L’arme fatale du pervers narcissique : la communication harcelante (2/2)

par Philippe VERGNES
lundi 4 décembre 2017

« En œuvrant sur les mots, on découvre les idées ; l’attention à la parole, par le souci d’éviter les équivoques et les à-peu-près du langage courant, est attention au réel et à soi-même. Le souci de l’expression juste se relie au souci de l’être juste : justesse et justice sont deux vertus apparentées. » (Georges Gusdorf, 1952)

« La perversion narcissique constitue sans aucun doute le plus grand danger qui soit dans les familles, les groupes, les institutions et les sociétés. Rompre les liens, c’est attaquer l’amour objectal et c’est attaquer l’intelligence même : la peste n’a pas fait pis. » (Paul-Claude Racamier, 1992b)

Dans cette seconde partie de l’article « Plongée au cœur de la perversion narcissique : l’expulsion psychique », nous allons aborder les modes de transports transgénérationnels par lesquels se transmet le psychovirus des amalgames de deuils et dépressions refusés qui caractérisent la perversion narcissique, pathologie du lien ou, plus précisément, pathologie des agirs de parole[1] comme l’évoque très justement Gérard Pirlot et Jean-Louis Pedinielli. Mais auparavant, considérons quelques principes essentiels relatifs à la parole et au langage.

Après le désastre de la Première Guerre Mondiale, Alfred Korzybski, un ingénieur polonais, expert des services de renseignement, entreprit d’étudier les facteurs qui plongèrent les hommes dans une telle tragédie. Qu’à fait Korzybski et en quoi son approche était-elle innovante ?

Il se posa la question de savoir qu’elle était la caractéristique unique qui fait des êtres humains des humains et découvrit qu’à la différence des animaux, chaque génération humaine a la capacité potentielle de repartir du point où la génération précédente s’est arrêtée. Il analysa les processus socioculturels et neurologiques par lesquels les hommes peuvent créer, conserver et transmettre le fruit de leurs apprentissages personnels aux générations futures et baptisa cette capacité neurologique unique le time-binding. Ainsi, pour les humains, il n’y a pas que les gènes qui se transmettent d’une génération à l’autre, mais également le savoir et les connaissances véhiculés et façonnés par la structure du langage qui communique ce savoir et ces connaissances, tant et si bien que notre langage sélectionne à notre insu les façons dont nous nous représentons les choses. Il en résulte que le langage exerce sur nous un immense pouvoir qui s’impose à nous inconsciemment et canalise automatiquement notre évaluation du monde et de nous-mêmes.

On retrouve cette même idée chez de très nombreux auteurs, mais aussi dans la Bible et la quasi-totalité des mythes fondateurs et des religions. Par exemple, pour Emile Benveniste, « l’éveil de la conscience chez l’enfant coïncide toujours avec l’apprentissage du langage, qui l’introduit peu à peu comme individu dans la société[2] ». Car « c’est en effet dans et par la langue qu’individu et société se déterminent mutuellement. L’homme a toujours senti – et les poètes ont souvent chanté – le pouvoir fondateur du langage, qui instaure une réalité imaginaire, anime les choses inertes, fait voir ce qui n’est pas encore, ramène ici ce qui a disparu. C’est pourquoi tant de mythologies, ayant à expliquer qu’à l’aube des temps quelque chose ait pu naître de rien, ont posé comme principe créateur du monde cette essence immatérielle et souveraine, la Parole. Il n’est pas en effet de pouvoir plus haut, et tous les pouvoirs de l’homme, sans exception, qu’on veuille bien y songer, découlent de celui-là. La société n’est possible que par la langue ; et par la langue aussi l’individu[3]. »

Ceci est si vrai qu’avant d’être intelligible et objectivé, une idée, une chose ou un phénomène, etc., quel qu’il soit, doit être individualisé grâce au pouvoir de la nomination qui permet de le distinguer des autres idées, choses ou phénomènes.

Ces deux exemples nous montrent à quel point le langage est important dans notre vie quotidienne. Mais qu’arrive-t-il lorsque les mots utilisés pour nous représenter les choses sont vidés de leur sens au point qu’ils puissent signifier tout et leur contraire et ne nous permettent plus de discriminer le bon grain de l’ivraie ?

Les gens deviennent fous, perdent leur liberté et finissent par s’entretuer, car ils ne peuvent plus communiquer entre eux (aux sens de se comprendre).

