L’assaut contre le dernier défenseur de la sécurité collective : l’U.R.S.S.

par Michel J. Cuny
jeudi 4 juin 2015

Après avoir vu au moyen de quelle manœuvre plus que douteuse le président du Sénat, Jules Jeanneney, aura obtenu, avec l’aide d’autres hauts responsables du pays, l’élimination des députés communistes de la Chambre, et l’emprisonnement de la plupart d’entre eux, ainsi que l’extension de la chasse aux sorcières au-delà des seuls parlementaires, regardons de plus près la politique menée à l’égard de… l’URSS, dont l’annonce de propositions de paix - rangées dans le cadre de la sécurité collective chère à la Société des Nations - avait, comme par hasard, valu l’emprisonnement aux signataires communistes d’une lettre adressée le 1er octobre 1939 au président de la Chambre des députés, Édouard Herriot.

Rappelons-le : la guerre avait été déclarée le 3 septembre 1939 à l’Allemagne nazie par la Grande-Bretagne et la France en réaction à l’attaque de la Pologne, et puis, plus rien…

Trois mois plus tard, le 8 décembre 1939, nous retrouvons Jules Jeanneney  :
« 16 h 30. Champetier de Ribes, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, qui s’était annoncé, vient me dire : "Le Président [du Conseil, Édouard Daladier] désire avoir votre avis sur la conduite à tenir à Genève, où la SDN [Société des Nations] se réunit samedi en commission, puis lundi en assemblée de Conseil : elle doit connaître de la demande d’exclusion formulée par la Finlande contre l’URSS. » (Jules Jeanneney, Journal politique, page 23)

Effectivement, de même que les Pays Baltes, la Finlande apparaissait comme une tête de pont possible pour une attaque allemande contre l’URSS. Or, le monde entier savait désormais qu’aucun traité, jamais, n’empêcherait Hitler d’agresser quiconque… La suite devait le montrer en particulier pour le traité germano-soviétique de non-agression (23 août 1939). Mais, dès le moment où nous sommes, Staline est en droit de se demander qui Hitler s’apprête à attaquer, et avec la complicité de quels pays… L’attitude plus qu’étrange des Pays Baltes et de la Finlande est un indice.

Invitant mes lectrices et lecteurs à bien cerner des enjeux que je ne développerai pas ici, et ce que les événements ultérieurs ont confirmé, je livrerai cette note explicative due à la plume de Jean-Noël Jeanneney, le petit-fils de Jules. Chaque mot compte :
« Depuis la fin du mois de septembre, l’URSS, en même temps qu’elle forçait les Pays Baltes à accepter un protectorat militaire de fait, négociait avec la Finlande pour obtenir d’elle divers avantages territoriaux et stratégiques. Le gouvernement du maréchal Mannerheim refusant de céder, l’Armée Rouge avait finalement passé la frontière le 30 novembre, non sans rencontrer dans les premières semaines du conflit de graves difficultés devant l’énergique résistance des quinze divisions finlandaises. » (page 378)

Avant de donner son avis à Champetier de Ribes, Jules Jeanneney pressent qu’il y a un petit quelque chose…
« À vous, du moins, je sais pouvoir parler librement ; mais je ne le ferai que renseigné. » (page 23)

Renseigné ?... Effectivement, il valait mieux pour lui - et il vaut mieux pour nous - recueillir une information dont, en sa qualité de membre du pouvoir exécutif, le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères pouvait seul faire état :


« Ce qu’on ne sait pas (et qu’on n’ose guère propager), c’est que l’initiative de la réunion de Genève vient de Bullitt [l’ambassadeur des États-Unis en France !]. Il est venu tout rayonnant m’annoncer qu’il avait poussé vivement le Ministre de Finlande à saisir le Conseil d’une protestation. C’est savoureux, puisque les États-Unis ont renié la SDN [Société des Nations]. » (page 23)

Ainsi, en cette fin de 1939, les États-Unis étaient-ils partie prenante de la manœuvre tendant à lancer l’Allemagne et quelques alliés dans la guerre contre l’Union soviétique.

Champetier de Ribes, qui se demande lui-même si c’est du lard ou du cochon, reste tout ce qu’il y a de plus prudent :
« L’inquiétude que Genève nous donne vient de l’exploitation qui pourrait y être entreprise, pour le profit de l’Allemagne, de la condamnation et l’exclusion de l’URSS. Dans l’esprit de certains, l’arrière-pensée existe certainement de faire considérer l’URSS comme l’ennemi n° 1 du moment, de faire donc relâcher l’effort contre l’Allemagne. » (page 23)

"Contre l'Allemagne"... "relâcher l'effort"...

Quant à notre Jules, il reste sur la réserve, tout en ne cachant pas que cette petite affaire l’intéresse beaucoup, à condition qu’à l’avenir on ne se montre plus aussi avare de confidences à son égard :
« Laissez-moi réfléchir et, à l’avenir, si vous voulez des avis, tenez-moi informé. » (page 23)

Le lendemain, ayant réussi - sans qu’il ne nous soit dit comment - à éclairer sa lanterne, il revoit Champetier de Ribes dans la salle des Conférences, et rend son verdict :
« Voici le résultat de mes réflexions. Aucun doute : la conduite de l’URSS est indéfendable. Son exclusion s’impose. Les Anglais l’admettent, je pense, comme nous-mêmes. » (page 24)

D’où nous pouvons inférer qu’il avait accès aux meilleures sources anglo-saxonnes. Mais la patte de Jules Jeanneney - que nous commençons à bien connaître, depuis que nous l’avons vu manœuvrer contre les communistes - se retrouve manifestement ici :
« Cela dit, l’exclusion devrait être prononcée sans débat véritable. » (page 24)

Ensuite, nous arrivons à des explications dont malheureusement l’essentiel manque. Dans le cas contraire, pourquoi donc cette kyrielle de points de suspension ? Or, cette fois - et à la différence du reproche qui aura valu la prison aux députés communistes -, nous sommes en présence de vrais défaitistes dont on voit aussitôt de quel côté ils sont effectivement, et par-delà tout pacifisme :
« Les défaitistes de chez nous vont exiger eux-mêmes qu’on rompe avec l’URSS : ils réclament déjà cette autre guerre… façon de détourner notre effort de notre frontière… Casse-cou !... » (page 24)

Prudence, prudence :
« Il n’y a pas urgence à se faire un ennemi de plus. » (page 24)

Mais ce n’est qu’une question de rapport des forces :
« Si demain l’URSS entrait en opérations contre la Turquie ou la Roumanie, avec qui nous avons traité, le casus belli naîtrait pour nous.  » (page 25)

Alors que celui qui était né quelques mois plus tôt à l’occasion des malheurs de la Pologne restait lettre morte… Ce n’était sans doute pas le bon.

En attendant mieux, et avec l’accord de la France, l’URSS serait exclue de la Société des Nations le 14 décembre 1939…

 


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