L’avenir de l’âme

par Luc-Laurent Salvador
vendredi 16 septembre 2022

 

Les androïdes pourraient-ils avoir une âme ?

 

Introduction

 Déjà chez les grecs homériques l’âme — yucή [psykhè] — est un souffle supposé quitter le corps par ses ouvertures, la bouche ou ses blessures, le laissant alors inanimé ; elle a ainsi toujours été vue comme ce qui anime [1] le corps.

Elle est considérée comme éternelle. Mais cela lui garantit au mieux un futur. Il n’est pas assuré qu’elle soit immuable. De fait, les idées que l’Homme s’est fait de l’âme ont constamment évolué au cours du temps. Avec l’avènement de la robotique humanoïde notre regard sur elle changera probablement. De quelle manière ? Qu’allons-nous découvrir ? Telle est la question.

Nous n’allons pas traiter ici de l’« âme » comme le font les théologiens. Notre perspective sera avant tout celle que des scientifiques ouverts à cette dimension spirituelle pourraient adopter et tant mieux si cela recoupe des considérations théologiques.

La réflexion qui suit est suscitée par le fait qu’on peut raisonnablement espérer, ou craindre, que la robotique humanoïde soit un jour assez perfectionnée pour nous convaincre qu’un androïde peut être sujet de désirs [2]. Lorsque la « machine consciente », semblera manifester une volonté propre et paraîtra ainsi dotée d’un pouvoir de décision et d’action visant la satisfaction de ses « désirs » — pouvoir depuis toujours considéré comme celui de l’âme qui nous anime — mille questions se présenteront à nous et, il n’est pas trop tôt pour commencer à s’y confronter, surtout quand on se situe dans le contexte de la théorie girardienne.

En effet, celle-ci repose sur l’hypothèse d’un désir humain qui ne serait pas spontané mais toujours imité et, donc, essentiellement mécanique. Même si elle peine à le reconnaître et l’euphémise sous une multitude de termes spécialisés (contagion, influence, facilitation, etc.), l’imitation est la grande affaire de la psychologie sociale qui a d’abord été une psychologie des foules révélées par les révolutions du XIXe. Nous en connaissons tous plus ou moins bien le panurgisme, notamment avec les phénomènes de mode et, dernièrement, la révolution internet. Ainsi, par exemple, nous savons que les « influenceurs » Youtube, les stars et toutes les personnes en vue sont des modèles pour les masses. Ils désignent à leurs fans, leurs followers, etc. ce qui est désirable et les foules qui les imitent se ruent sur les objets offerts à leurs compulsions d’achat toutes mimétiques. C’est très précisément le mécanisme de la publicité, qui ne fait que systématiser ce qui se passe au quotidien avec notre entourage : nous imitons les désirs des autres, précisément ceux que nous avons pris pour modèles.

L’envers de ce processus c’est l’autre volet de la thèse girardienne, à savoir, le mécanisme du « bouc émissaire » qui apparaît lorsque les modèles en vue désignent non le désirable, mais le repoussant : l’ennemi, le monstre à l’origine des troubles qui affligent les masses de sorte que celles-ci se précipitent haineusement sur le coupable afin de le détruire — qu’il s’agisse d’un pestiféré, d’un prophète, d’un tyran ou d’un simple virus — en l’accusant de tous leurs maux ; ce dont, bien sûr, il ne saurait être coupable, mais cela, les masses sous hypnose médiatique n’en veulent rien savoir. Dans un cas comme dans l’autre il s’agit de la même dynamique mimétique portant sur un objet vu positivement ou négativement. La seule différence notable est que le mécanisme de bouc émissaire serait à l’origine du phénomène religieux chez l’Homme et participerait donc de l’invention du divin. Nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, Girard n’a pas été le premier à pointer cet « automatisme » fondamental de la pensée et de l’action humaine que constitue notre tendance structurelle à l’imitation, qu’il désigne par le terme mimesis [3]. La psychologie et la psychiatrie du XIXe siècle étaient déjà sur le coup. Elles ont grandement contribué — avec, par exemple, les notions d’habitude mais aussi de suggestion, d’hypnose, etc. — à la vision d’un automatisme psychologique généralisé complètement en phase avec la mécanisation du vivant alors en vogue grâce au darwinisme. Rien de surprenant à ce qu’on ait pu, dès cette époque, caresser le rêve démiurgique — et, donc, passablement sulfureux — de concevoir un automate humanoïde mu par l’électricité mais doté d’une âme ou, plus exactement, d’un esprit. [4]

