L’Assemblée Nationale aurait honoré, hier, un assassin

par Imhotep
mardi 18 novembre 2008

Hier, au volant de ma voiture, où l’on est forcément assis et attaché lorsque l’on conduit, sinon j’en serais tombé de ma chaise, j’ai entendu cette nouvelle incroyable : l’Assemblée Nationale a respecté une minute de silence en l’honneur de Jean-Marie Demange qui se s’était suicidé ce même jour.

Dans le texte qui va suivre, vous serez confronté à deux conditionnels, il y a le conditionnel de notre langue française, celui que l’on apprend à l’école, ou que tentent de nous apprendre nos aimés professeurs, et il y en a un autre, celui que j’appellerai(s), le conditionnel juridique (et non judiciaire quoique les conséquences elles sont judiciaires) et médiatique, conditionnel qui n’a rien de sémantique, rien, de linguistique, rien de grammatical.

J’ai donc été stupéfait d’entendre à cette même radio, France Info, que le député UMP Jean-Marie Demange aurait eu droit suite à son supposé suicide, à une minute de silence. Une minute de silence ! Or, et ce n’est pas un détail, une femme de 44 ans est morte. Et là il n’y a aucun conditionnel. Elle a(vait) deux enfants. Et là non plus pas de conditionnel. Quant au député, lui aussi est mort, sans conditionnel. Cependant, le supposé suicidé est un supposé assassin. Il aurait tué cette (femme) et ensuite se serait suicidé.

Le récit d’un témoin, lui n’est ni juridique ni médiatique (ici repris par Le Figaro) : Une violente dispute aurait éclaté, au point que des voisins ont alerté les secours. « J’ai entendu crier et j’ai vu une femme sortir sur le balcon » de l’appartement, a raconté à l’AFP un voisin retraité, René Rio, 60 ans. « Il l’a battue pendant au moins dix minutes », puis « il lui a tiré à bout portant dans la tête », a ajouté le témoin. « Lorsqu’elle s’est effondrée, il a reculé et a disparu dans l’appartement. Là, j’ai entendu un "Pan !". Au même moment, la police, qui avait été prévenue, débouchait dans la rue », a précisé le témoin. Vous remarquerez plusieurs choses : le témoin parle à l’indicatif et d’évidence il (c’est lui qui le dit par l’intermédiaire de ce journal) dit que le député a tué cette femme d’une balle dans la tête. Vous remarquerez aussi qu’il dit qu’il l’a battue pendant dix minutes au point que la police a été appelée et qu’enfin il a entendu un " pan" qui laisse supposer qu’il se serait tiré une balle dans la tempe. Du reste la préfecture de police et les enquêteurs le confirmeraient : Après avoir exécutée sa compagne, l’ancien maire de Thionville, lui aussi père d’un enfant, aurait retourné son arme contre lui et se serait donné la mort d’une balle dans la tempe, selon la préfecture de Lorraine et les enquêteurs. Il serait décédé instantanément.


Alors que les députés semble-t-il, eux parlent à l’indicatif : De son côté, le président UMP de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, a exprimé sa « consternation » et sa « profonde tristesse » après ce « geste désespéré », soulignant dans un communiqué qu’il a également « une pensée particulière pour l’autre victime de cet acte tragique ». Ce qui me révolte, une profonde révolte, ce serait cette minute de silence en l’honneur d’un homme qui serait un assassin. Dans tout raisonnement il y a l’absolu et le comparatif. L’absolu c’est l’assassinat, le comparatif ce sont les situations. Or récemment, Sarkozy à grands renforts de publicité et de coup de menton, de colère a convoqué les répressifs de l’Etat à la suite de l’assassinat (cette fois-ci non au conditionnel dans la bouche du pouvoir) d’un jeune homme par un schizophrène. Dans l’urgence il fallait réformer le système de santé, celui de la justice, renforcer des fichiers et boucler à vie tous les malades mentaux. Et en comparaison (même si ce n’est pas raison) l’Assemblée nationale respecterait une minute de silence pour un homme qui aurait battu une femme pendant dix minutes et l’aurait trucidé ! Le scandale ne s’arrête pas là. Alors que l’on tire à boulets rouges sur le schizophrène, le milieu médicale et judiciaire, on excuse (oui on excuse !) le supposé acte de ce député. Il n’y a que mots de compréhension : « Jean-Marie Demange était un de mes collègues que j’appréciais, qui était actif, il avait eu du mal à se remettre d’un échec aux municipales à Thionville, et visiblement ça l’avait beaucoup affecté », a expliqué Dominique Paillé, porte-parole de l’UMP interrogé par téléphone sur i-Télé. « Je ne sais s’il y a un lien entre les éléments dramatiques desquels nous parlons et cet échec aux municipales mais quoiqu’il en soit, c’est une perte pour l’UMP, et c’est un drame, un drame pour sa famille, un drame pour la famille de la femme qu’il a malheureusement assassinée. C’est un événement comme on aimerait ne jamais avoir à en vivre ».

Comme vous le lisez cet homme qui aurait battu une femme et l’aurait tuée était quelqu’un de bien que l’on regrette et qui a droit à toutes les excuses. Comparez donc ce jugement avec celui que la bien pensance porte à ces hommes qui battent leur femme, à ces hommes qui les tuent. Pas de mots assez durs contre eux, mais en revanche, un député, qui viendrait de retirer la vie à une femme mère de famille, après l’avoir battue, a le droit à toutes les justifications de la terre et aurait droit aux honneurs ! Tout cela est à vomir. Hier est donc un jour de honte nationale.

