L’école de demain dans le meilleur des mondes

par Bruno Hubacher
vendredi 23 mars 2018

 « Economiesuisse » l’organisation faitière des entreprises suisses est inquiète. Les élèves de l’école primaire seraient insuffisamment préparés pour le marché du travail de demain. Juste à temps, avant l’introduction d’un nouveau plan d’étude dans plusieurs cantons, elle propose donc quelques pistes pour « optimiser l’adaptation du système scolaire à la révolution numérique ».

Sous l’intitulé « Nos revendications en matière de politique d’éducation » elle publie son catalogue de vœux sur son site internet. Le mot d’ordre : compétitivité, compétitivité, compétitivité. Pour le bien des élèves, cela va sans dire.

« Pour que la Suisse demeure parmi les vainqueurs en matière de digitalisation, le système d’éducation doit absolument être revu dans son ensemble », la faitière préconise notamment l’enseignement des matières « allemand » et « mathématiques » par ordinateur, « ce qui faciliterait un contrôle plus efficace de la performance ». Elle propose, une combinaison entre « l’apprentissage individuel par ordinateur », et la formation en classes, classes « constituées en fonction de la performance des élèves » et non plus en fonction de l’âge des élèves, notamment dans ses matières fétiches, les matières STEM (science, technology, engineering, mathematics) car, comme l’affirme, Dr. Rudolf Minsch, directeur du ressort « Politique économique et formation » chez « Economiesuisse » : « Il faut « abandonner cette idée farfelue selon laquelle chaque élève pourrait atteindre le même niveau, dans les matières STEM notamment. L’enseignement individuel tend à gonfler inutilement l’effectif du corps enseignant ».

En effet, son pendant allemand « Institut der deutschen Wirtschaft » avait déjà tiré la sonnette d’alarme dans un rapport publié en 2013. L’économie allemande aurait un « urgent besoin » d’académiciens STEM, formatés, pardon formés, dans les matières ingénierie et technologie, notamment pour l’industrie métallurgique et électronique. L’institut déplore un « brain drain » d’étudiants étrangers qui quitteraient le pays avec le précieux savoir.

Par souci d’efficacité Dr. Minsch envisage « d’engager des étudiants en informatique pour seconder les enseignants plus âgés « largués par l’avancement frénétique du progrès technologique ». 

Déjà le camarade Staline avait besoin d’ingénieurs et non de poètes et penseurs pour réaliser son rêve d’une société égalitaire. On n’est pas loin du modèle. Dans la dystopie orwellienne « 1984 » la société, dont la langue officielle est le « newspeak » ou « novlangue », est divisée en trois castes, dont chacune dispose d’un vocabulaire restreint pour communiquer, ce qui empêche les castes de se parler entre elles.

La « novlangue » de la caste A se limite à « des termes nécessaires au travail, à la vie quotidienne (manger, boire, travailler). L’univocité des termes empêche tout usage littéraire politique ou philosophique ». (Wikipedia)

La « novlangue » de la caste B est la langue politique, truffée de néologismes (destinée à des fins politiques, (teambuilding, startup, ressources humaines). (Wikipedia)

La « novlangue » de la caste C est réservée à l’élite scientifique. Elle est entièrement composée de termes techniques et scientifiques. (Wikipedia)

Fidèle au concept du « en même temps » de la novlangue économique, conçu pour étouffer la contestation dans l’œuf, les milieux économiques demandent aux futurs candidats, en plus du savoir faire, de la compétence sociale, les « soft skills », créativité, motivation et l’esprit critique, car la technologie ne peut pas tout. « A l’avenir il y aura une diminution des tâches répétitives et physiques et les compétences cognitives et sociales gagneront en importance ». En voilà une observation inédite.

L’introspection ne fait décidément pas partie des vertus des milieux économiques. En quarante ans de néolibéralisme et de « carte blanche » aucun des défis majeurs que la société affronte au XX1ème siècle n’est proche d’une solution. La transition énergétique est toujours à ses balbutiements. Les énergies fossiles et nucléaires représentent toujours la majeure partie du mix. Aucun moyen de transport écologique n’est à l’horizon, en revanche, une voiture sans chauffeur. L’approvisionnement de la population en services de santé est de plus inégalitaire dû à l’explosion des coûts. Le secteur de la finance s’est avéré incapable de fournir les crédits nécessaires. La privatisation des services publics s’est soldée par un désastre, dernier en date, la faillite du constructeur anglais « Carillion ». 

L’économie prend volontiers le relais de la recherche fondamentale, menée dans les universités publics, financées par les pouvoirs publics, s’il y a un potentiel pour des applications profitables.

Cette volonté de cimenter le statu quoi est illustré au mieux par un récent article, paru dans l’hebdomadaire français « Marianne » sous le titre « Des candidats moutonniers, incapables de penser par eux mêmes » se référant aux candidats au concours d’entrée de 2017 à la prestigieuse Ecole nationale d’administration (ENA). Le jury pointe « une certaine unicité de vues entre les candidats » et « une frilosité qui empêcherait les aspirants énarques de proposer une réflexion, une vision personnelle des sujets traités ». En Eurasia d’Orwell il s’agirait là de la classe B.

Richard D. Wolff, co-fondateur de l’ONG « Democracy at work », professeur émérite en économie de l’Université de Massachusetts, l’économiste marxiste le plus éminent des Etats-Unis selon le « New York Times », le résume ainsi lors d’un de ses nombreux séminaires, régulièrement publiés sur « youtube ».

« Je suis un produit du système éducatif américain. (celui qui se retrouve avec une dette étudiante de 1'400 mia USD pour 44 mio d’étudiants, dont 7 mio sont en défaut de paiement, plus que la dette des cartes de crédit qui s’élève à 1'000 mia USD ndlr). Les connaissances pour mes analyses économiques que je présente dans mes séminaires j’ai dû me les approprier moi-même. Pourquoi ? J’ai un diplôme de l’Université de Harvard, « magnum cum laude ». J’ai un « Master en économie » de l’Université de Stanford et j’ai fini à l’Université de Yale où j’ai acquis un « PHD en économie » et un « Master en histoire ». Je suis bardé de diplômes des universités les plus prestigieuses. Pourtant, aucune des trois universités ne m’a jamais parlé d’un des plus importants économistes de l’histoire de l’humanité, Karl Marx. Il n’y a aucune justification pour cela si ce n’est la peur d’en débattre. »

Après une phase de teste de quarante ans, le capitalisme version néolibérale s’est avéré inefficace. Il est temps que la démocratie s’approprie de son avenir à nouveau, surtout en matière d'éducation. 


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