Cette mécanicité de l’humain n’a, par la suite, jamais cessé de se voir confirmée [5] au point que, le chercheur John Bargh situait malicieusement le degré d’automaticité mentale de l’humain à 99,44% [6].

Il apparaît ainsi que réfléchir à la possibilité d’un désir, d’une volonté ou d’une âme robotique n’est pas complètement gratuit ou extravagant et c’est même, tout à fait sérieux en dépit du fait que, pour le moment, nous n’en sommes qu’aux balbutiements. La robotique humanoïde qui deviendra inquiétante à force de proximité avec le modèle humain n’est pas pour demain.

On peut, d’ailleurs, se demander si le projet de robotique humanoïde est a priori réalisable dans sa version forte — celle qu’incarnent, par exemple, les réplicants du film Blade Runner de Ridley Scott — ou s’il ne se trouvera pas tôt ou tard confronté à des obstacles a priori rédhibitoires. Il serait possible, voire même probable que des aspects physiques, pas seulement mécaniques, posent rapidement des problèmes insurmontables pour le projet d’indistinction perçue entre humains et androïdes [7].

Toutefois, nous allons nous cantonner ici aux seuls aspects psychologiques et nous demander, en toute candeur, si... :

  1. Une importante condition pour parler sérieusement de machines désirantes ne serait-elle pas qu’elles soient, d’une part, pulsionnelles, c’est-à-dire, capables de manifester une attirance et, d’autre part, capables de reconnaître cette attirance pour (ce qui serait) un « objet de désir » ?
  2. Autrement dit, ne devraient-elles pas nécessairement disposer d’un minimum de conscience de soi en tant que « désirant » quelque chose — un minimum grosso modo équivalent à la conscience qui existe chez le bébé ?
  3. Ces machines pourraient-elles ensuite devenir conscientes d’elles-mêmes de manière réfléchie et se percevoir en tant qu’« être » doué de volonté c’est-à-dire, agent intentionnel  ? Pourraient-elles se penser comme un soi capable d’agence, c’est-à-dire, un soi-agent tel que les adultes se considèrent eux-mêmes et sollicitent du respect sous ce rapport ?
  4. De telles machines conscientes et volontaires disposeraient-elles d’un authentique libre-arbitre ? Seraient-elles alors à l’image et à la ressemblance de l’Homme ?
  5. Dans l’hypothèse où une parfaite similitude homme-androïde serait atteinte au point de les rendre indistinguables pour le commun des mortels, devrait-on penser que ces « machines » seront alors tout « naturellement » dotées d’une âme ou, qu’au contraire, preuve serait faite que cette dernière n’est qu’une fiction et l’Homme un robot de chair  ?
  6. Et sur quelle base le croyant qui veut continuer à penser que l’Homme dispose d’un supplément d’âme « surnaturel » pourra-t-il exclure que l’androïde réplicant y ait, lui aussi, un jour accès, peut-être à la manière de l’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam [8] ou de celle des cyborgs de Ghost in the Shell qui, comme le titre l’indique, dispose d’un « ghost », c’est-à-dire, d’un esprit ? [9]

La perspective girardienne

Via la mécanicité du désir mimétique mais surtout via son mécanisme du bouc émissaire qui n’est autre qu’un modèle évolutionniste de l’invention sacrificielle du divin[10] la théorie girardienne pourrait manifestement venir à l’appui du projet de robotique humanoïde dans sa version forte, celle qui viserait, en quelque sorte, à une naturalisation de l’âme.

