" "pensée", en tant justement qu'elle prétend justement sortir du chemin fatal de la métaphysique (titre de noblesse que Derrida et d'autres tentent de subtiliser au maître), pour, alors, penser la Shoah. Stupeur : celui qui explique destinalement le rôle "tragique" des bouchers nazis serait alors celui le mieux placé pour évoquer l'"auto-anéantissement" de la juiverie par le peuple le plus enraciné, dont le lent déracinement moderne les aurait mené à leur perte – cela aurait été la"mission" historiale du nazisme : arriver, comme il le suggèrait énigmatiquement dans son interview-testament au Spiegel (en 1975), à affirmer que le nazisme en était venu à répondre de manière "satisfasante" au défi de la technique – ce défi était bien entendu de liquider les promoteurs honnis de la magouillante calculante la rendant nécessaire. Et chacun de s'intérroger, depuis, devant la litote finale pleine d'ironie : "C’est pour moi aujourd’hui une question décisive de savoir comment on peut faire correspondre en général un système politique à l’âge technique et quel système ce pourrait être. Je ne sais pas de réponse à cette question. Je ne suis pas persuadé que ce soit la démocratie ». (Entretien au Spiegel, 1966 Ecrits politiques, p. 257). Incapables de reconnaître cette litote, les "philosophes" qui paraphrasent Heidegger depuis des décénnies ne sont pas en mesure de comprendre comme Heidegger a cherché, jusqu'à maintenant avec maestria, à introduire le nazisme dans la philosophie. Avec tellement de brio, que des chercheurs de la stature de Nancy semblent désormais incapables de dissocier la philosophie de cette tentative de justification torve et immonde de l'antisémitisme meurtrier.
Stéphane Domeracki, auteur de Heidegger et sa solution finale, aux éditions Connaissances & savoirs.