De ses découvertes Alfred Korzybski fonda la Sémantique générale basée sur une logique non-aristotélicienne, car il s’aperçut que la structure du langage répondant aux principes aristotéliciens d’identité, du non-contradictoire et du tiers-exclu n’était plus adaptée pour penser la complexité du monde tel qu’il se dévoilait à l’humanité au début du XXe siècle.

Passons maintenant à Racamier qui possédait un don exceptionnel de narration et une maîtrise parfaite du langage. Il était si conscient des problèmes soulevés par Alfred Korzybski et Émile Benveniste tels qu’évoqués ci-dessus qu’il écrivait : « Comme toutes les étiquettes, les termes cliniques ont à la fois leurs mérites et leurs défauts. Leur mérite principal est de fixer les idées. Leur principal défaut est le même : il est de fixer les idées. On doit bien savoir que la clinique est toujours plus complexe et plus diverse que les mots pour la désigner. Une notion est-elle trop étroitement cadrée, elle s’immobilise, au risque de s’étioler. Mais est-elle au contraire laissée flottante, elle se dilue, au risque de se perdre. Les écueils entre lesquels toute notion clinique sera pilotée augmentent dès lors qu’elle est nouvelle ; quant aux mérites et aux démérites d’un terme clinique, eux aussi croissent d’autant que ce terme est néologique[4]. » Il ne croyait pas si bien dire lorsqu’il inventa l’expression de « perversion narcissique ». Nul doute que le recourt exagéré au « pervers narcissique » que l’on invoque aujourd’hui à la moindre contrariété l’aurait « horrifié » tant il est éloigné de la réalité clinique qu’il a tenté de décrire et de nous transmettre.

Ainsi, l’idée élémentaire et pourtant révolutionnaire de Racamier a été de constater qu’un individu pouvait se débarrasser de ses propres problèmes, souffrances, conflits internes ou deuils refusés et de les expulser ailleurs dans une autre psyché, généralement celle d’un proche, d’un conjoint, d’un enfant ou d’un collègue de travail, etc. et ce « non seulement sans peine mais avec jouissance[5] » et qu’il utilisait pour ce faire un certain type de langage et de comportements que l’on peut qualifier de pervers (paradoxal, déviant ou harcelant pour ceux que le mot pervers choque trop).

Cette façon particulière de communiquer avec autrui n’est pas utilisée pour créer des liens, mais plutôt pour les détruire. C’est à ce titre que son repérage s’impose, car elle équivaut à une tentative de meurtre d’âme ou de meurtre psychique.

Quelles sont donc les caractéristiques de ce langage et de ses conduites ?

Dans son ouvrage référence Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien qui a mis en lumière le harcèlement dans la sphère publique en France, Marie-France Hirigoyen consacre tout le chapitre 4[6] à cette communication perverse (paradoxale, déviante ou harcelante). Elle en développe quelques aspects qu’elle étaye de divers exemples :

• refuser la communication directe,
• déformer le langage,
• mentir,
• manier le sarcasme, la dérision, le mépris,
• user du paradoxe,
• disqualifier,
• diviser pour mieux régner,
• imposer son pouvoir.

Si « manier le sarcasme, la dérision, le mépris », « diviser pour mieux régner » et « imposer son pouvoir » ne pose pas de problème particulier de compréhension (bien que parfois une personne refusant qu’on lui impose un pouvoir arbitraire peut être prise pour quelqu’un qui cherche à imposer son propre pouvoir d’où l’impératif de bien analyser le contexte et le climat de la relation), on peut se demander à quoi correspond, par exemple, « mentir » pour un pervers narcissique. C’est la raison pour laquelle chacune des caractéristiques énoncées ci-dessus a déjà fait l’objet d’un ou plusieurs articles[7].

Néanmoins, la communication harcelante ne se limite pas aux seuls éléments de langages décrits par M.-F. Hirigoyen. Jean-Pierre Caillot, co-fondateur avec Paul-Claude Racamier du CPGF, classe ces manœuvres perverses narcissiques en quatre catégories[8] :

1. Les manœuvres confusiogènes :

Elles concernent la disqualification ou son opposé, l’absence de qualification, la falsification, le mensonge, le renversement actif de l’ordre de causalité ou inversion falsificatrice, la diversion, etc. Les exemples cliniques qu’Harold Searles développe dans son livre L’effort pour rendre l’autre fou appartiennent essentiellement à cette catégorie. On peut parler d’effort pour rendre l’autre fou, car toutes ces manœuvres ont pour but d’annihiler toute identification par suppression du sens des mots, d’un texte, des choses et pour finir… de la vie psychique elle-même.