Mais Girard est croyant et ne peut pas abonder dans ce sens. Même s’il reproche au Pierre Janet de l’Automatisme psychologique de ne pas avoir identifié l’automatisme de l’imitation, même s’il adhère à l’idée que le mécanisme de l’imitation serait basé sur l’habitude, il ne peut pas adhérer à un projet de mécanisation de l’agence propre au sujet humain.

A la question de savoir si l’Homme ne serait qu’un robot de chair, il répondrait sûrement non. Il va de soi, pour lui, que l’Homme est inscrit dans une dimension spirituelle, donc « surnaturelle » et absolument non mécanique : l’âme. On doit donc envisager une forme de contradiction — entre le Girard mécaniste et le Girard croyant — qui se superpose parfaitement à la question formulée en sous-titre de sorte qu’en définitive toute notre réflexion consistera à tenter de discerner jusqu’à quel point Girard a raison dans son affirmation de la mécanicité toute mimétique des conduites humaines — notamment, du désir — et jusqu’à quel point il pourrait avoir tort ou raison dans son refus de la mécanicité de l’agence humaine qu’il associe à l’âme.

Postulats initiaux

Avant d’entamer notre réflexion, il est nécessaire que je présente quelques éléments de la « psychologie fondamentale » à laquelle je m’efforce actuellement d’oeuvrer. J’en ai proposé les bases dans ma thèse de doctorat afin, justement, de constituer un soubassement psychologique à « l’anthropologie fondamentale » de René Girard. Un des chapitres était consacré à la construction mimétique du soi, notamment dans sa dimension d’agent, celle qui nous fait accéder au sentiment d’exister, c’est-à-dire, d’être une réalité justement parce qu’on se perçoit alors comme cause première de son comportement.

Ecosystèmes de cycles en résonance

Dans cette étude [11], j’ai mis en avant l’idée que tout individu est, en quelque sorte, un écosystème d’habitudes ou de cycles perception-action qui interagissent les uns avec les autres comme le font tous les oscillateurs : ils s’accrochent mutuellement en fonction de leur similitude et entrent alors en résonance, ce qui ne fait qu’accroître cette similitude. A l’intra-organisme on appelera cette résonance une coordination et à l’inter-organisme, on parlera d’imitation. Cette résonance intersubjective est parfaitement illustrée par toutes les formes de contagion comportementale (mouvements de foule, bâillements, violences, soumission à l’autorité, etc.) et, notamment, la contagion du cri chez le bébé (Simner, 1971).

Mimesis mécanique

Cet exemple est spécialement intéressant car nous avons là une mimesis (tendance à l’imitation) qui est clairement mécanique. Car c’est le mécanisme de l’accrochage entre ces oscillateurs que sont les « réactions circulaires » de cri qui amène un bébé à crier — et qui l’entretient dans ce cri quand il entend un autre bébé crier — alors même qu’on vient de prendre soin de lui et de le nourrir de sorte qu’il n’a aucun besoin non satisfait susceptible de motiver le cri. Même si le bébé qui crie est assurément un être sensible qui se trouve alors en détresse affective, il n’est pas, à proprement parler, le sujet ou l’agent de ce cri qui l’a, en quelque sorte, envahi ou « possédé » par pure contagion mimétique, donc, mécaniquement. Il en est simplement le patient : il s’est laissé gagné par la détresse perçue du modèle qu’il a imité « à l’insu de son plein gré », c’est-à-dire, il faut y insister, de manière automatique. Ainsi, sans qu’on sache exactement où se situe sa limite, il existe une période durant laquelle, plutôt que « bébé crie », il serait plus juste de dire « il y a du cri » mais, cela, nous n’y songeons pas tant il est naturel, normal et sain de s’installer d’emblée dans la posture attributionnelle qui va nourrir bébé de nos jugements (projections, attributions, etc.) et l’amener ainsi à prendre conscience de lui-même en tant que moi-je (le soi), c’est-à-dire, en tant que sujet désirant doté d’un soi-agent et, donc, supposément doué de libre arbitre.