Tout cela pose évidemment un autre problème. Je sais que là je rentre dans un domaine dangereux et explosif : celui de la présomption d’innocence. Pour en revenir au supposé assassin et supposé suicidé, il faut savoir que l’action judiciaire va s’éteindre avec sa mort. Juridiquement il restera innocent car il ne sera pas jugé. On se souvient du débat qu’avait suscité le non lieu pour irresponsabilité. Il fallait un jugement. Il fallait absolument un jugement. C’était cette fameuse histoire du deuil et autres grande psychologie. Dans le cas du député, s’il a vraiment tué, les enfants de cette femme n’auront jamais de coupable. Ce que l’on veut pour un fou, un procès, on ne le peut pour un mort, qui cette fois-ci n’est pas au conditionnel. On voit la limite de la présomption d’innocence. Il y a une très grande confusion entre la culpabilité judiciaire et les faits. Si, devant vos yeux, et devant caméras, un homme en tue un autre, il y a bien une culpabilité. Il n’y a aucune innocence. L’un est mort et l’autre a tué devant témoins et cela est enregistré. Du reste, quand il s’agit d’autres pays, comme aux USA, ces étudiants fous qui massacrent des innocents, personne ne met de conditionnel, et personne ne parle de présomption d’innocence. C’est donc la grande confusion entre le judiciaire et les faits. Un assassin n’est pas innocent, même s’il n’a pas été jugé. Un voleur n’est pas innocent, même s’il n’a pas été jugé. Un escroc n’est pas innocent même s’il n’a pas été jugé. Cette présomption d’innocence est une protection contre tout justiciable pour éviter calomnies et vindictes. Cependant cela ne change en rien le fait tel qu’il est et cela ne change en rien les calomnies, ou si peu. Il n’y a qu’à voir toutes les affaires monstrueuses pour lesquelles le public a un avis sur la culpabilité. Cela va même plus loin puisque jugée, une personne peut-être considérée comme innocente par d’autres qui prennent leur défense comme par exemple les Rosenberg. Du reste on voit toute l’hypocrisie de l’article du Figaro où partout il y a ce fameux conditionnel alors que les témoignages, eux, sont à l’indicatif. 

Cette présomption d’innocence crée de facto une dichotomie entre le fait et sa réalité judiciaire. Et c’est cette réalité judiciaire qui détermine la nature de l’acteur : innocent ou coupable. Il peut donc y avoir parfaite disjonction entre le fait et la vérité judiciaire. Et encore, il faut pour cela que la justice passe. Cela veut dire aussi qu’entre le fait et le jugement, il y a un no man’s land de culpabilité car il n’y a que des innocents, alors que le cadavre est froid et que la famille est en deuil. Est-ce pour autant que je serais contre la présomption d’innocence ? est-ce que de démontrer ses limites c’est être contre ? La vérité n’est pas simple, cependant il faut pour vivre en société des règles. Et lorsqu’il y a une règle il faut qu’elle soit applicable dans tous les cas. Ce qui fait que dans les plateaux de la balance il y a les cas où l’assassin n’a rien d’innocent et les cas où il n’y a aucune certitude ou le supposé assassin est innocent dans les faits. Et si nous partons du principe que cette règle doit couvrir tous les cas, la seule solution, la moins mauvaise, est évidemment la présomption d’innocence. Mais ce n’est pas parce qu’elle est la seule solution qu’elle est exempte de défaut.

Je terminerai d’abord quand-même par un renouvellement de mon indignation et de ma profonde colère tant pour cette minute de silence et d’indignité nationale, que cette minute de silence est une seconde mort pour cette femme et un couteau dans la plaie pour ses enfants, que pour le traitement de cette information, par les excuses données à un acte qui pour toute autre personne aurait déclenché les foudres du Président de la République et aurait convoqué le ban et l’arrière ban répressif, que pour les paroles des autres députés qui s’indignent quand un schizophrène, malade mental tue et qui sont complaisants, infiniment complaisants, pour un des leurs lorsqu’il, lui, aurait tué après avoir battu une femme. Je terminerai ensuite par une pensée à cette femme et à ses enfants qui, dans le traitement de cette information subissent le dernier outrage d’un amalgame honteux entre le suicide et l’assassinat, le premier permettant de faire passer le second dans le même maelström de la déstabilisation d’une élection perdue, comme si cela pouvait être un prétexte et une excuse pour abattre et assassiner une femme, comme si un schizophrène était autrement plus coupable qu’un être sain d’esprit mais juste déstabilisé par une élection perdue, alors que dans la hiérarchie des choses le second est infiniment plus coupable que le premier. Honte aux journalistes, honte aux députés. Et double peine pour cette femme et ses enfants, sa mort et le traitement de sa mort et le traitement de son supposé assassin. Double tristesse.

vignette Wikipédia


NDLR : La minute de silence a bien eu lieu : "Les députés ont observé lundi après-midi une minute de silence à l’ouverture de la séance à l’Assemblée en mémoire de leur collègue disparu" (Le Monde). Voir également Le Post.


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