2. Les manœuvres de provocation sado-masochique

Il s’agit surtout ici de faire-agir par un procédé qu’Alberto Eiguer a nommé l’induction narcissique : « Le type privilégié de passage à l’acte du pervers narcissique est l’induction[9]. » C’est une situation ou le sujet cherche à provoquer des sentiments, des actes, des réactions chez autrui qu’il s’attache ensuite à dénoncer, bien souvent au moyen de la disqualification. Maurice Hurni et Giovanna Stoll font remarquer que : « La séquence de l’induction d’une réaction chez l’autre, puis sa dénonciation, est une manœuvre terriblement dévastatrice, car elle ôte à celle qui en est victime toute légitimité et tout sens[10]. » Tout comme les manœuvres confusiogènes, ces agissements « insensés » de la part du sujet prive de sens le récepteur de telles inductions et donc, tendent à le faire devenir fou. « Folie » qui lui sera ensuite reprochée par le mécanisme d’inversion falsificatrice vu précédemment.

3. Les manœuvres de séduction narcissique mensongères

J.-P. Caillot classe ici la surestimation narcissique mensongère qui vise à contrôler autrui par la flatterie, l’adulation ou l’admiration feinte ; la sous-estimation narcissique mensongère par dénigrement, mépris ou morgue dont le but est de jeter l’anathème sur la personne dédaignée ; la séduction narcissique mensongère égalitaire  : à l’œuvre dans la politique égalitaire actuellement en vigueur alors qu’il est patent que cette égalité n’est qu’illusoire ; la séduction narcissique mensongère par la douleur, la dépression ou l’abêtissement ; la séduction par l’idéologie religieuse, philosophique ou politique qui s’exerce par le biais d’un corps commun idéal omnipotent auquel nous sommes tous invité à adhérer (ce qui est on ne peut plus vrai dans notre société actuelle).

4. Les manœuvres anxiogènes

Elles s’exercent par différents moyens dont les menaces de mort, de persécution, d’abandon, de révélation de vérités subjectivement insoutenables ou encore les allégations mensongères. Elles tendent à renforcer la honte et la culpabilité des personnes qui en sont la cible en créant une atmosphère kafkaïenne de « faute sans nom et sans faute ».

J.-P. Caillot fait également état d’un cas clinique ou « le sujet se croit aussi supérieur à l’analyste qu’il accuse de le sous-estimer, justifiant de cette façon la haine à son égard. » Rapprochant cette situation de celle du petit enfant, l’auteur rajoute : « Il s’attribue [ainsi] le mérite de tous les progrès accomplis. » Ce phénomène a été décrit par Christine Rebourg-Roesler sous le nom d’épanorthose[11] qui en psychologie désigne les attitudes de quelqu’un qui se prend pour plus expert que l’expert à qui il a affaire. « Ce procédé rhétorique consiste à revenir sur un propos du destinataire pour en modifier le sens et lui assigner, ainsi, la place de l’élève[12] », précise l’auteur pour qui : « […] certains procédés rhétoriques décrits en linguistique sont mobilisés afin d’asseoir la prise de pouvoir sur le destinataire selon le mode dominant/dominé, sado-masochiste avec dénigrement, manipulation et inversion des rôles ».

Comme nous pouvons le pressentir à la lecture de cette description non exhaustive de la communication harcelante et de ses manœuvres perverses narcissiques, il n’est pas aisé de reconnaître comment se manifeste cette volonté destructrice d’annihilation d’autrui. C’est pourtant une nécessité dans notre société, car comme l’écrivait Pierre-Henri Castel dans son essai sur la perversion[13] : ambitionner de prévenir la malignité des individus est une responsabilité sociale (on comprend bien pourquoi à l’heure actuelle).

Ceci est d’autant plus primordial que pour Marie-France Hirigoyen « le discours du pervers narcissique trouve des auditeurs qu’il arrive à séduire et qui sont insensibles à l’humiliation subie par la victime[14]. » Autrement dit, pour se réaliser « le pervers narcissique a besoin de public et de proies[15] », car « sans public, la perversion narcissique n’est rien[16] ». M.-F. Hirigoyen poursuit : « Il n’est pas rare que l’agresseur demande aux regards alentour de participer, bon gré, mal gré, à son entreprise de démolition. En résumé, pour déstabiliser l’autre il suffit de :

• se moquer de ses convictions, de ses choix politiques, de ses goûts,
• ne plus lui adresser la parole,
• le ridiculiser en public,
• le dénigrer devant les autres,
• le priver de toute possibilité de s’exprimer,
• se gausser de ses points faibles,
• faire des allusions désobligeantes, sans jamais les expliciter,
• mettre en doute ses capacités de jugement et de décision. »