L’intentionnalité du cri est donc seulement apparente, elle est « dans l’œil de l’observateur » qui l’attribue au bébé et lui fait ainsi miroir. Il est assez clair que se dessine là une dynamique fondamentalement mimétique d’intériorisation des attributions de l’adulte par le bébé qui ne saurait nous surprendre car dans le contexte d’une mimesis mécanique omniprésente comment un sujet pourrait-il se former si ce n’est par l’imitation des autres ?

Le miroir social…

La psychologie ne s’y est pas trompé et, à la suite de la philosophie, a nettement affirmé l’origine sociale du soi. L’idée que “Les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres” (Hume, 1739) a été validée dans une multitude de situations expérimentales et avec sa notion de « soi miroir » (looking-glass self) Cooley (1902) a très bien résumé le fait que l’image que nous nous faisons de nous-mêmes résulte de l’imitation (intériorisation) du regard (jugements, attributions, etc.) de nos « autres significatifs » à notre sujet.

La dimension agentique du Soi

Cette interprétation mimétique du soi dans sa dimension d’objet de jugements qualitatifs et/ou quantitatifs peut parfaitement être étendue à la dimension agentique, c’est-à-dire, causale du soi. En effet, on peut penser que chacun est capable de s’appréhender comme agent parce que, depuis la plus tendre enfance, nous nous trouvons être régulièrement destinataires d’attributions de causalité qui nous placent dans cette posture via, principalement a) des mises en cause (accusations) du genre « qu’as-tu fait de ton frère ? » ou b) des louanges relatives à des accomplissements dont on se trouve identifié comme l’auteur ou l’agent. [12]

Discussion :

En tant qu’elle est constructiviste, cette vision d’un soi formé par l’intériorisation toute mimétique des attributions des autres à son égard laisse d’emblée miroiter la possibilité, même lointaine, de doter un androïde d’un soi conscient de lui-même, en particulier dans sa dimension d’agent et donc, d’en faire un être à part entière, une personne, un sujet.

En effet, le « miroir social » nourricier nécessaire pour cela est déjà à notre disposition : il s’agit des humains, bien sûr, dont on sait depuis longtemps qu’ils traitent les robots... comme des humains ! (cf. The media equation,1996).

On pourrait ainsi envisager qu’un androïde en vienne à développer une conscience de soi pleine et entière, en particulier, une conscience de soi en tant qu’agent autonome mais aussi, plus fondamentalement, en tant qu’être existant ou « jeté au monde » comme peut le faire l’humain lorsqu’il est porté à la réflexion philosophique sur sa propre nature.

Pour devenir semblable à l’humain tel que le conçoit la science — c’est-à-dire, sans âme —, il aurait, ainsi que je viens de l’expliquer, « seulement » besoin de mimesis, c’est-à-dire, d’une tendance à imiter les humains et donc, d’une capacité à se « nourrir » — ontologiquement parlant — en imitant / intériorisant leurs attributions et notamment leurs attributions de causalité — pour en venir déclarer « je » en connaissance de cause  !

Un androïde indistinguable de l’Homme aurait-il un véritable libre arbitre  ?

Si un tel stade de similitude homme-androïde était atteint, alors — en toute logique, car exactement comme pour l’Homme — la question se poserait de savoir si ce « machin » disposerait néanmoins d’un authentique libre arbitre. Imaginons que, comme l’Homme, il se soit construit une image de soi dans le miroir social. Comme l’Homme, il serait conscient de lui-même, il se saurait agent, capable de décider et d’agir. Mais en tant qu’entité purement mécanique que l’on sait être intégralement déterministe — même si elle peut aussi être imprévisible — comment un androïde disposerait-il d’un authentique libre arbitre  ? Ne serait-il pas seulement dans la nécessité des enchaînements logiques et causaux inhérents à sa nature d’automate ? Et dans ce cas, ne serait-il pas alors, tout simplement, le miroir de notre propre automaticité, celle constatée par presque toute la psychologie du XXe siècle ?

La réponse est négative :

Matérialisme

Les matérialistes invétérés qui dominent la scène philosophico-scientifique ne croient ni en l’âme, ni en l’Homme et voient le libre arbitre comme une simple fiction socialement utile. Ils trouveraient donc ce questionnement superflu tant il est évident pour eux que l’androïde et l’Homme seraient identiques jusques et y compris dans leur commune mécanicité. L’Homme est pour eux comme un robot de chair avec un « fantôme dans la machine  » c’est-à-dire, une conscience épiphénoménale émergeant d’un fonctionnement purement mécanique (neuronal). Alors, pour l’androïde, ce serait simplement : « bienvenue au club ! »

Spiritualisme

L’option spiritualiste consiste à penser et à croire qu’il manquera toujours à cet androïde le supplément d’âme qui fait le propre de l’Homme. Dans cette perspective, l’androïde mimétique serait alors une parfaite imposture, l’équivalent de ces zombies philosophiques dont se servent les philosophes dans leurs expériences de pensée : par hypothèse il serait indistinguable d’un homme mais ce ne serait pas un homme — je sais, c’est fou, mais les philosophes qui se prétendent les plus rigoureux « pensent » comme ça ! ;-). [13]

Le refus girardien du réductionnisme

A l’instar de Freud, Girard a toujours adopté autant que possible une posture scientifique, mécaniste dans ses explications mais il n’a jamais renoncé à la spiritualité et à ses convictions de croyant. Je peux en parler d’expérience puisqu’il était dans mon jury de thèse : il n’a pas avalisé l’idée d’une construction mimétique du soi-agent car, en dépit de l’avancée de la théorie mimétique que cela représentait, il voyait bien que si le libre arbitre, était ainsi expliqué mécaniquement, mimétiquement, il devenait alors illusoire et il ne pouvait se résoudre à cela.

En refusant — par son silence [14] — d’avaliser ce modèle, il a refusé la réduction que j’opérais moi-même en rabattant le libre arbitre sur un soi-agent mécanique. Je croyais alors, naïvement, avoir atteint un objectif désirable : la « naturalisation » de l’Homme et de sa conscience de soi en tant qu’agent.

Girard avait-il tort ou raison ?

Observons que refuser de voir les androïdes du futur comme pouvant disposer d’un authentique libre arbitre c’est :

  1. Non seulement affirmer la spécificité de l’humain.
  2. C’est aussi considérer le soi construit socialement, même dans sa dimension d’agent, comme une fiction, peut-être utile mais non nécessaire pour l’être humain.

De ce point de vue, le soi ne serait, au fond, jamais qu’une per-sonne, c’est-à-dire, un masque, donc une construction sociale et/ou — si on adopte la perspective de la philosophe Simone Weil — une sorte de convention qu’on peut écarter et qui ne mérite aucun respect particulier en dépit du battage qui est fait autour de la personne humaine :

« Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré, mais ce n’est pas sa personne » (La personne et le sacré, p. 26)

De fait, renoncer à/au soi a toujours été perçu — hormis par une modernité individualiste en diable — comme le commencement de cette sagesse que l’Humanité a cultivée de tous temps mais particulièrement en Orient :

« Le "Je immature" nous fait penser "Je suis l’agent" et le "Je mature" nous permet de croire "IL est l’agent et je suis un instrument" » Ramakrishna

Tout bien considéré, il semblerait donc que Girard ait eu raison de s’en tenir à sa conviction de croyant. Il a jeté le bébé « soi-agent mimétique » avec l’eau du bain mais c’était pour la bonne cause car, ce faisant, il écartait la mécanicité de l’agence que j’y avais associé et le caractère fictionnel de la liberté qui en découlait.

Quid de l'état de no self ?