Il va de soi que le contexte et le climat dans lesquels se déroule une telle communication sont à prendre en compte (cf. supra « atmosphère kafkaïenne »). Ainsi, « ne plus adresser la parole » à un cyber-harceleur ou le « priver de toute possibilité de s’exprimer » est plutôt souhaitable pour mettre fin à son harcèlement. Rappelons à cet effet que le livre de M.-F. Hirigoyen a été écrit avant l’avènement d’Internet et que le cyber-harcèlement n’était pas encore connu. Ce qui témoigne surtout de l’opportunisme et de la capacité d’adaptation de telles personnalités pour qui « peu importe le moyen, pourvu qu’on est l’ivresse » (ou la « jouissance » dans le cas présent).

Il est temps de conclure et d’informer en guise d’avertissement que si « la perversion narcissique est une théorie qui reste difficile à appréhender même pour les psys qui ont contribué à la faire connaître » (cf. Les pervers narcissiques manipulateurs et suite), cela ne signifie pas que l’on doit l’ignorer et ne pas dénoncer ses effets toxiques sur les individus, les familles, les groupes, les institutions, etc., car ceux qui auront le courage de l’aborder pour ce qu’elle est véritablement, y trouverons l’origine d’un psychovirus , responsable d’une contagion virale et d’une pandémie mondiale[17] qui ravage nos sociétés occidentales bien mieux que le fit la peste noire en son temps. Et ce n’est pas sans raison qu’un tel psychovirus ait été découvert en France. Quoi qu’il en soit, nous retiendrons de tout ceci que si l’arme fatale du pervers narcissique est bien la communication harcelante (perverse, paradoxale ou déviante), son arme favorite reste, quant à elle, l’attaque nihiliste[18] (ou perverse) perpétrée grâce à la disqualification[19] qui peut être renforcée par la stratégie de l’induction (cf. supra) accompagnée des manœuvres perverses narcissiques telles que décrites ici.

Philippe Vergnes


[1] Pirlot, Gérard et Pedinielli, Jean-Louis (2009), Les perversions sexuelles et narcissiques, Paris : Armand Colin, collection 128, 128 p. (p. 107).

[2] Benveniste, Émile (1966), Problèmes de linguistique générale, I, Paris : Gallimard, collection Tel, 356 p. (p. 26)

[3] Ibid (pp.25-26). (C’est moi qui souligne.)

[4] Racamier, Paul-Claude (1992), Le génie des origines : psychanalyse et psychose, Paris : Payot, 420 p. (p. 84).

[5] Ibid. (p. 284).

[6] Hirigoyen, Marie-France (1998), Le harcèlement morale : la violence perverse au quotidien, Paris : Syros, 216 p. (pp. 99-116).

[7] La liste des articles déjà parus relatifs à chacun des aspects de la communication harcelante est la suivante :

[8] Caillot, Jean-Pierre (2003), « Envie, sacrifice et manœuvres perverses narcissiques », Revue française de psychanalyse, Volume 67, p. 819-838.

[9] Eiguer, Alberto (1989), Le pervers narcissique et son complice, Paris : Dunod,

[10] Hurni, Maurice et Stoll, Giovanna (2014), Le mystère Freud : psychanalyse et violence familiale, Paris : L’Harmatan, 254 p. (p. 26).

[11] Rebourg Roesler, Christine (2005), « Quand le mot devient acte au Rorschach : procédés rhétoriques chez des patients présentant une organisation perverse de la personnalité », Bulletin de psychologie n° 480, p. 671-683.

[12] Ibid.

[13] Castel, Pierre-Henri (2014), Pervers, analyse d’un concept suivi de Sade à Rome, Paris : Ithaque, 144 p. (p. 23).

[14] Hirigoyen, Marie-France (1998), op. cit. (p 108).

[15] Racamier, Paul-Claude (1992), op. cit. (p. 291).

Se pose ici la question de la complicité passive ou active des témoins de tels échanges.

[16] Ibid. (p. 289).

[17] Cf. « La mondialisation de la perversion narcissique – Entre guerre économique et guerre psychologique ».

Labouret, Olivier (2012), Le nouvel ordre psychiatrique : Guerre économique et guerre psychologique, Toulouse : Érès, 334 p.

[18] Sirota, André (2017), Pervers narcissiques : comprendre, déjouer, surmonter, Paris : Le Manuscrit, 341 p.

[19] Cf. « L’instrument majeur de la perversion narcissique : la parole ».


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