Une fois ces constructions sociales écartées, une fois le soi mis de côté, une « voie étroite » s’ouvre à nous car ce dont il est question à présent est l’état de no self des bouddhistes, c’est-à-dire un état de disparition du soi et donc de la séparation sujet / objet — ce que l’on appelle aussi un état de conscience océanique. La disparition du soi (moi-je) amène un état de pleine présence à la réalité et, notamment, celle de l'acte, qui s’accomplit, sans agent, sans effort de la volonté, ainsi que l’ont rapporté nombre de grands artistes et sportifs parvenus au sommet de leur art, lorsque parfaitement entraînés, ils découvrent qu’ils peuvent s’abandonner complètement à la « performance » en étant portés par des coordinations idéalement ajustées à la situation présente au point qu’ils se sentent en état de grâce. Il n’y a plus alors de soi-agent mais seulement le mouvement, l’énergie et, sans doute faudrait-il ajouter, l’amour.

Face à de tels témoignages évoquant un état de grâce ou, tout simplement, un enthousiasme qui signifient tous deux que « Dieu est en nous » et qu’il est le véritable agent, la question se pose alors de savoir si et comment il serait possible de faire sens scientifiquement de cette idée d’inspiration et, étymologiquement parlant, de possession divine. S’approcher du divin ne serait-il pas, en définitive, le meilleur moyen de s’approcher de l’âme ?

Dès lors qu’on tourne résolument le dos aux ukazes de la pensée matérialiste et au scientisme benêt qui en découle, deux voies s’offrent à nous.

L’option dualiste

Au XIXe siècle, à la suite de la Révolution, l’Eglise est attaquée par tous les moyens à la disposition du pouvoir, principalement maçonnique ; la science mécaniste est triomphante mais, la bizarrerie des modes intellectuelles étant ce qu’elle est, ce qu’on a appelé les Anti-Lumières sont aussi de la fête, le spiritisme est au sommet et s’invite même dans les congrès de psychologie de l’époque. C’est dans ce contexte, en 1886, qu’Auguste de Villiers de l’Isle-Adam publie « L’Eve future », une œuvre fondatrice de la science-fiction, dans laquelle une femme artificielle, idéale — contrairement à son modèle qui était une peste invivable —, est mue par l’électricité, mais animée par un « esprit », convoqué à cet effet. Les mangas et animés japonais intitulés Ghost in the Shell ont repris l’idée. Leurs cyborgs sont « habités » par un « ghost » sans lequel ils ne seraient que des « coquilles vides ». Tout ça n’est certes pas très catholique mais on ne peut manquer de faire le rapprochement avec le Saint Esprit (Holy Ghost) et le « mystère de l'Incarnation ». Toutefois, on sait depuis Descartes et ses tentatives basées sur la glande pinéale que le dualisme pose d’énormes problèmes de coordination corps-esprit et nous lui préfèrerons donc...

L’option moniste

Sachant qu’il est possible de considérer l’univers comme étant, du photon aux constellations célestes, intégralement constitué de cycles ou d’oscillateurs en résonance tous azimuts, nous nous trouvons d’emblée dans ce que l’on peut appeler un monisme du cycle [15] au sein duquel l’être humain, conçu comme un écosystème d'habitudes, cycliques par construction, trouve tout naturellement sa place.

Dans un tel contexte où tout n’est que cycles, il devient non seulement envisageable mais nécessaire — puisqu’il n’y a pas d’alternative — de penser ces phénomènes de possession « normale » comme résultant d’un accrochage de cycles. Nous avons déjà évoqué le cas minuscule du bébé qui se laisse envahir et, en quelque sorte, « posséder » par la détresse d’un autre via le cri, vecteur de la contagion émotionnelle. Mais on peut aussi penser à cet oscillateur formidable et absolument infrangible qu’est pour nous le soleil : n’impose-t-il pas son rythme de 24h à nos oscillateurs physiologiques qui, pourtant, s’ils étaient laissés libres, s’accorderaient sur une fréquence propre d’environ 36h ? N’est-il pas étonnant que cela s’opère complètement à « l’insu de notre plein gré » [16] ? Nous sommes « physiquement » possédés par le soleil : il a pris le contrôle de notre rythme circardien c’est-à-dire, notre cycle le plus important, celui de la veille et du sommeil, et nous ne le savons pas. On peut ne pas être impressionné mais il me semble difficile de nier qu’on a là, au moins, une petite idée de la puissance, de l’effectivité comme de la généralité des phénomènes d’accrochage de cycles.

Continuons dans cette veine et revenons à bébé lorsqu’il suce béatement son pouce jusqu’à ce que la faim se présente et que vienne le moment de la tétée. Le « réflexe » de succion — une simple coordination de cycles sensorimoteurs qui forme une habitude — se trouve alors asservi au cycle de l’alimentation qui en prend « possession ». La puissante habitude alimentaire de bébé prend ainsi le contrôle de celle de la succion qui n’est plus libre de s’exercer sur tout ce qui passe à sa portée — ce qu’elle fait souvent lorsqu’elle se trouve sous l’emprise de l’habitude de l’exploration du monde à laquelle bébé s’adonne lorsqu’il ne ressent ni faim ni fatigue. La succion n’aspire plus (sic) alors qu’à téter le sein maternel que bébé cherche de tout son être. La succion est à ce moment comme « habitée » par le désir du lait maternel.

En raisonnant en ces termes, il me semble qu’il serait possible de faire psychologiquement sens des phénomènes de résonance quantique que divers auteurs (D. Chalmers, N. Haramein, etc.) mettent en avant afin d’expliquer les phénomènes de conscience et notamment ses aspects les plus troublants comme la conscience extra-corporelle. Mais je n’aventurerai pas dans ce domaine car nous sommes déjà au terme de notre parcours et il est temps de conclure.

Ce sera l’occasion de proposer une conjecture presque aussi audacieuse puisqu’il s’agirait de reprendre l’idée de Teilhard de Chardin qui concevait l’Humanité comme allant de l’Alpha à l'Omega et faisant ainsi retour à l’origine sur une trajectoire nécessairement cyclique puisqu’ainsi qu’annoncé par le Christ parlant de lui-même, l’Alpha est l’Omega.

Le célèbre jésuite nous a ainsi donné à voir un cycle d’une formidable ampleur qui engage, si je puis dire, toute la création y compris l’Homme de sorte qu’avec le modèle du cycle « prenant possession » d’un autre cycle, il devient envisageable que ces écosystèmes d’habitudes que sont les humains puissent entrer en résonance plus ou moins marquée avec le grand cycle divin allant de l’Alpha à l’Omega. Celui-ci les habiterait « tout naturellement » sous la forme de ce que nous appelons « l’âme », mais, en fonction de l’intensité de la résonance opérée, il serait imaginable qu’IL les « inspire », les « enthousiasme », c’est-à-dire, les guide ad libitum vers le beau, le bon, le bien exactement comme le cycle de l’énergie physiologique de bébé guide le cycle de la succion vers LA source, sa Matrice, celle qui, outre l’énergie, lui dispense tout ce dont il a besoin et lui assure ainsi une béate conscience océanique dont il gardera toute sa vie durant un souvenir lointain mais bien réel.

Deux remarques finales en forme de précaution :

Je m’empresse, d’une part, de préciser qu’en évoquant un grand cycle divin je n’entends pas y réduire Dieu dans la mesure où ce dernier n’est clairement pas identifiable avec sa Création. Néanmoins, via l’Incarnation, il est concevable qu’il la rejoigne, précisément au point Alpha/Omega et même l’accompagne entre-temps. Bref, je pense que cette hypothèse reste « orthodoxe » même si je m’adosse là à un auteur qui n’a pas toujours été en odeur de sainteté et que d’aucuns jugent apostat.

D’autre part, je dois admettre que le modèle proposé peut sembler terriblement déterministe car laissant apparemment peu de place au libre-arbitre et, donc, à la liberté de l’Homme. Je crois pourtant qu’il n’y a aucune inquiétude à avoir sous ce rapport car, quand on voit l’état de la société et du monde, on ne peut douter une seule seconde que l’Homme ait la liberté d’agir contre-nature. Construire des androïdes mimétiques « à son image et sa ressemblance » pourrait bien être le sommet de son égarement mais, rappelons-nous avec Hölderlin qu’avec le danger, croît aussi ce qui sauve. Je veux donc croire que construire un androïde, y compris et surtout dans ses aspects psychiques, est sans doute un des meilleurs moyens qu’aura l’Homme pour apprendre à se connaître. C’est le fameux « Make & Know » (Meccano) appliqué à une théorie pleinement constructiviste de l’Homme.

Je crois la tentative de fabriquer des « réplicants » vouée à l’échec. Quand, à la fin du film Blade Runner, meurt le dernier Nexus 6, seule s’élève la colombe qu’il relâche, il n’y a pas d’âme qui monte au cieux. Nous les humains sommes différents de ces machines. Mais s’il faut en passer par là pour que l’Homme se remette à chercher sa verticale et que l’âme ait un avenir, alors ce ne sera pas peine perdue.

 

[1] Du latin anima = âme.

[2] C’est précisément le thème de la conférence girardienne COV&R organisée les 7-10 juillet 2021 par l’Université Purdue de l’Indiana et dans laquelle j’ai eu le privilège de faire cette communication en français.

[3] Son originalité tient au fait d’avoir attiré l’attention sur l’imitation des désirs et sur ses conséquences logiques.

[4] C’est, en effet, le thème de L’Eve future, roman d’anticipation de Villiers de l’Isle-Adam (1886) qui sera évoqué plus loin.

[5] La psychologie dite « comportementaliste » (behavioriste) en avait fait un postulat de sorte que tous ses résultats étaient « automatiquement » des confirmations de la mécanicité du lien entre stimulus environnemental et réponse comportementale, et donc, de la mécanicité fondamentale du comportement humain.

[6] Il faisait ainsi référence à une publicité vantant la pureté à 99,44% du savon Ivory ; cf. p.244 in Bargh, J. A. (1997b). Reply to the commentaries. In R. S. Wyer (Ed.), Advances in social cognition (Vol. 10, pp. 231–246). Mahwah, NJ : Erlbaum.

[7] Gageons qu’elle ne sera jamais atteinte que pour la communication distale (regard, voix) et qu’elle est irréalisable pour ce que communiquent la peau et l’odorat.

[8] Œuvre qui a grandement inspiré les auteurs de l’animé (sic) intitulé Ghost in the Shell  !

[9] Dans un cas comme dans l’autre, on peut penser qu’il y a là quelque chose qui n’est pas très catholique, c’est rien de le dire !

[10] La thèse de Girard est que le sacrifice archaïque qui rassemble et met en paix la communauté par la mise à mort collective (lynchage) d’une victime est compris par les persécuteurs comme ayant été opéré de bout en bout par la victime elle-même. Celle-ci est perçue comme un être « sacré » ayant « agi » le groupe ; ce dernier aurait ainsi reçu la visite d’un être « tout-puissant » venu du sacré qui amène la mort (la violence au sein du groupe) de son vivant puis le salut par son « départ » volontaire qui rassemble tout le monde en paix. Cet être n’a d’humain que l’apparence, c’est un être divin, un dieu.

[11] Salvador Luc-Laurent (1996). Imitation et Attribution de causalité : la construction mimétique du soi, la construction mimétique de la réalité. Applications à la psychose naissante et à l'autisme. Université Paris V.

[12] Pour un aperçu approfondi de cette hypothèse, voir mon article de 2008 ici

[13] Et si on se pique d’objecter de l’implausibilité de la chose, ils vous répondent avec un large sourire : « pourquoi pas ? » !

[14] Car René Girard était une personne exquise d’une grande bienveillance qui veillait toujours à ne blesser personne.

[15] Au sens où il n’existe fondamentalement que des cycles.

[16] D’aucuns s’offusquent que je puisse aller répétant cette formule comique mais je l’adore car elle enfonce le clou là où ça fait mal : dans l’idée que nous nous ne faisons de notre « plein gré » alors qu’il s’agit généralement d’une construction a posteriori validée socialement.


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